La Mystification Démocratique(Invariance No.6 - 1969) |
Il s'est produit avec le "groupe" Invariance un même processus qu'avec d'autres noyaux communistes du passé qui s'étaient réellement attelés au travail central de restauration programmatique: ils se sont trouvés soit adulés par des sectes qui ne comprennent pas en quoi ce travail est d'abord un guide pour l'action, soit méprisés par des imbéciles se moquant du travail toujours permanent et impersonnel de réappropriation programmatique. La trajectoire de son principal animateur -J. Camatte- qui d'une importante rupture d'avec le "bordiguisme" sauce léniniste radicale (le PCI des années '60), a tenté, dans une perspective globale, de se réapproprier les acquis du mouvement ouvrier (dans Invariance première série), mais qui, ensuite, s'est de plus en plus enfoncé dans la métaphysique, reniant ouvertement le marxisme révolutionnaire (dans Invariance deuxième et troisième séries) pour en fin de compte cesser de paraître (1), ne justifie pas à nos yeux l'ostracisme actuel envers ce "groupe".
Pour notre part, nous reconnaissons dans les travaux d'Invariance (et donc de Camatte) d'importantes contributions au développement de la compréhension/pratique du programme communiste, même si évidemment, nous ne reprenons nullement l'ensemble des thèses (parfois contradictoires) défendues au fil des numéros des revues. C'est pourquoi, à la fin de notre étude "Communisme contre Démocratie", nous republions une contribution d'Invariance qui s'inscrit dans la même lignée et complète notre propre perspective programmatique même si certaines divergences peuvent apparaître sur d'autres questions (nationale, syndicale,...). Nous voulons simplement relever ici les principaux désaccords qui, pour la plupart, ont été ou seront développés dans nos revues centrales afin surtout de souligner l'importante convergence/complémentarité entre notre organisation et Invariance sur la position principielle: "La révolution communiste sera antidémocratique ou ne sera pas".
Evidemment, le principal désaccord réside dans les restrictions géographiques apportées par Invariance à la validité de ses thèses (cf. la thèse 18). Nous considérons qu'il s'agit là d'une grave déviation nationaliste matérialisant l'incompréhension du capital comme rapport social mondial dominant l'ensemble de la planète depuis des siècles et ayant le marché mondial comme condition de cette domination.
Nous rejetons également la périodisation du capital présente dans ces thèses, entre "deux phases capitalistes" dont l'une serait "progressive" et l'autre "réactionnaire", exprimée par la différenciation entre une "domination formelle du capital" (basée sur l'extorsion de survaleur absolue) et une "domination réelle" (basée sur l'extorsion de survaleur relative). Pour nous, il s'agit de phénomènes permanents et concomitants dans le développement contradictoire du capitalisme qui, dans sa marche forcenée pour l'obtention d'une toujours plus grande survaleur, combine toujours l'augmentation absolue et relative du temps de travail (2) (cf. les thèses 10 et 13). Une des "raisons" de cette périodisation entre une phase "progressive", "ascendante" et une autre "réactionnaire", "décadente" se trouve dans le besoin de justification à posteriori de la pratique réformiste et contre-révolutionnaire d'une grande partie du mouvement "ouvrier" (social-démocratie, anarcho-syndicalisme, etc.). Comme tout réformisme, celui-ci trouve sa "justification" dans la "période" qui aurait permis aux révolutionnaires de mettre leur programme en poche au profit de la réforme légale, parlementaire et pacifique du système. Puis, telle une révélation divine, vient la césure mythique de 1914 interdisant du jour au lendemain le réformisme au profit de la défense du programme historique. Et voilà réglée, d'un coup de baguette magique, plus de trente ans de négation violente du programme historique du prolétariat, trente ans de sabotage des luttes ouvrières au nom de la sacro-sainte "conquête de la démocratie".
Pour notre part, nous considérons que le programme communiste est invariant car le projet social, les intérêts et les méthodes de lutte apparaissent directement avec l'apparition de la classe qui les porte, avec l'apparition du prolétariat. C'est dès ce moment que se pose l'antagonisme fondamental déterminant jusqu'à la victoire définitive du communisme, la pratique des révolutionnaires: celui entre bourgeoisie et prolétariat. Ces deux termes sont directement et irrémédiablement contradictoires. Le cri de guerre des communistes est depuis toujours: "Qui n'est pas avec nous est contre nous." Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de conciliation possible entre ces deux ennemis historiques. Qui dit conciliation, front, "ennemis communs",... dit capitulation du programme révolutionnaire au profit de celui de la contre-révolution, dit écrasement sanglant du prolétariat.
Ces principaux désaccords brièvement énoncés, nous tenons encore une fois à souligner que les thèses d'Invariance sont l'une des principales contributions du point de vue communiste pour "que le mouvement révolutionnaire prolétarien en finisse, une fois pour toutes, avec la démocratie." (Invariance)
2. Cf. notre texte: "Quelle réduction du temps de travail" paru dans Le Communiste No.14.
La Mystification Démocratique |
"La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique."(Marx - Huitième thèse sur Feuerbach)
Les processus économiques, en effet, à l'origine, divisent les hommes (procès d'expropriation) unis dans la communauté primitive. Les antiques rapports sociaux sont détruits. L'or devient puissance réelle remplaçant l'autorité de la communauté. Les hommes sont opposés à cause d'antagonismes matériels tels qu'ils pourraient faire éclater la société, la rendre invivable. La démocratie apparaît comme un moyen de concilier les contraires, comme la forme politique la plus apte à unir ce qui a été divisé. Elle représente la conciliation entre la vieille communauté et la société nouvelle. La forme mystificatrice réside dans l'apparente reconstruction d'une unité perdue. La mystification était progressive.
Au pôle opposé de l'histoire, de nos jours, le processus économique a abouti à la socialisation de la production et des hommes. La politique, au contraire, tend à les diviser, à les maintenir comme simples surfaces d'échange pour le capital. La forme communiste devient de plus en plus puissante au sein du vieux monde capitaliste. La démocratie apparaît comme une conciliation entre le passé encore agissant en notre présent actuel et le futur: la société communiste. La mystification est réactionnaire.
Le communisme peut parfois se manifester dans cette société, mais il est toujours réabsorbé. Il ne pourra vraiment se développer qu'à partir du moment où la communauté matérielle aura été détruite.
Au cours de la révolution communiste, les masses ont déjà été organisées par la société capitaliste. Elles ne vont pas chercher de nouvelles formes d'organisation mais elles vont structurer un nouvel être collectif, la communauté humaine. Ceci apparaît nettement lorsque la classe agit en temps qu'être historique, lorsqu'elle se constitue en parti.
Plusieurs fois dans le mouvement communiste, il a été affirmé que la révolution n'est pas un problème de formes d'organisation. Pour la société capitaliste, en revanche, tout est question organisationnelle. Au début de son développement, ceci apparaît dans la recherche des bonnes institutions; à la fin dans celle des structures les plus aptes à enserrer les hommes dans les prisons du capital: le fascisme. Aux deux extrêmes, la démocratie est au coeur de ces recherches: la démocratie politique d'abord, sociale ensuite.
"Il faut qu'un rapport social de production se présente sous la forme d'un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale, se présentent comme des propriétés spécifiques d'un objet. C'est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d'une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d'échange."Il est donc nécessaire d'expliquer en quoi la réalité est mystificative et comment cette mystification simple, au début, devient de plus en plus grande et atteint son maximum avec le capitalisme.(Marx - Contribution à la critique de l'économie politique)
Avec le développement de la société de classes,
l'Etat se pose en représentant de la communauté, prétend
incarner la lutte de l'homme contre la nature. Or, étant donné
la faiblesse du développement des forces productives, la dictature
de cette dernière est toujours opérante. Elle est indirecte,
médiatisée par l'Etat et pèse surtout sur les couches
les plus défavorisées. Lorsque l'Etat définit l'Homme,
il prend, en fait, comme substrat de sa définition, l'homme de la
classe dominante. La mystification est totale.
"On voit ainsi combien il est inepte de présenter la libre concurrence comme le développement ultime de la liberté humaine, et la négation de la libre concurrence comme la négation de la liberté individuelle et de la production sociale fondée sur la liberté individuelle, puisqu'il s'agit simplement du libre développement sur une base étroite -celle de la domination du capital-. De ce fait, cette sorte de liberté individuelle est à la fois l'abolition de toute liberté individuelle et l'assujettissement de l'individu aux conditions sociales qui revêtent la forme de puissances matérielles, et même d'objets supérieurs et indépendants des rapports des individus. Ce développement de la libre concurrence fournit la seule réponse rationnelle que l'on puisse faire aux prophètes de la classe bourgeoise qui la portent aux nues, ou aux socialistes qui la vouent aux gémonies."(Marx - Ibid)
Il y avait nécessité d'une conciliation pour pouvoir dominer car il était impossible qu'une domination perdure uniquement par la terreur. Après la conquête du pouvoir, par la violence et la terreur, le prolétariat n'a pas besoin de la démocratie non pas parce que les classes disparaissent du jour au lendemain mais parce qu'il ne doit plus y avoir masquage, mystification. La dictature est nécessaire pour empêcher tout retour de la classe adverse. De plus, l'accession du prolétariat à l'Etat, est sa propre négation en tant que classe, ainsi que celle des autres classes. C'est le début de l'unification de l'espèce, de la formation de la communauté. Réclamer la démocratie impliquerait l'exigence d'une conciliation entre les classes et cela reviendrait à douter que le communisme est la solution de tous les antagonismes, qu'il est la réconciliation de l'homme avec lui-même.
Jusqu'à ce stade historique, il y avait une séparation plus ou moins nette entre production et distribution. La démocratie politique pouvait être envisagée comme un moyen de répartir plus équitablement les produits. Mais lorsque la communauté matérielle est réalisée, production et distribution sont indissolublement liées. Les impératifs de la circulation conditionnent, alors, la distribution. Or la première n'est plus quelque chose de totalement extérieur à la production, mais est, pour le capital, un moment essentiel de son procès total. C'est donc le capital lui-même qui conditionne la distribution.
Tous les hommes accomplissent une fonction pour le capital qui, au fond,
présuppose leur existence. En rapport avec l'exécution de
cette fonction, les hommes reçoivent une certaine distribution de
produits par l'intermédiaire d'un salaire. Nous avons une démocratie
sociale. La politique des revenus est un moyen d'y parvenir.
Lorsque le capital est parvenu à sa domination réelle, s'est constitué en communauté matérielle, la question est résolue: il s'est emparé de l'Etat. La conquête de l'Etat de l'intérieur ne se pose plus car il n'est plus "qu'une formalité, le haut goût de la vie populaire, une cérémonie. L'élément constituant est le mensonge sanctionné, légal des Etats constitutionnels, disant que l'Etat est l'intérêt du peuple ou que le peuple est l'intérêt de l'Etat" (Marx).
La société a trouvé l'être de son oppression (ce qui abolit la dualité, la distorsion réalité-pensée), il faut lui opposer l'être libérateur qui représente la communauté humaine: le parti communiste.
Les théoriciens du XXème siècle sont corporativistes parce qu'ils pensent qu'il s'agit seulement d'organiser la production, de l'humaniser pour résoudre tous les problèmes. Ils sont immédiatistes. C'est un aveu indirect de la validité de la théorie prolétarienne. Dire qu'il faille concilier le prolétariat avec le mouvement économique, c'est reconnaître que c'est uniquement sur ce terrain que peut surgir la solution. Cet immédiatisme vient du fait que la société communiste est de plus en plus puissante au sein même du capitalisme. Il ne s'agit pas de faire une conciliation entre les deux mais de détruire le pouvoir du capital, sa force organisée, l'Etat capitaliste, qui maintient le monopole privé alors que tous les mécanismes économiques tendent à le faire disparaître. La solution communiste est médiate. La réalité semble escamoter l'Etat, il faut le mettre en évidence et, en même temps, indiquer la nécessité d'un autre Etat transitoire; la dictature du prolétariat.
"Tant que la puissance de l'argent n'est pas le lien des choses et des hommes, les rapports sociaux doivent être organisés politiquement et religieusement." (Marx)Marx a toujours dénoncé la supercherie politique et mis à nu les rapports réels:
"C'est donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l'homme, toutes étrangères qu'elles puissent sembler, c'est l'intérêt, qui tiennent unis les hommes de la société bourgeoise dont le lien réel est donc constitué par la vie bourgeoise et non par la vie politique."La question de la démocratie ne fait que reposer, sous une autre forme, l'opposition fallacieuse entre concurrence et monopole. La communauté matérielle intègre les deux. Avec le fascisme (= démocratie sociale), démocratie et dictature sont elles aussi intégrées. Par-là même, c'est un moyen de surmonter l'anarchie.(Marx - La Sainte Famille)
"Mais l'esclavage de la société bourgeoise est, en apparence, la plus grande liberté, parce que c'est, en apparence, l'indépendance achevée de l'individu pour qui le mouvement effréné, libéré des entraves générales et des limitations imposées à l'homme, des éléments vitaux dont on l'a dépouillé, la propriété par exemple, l'industrie, la religion, etc. est la manifestation de sa propre liberté, alors que ce n'est en réalité que l'expression de son asservissement absolu et de la perte de son caractère humain. Ici, le privilège a été remplacé par le droit."
(Marx - La Sainte Famille)
"L'anarchie est la loi de la société bourgeoise émancipée des privilèges classificateurs, et l'anarchie de la société bourgeoise est la base de l'organisation publique moderne, de même que cette organisation est à son tour la garantie de cette anarchie. Malgré toute leur opposition, elles sont conditions l'une de l'autre."(Marx - La Sainte Famille)
Avec le développement des nouvelles classes moyennes, la revendication
de la démocratie se teinte -seulement- de communisme.
C'est pourquoi nous avons, dans les pays les plus travaillés par l'implantation du capitalisme, un double phénomène: une conciliation entre le mouvement réel et l'antique communauté et une autre avec la communauté future: le communisme. D'où la difficulté d'approche de ces sociétés.
Autrement dit, toute une grande portion de l'humanité ne connaîtra pas la mystification démocratique telle que l'a connue l'occident. C'est un fait positif pour la révolution à venir.
En ce qui concerne la Russie, nous avons un cas intermédiaire. On peut constater avec quelle difficulté le capitalisme y est implanté. Il a fallu une révolution prolétarienne. Là aussi, la démocratie politique occidentale n'avait pas de terrain de développement et on peut constater qu'elle ne peut y fleurir. Nous aurons, comme dans l'occident actuel, la démocratie sociale. Malheureusement là-bas aussi, la contre-révolution a apporté le poison sous forme de la démocratie prolétarienne et, pour beaucoup, l'involution de la révolution devrait être recherchée dans la non-réalisation de celle-ci.
Le mouvement communiste reprendra, en reconnaissant ces faits et en leur accordant toute leur importance. Le prolétariat se reconstituera en classe et donc en parti, dépassant ainsi le cadre étriqué de toutes les sociétés de classe. L'espèce humaine pourra finalement être unifiée et former un seul être.
La séparation des pouvoirs nécessite leur unité et ceci se fait toujours par violation d'une constitution. Celle-ci est fondée sur un divorce entre situation de fait et situation de droit. Le passage de l'une à l'autre étant assuré par la violence.
Le principe démocratique n'est en réalité que l'acceptation d'une donnée de fait: la scission de la réalité, le dualisme lié à la société de classes.
Cette thèse apparaît souvent sous la forme: la démocratie prolétarienne n'est pas la démocratie bourgeoise, et on parle de démocratie directe pour montrer que si la seconde a besoin d'une coupure, d'une dualité (délégation de pouvoir), la première la nie. On définit alors la société future comme étant la réalisation de la démocratie directe.
Ceci n'est qu'une négation négative de la société
bourgeoise et non une négation positive. On veut encore définir
le communisme par un mode d'organisation qui soit plus adéquat aux
diverses manifestations humaines. Mais le communisme est l'affirmation
d'un être, de la véritable Gemeinwesen de l'homme. La démocratie
directe apparaît comme étant un moyen pour réaliser
le communisme. Or celui-ci n'a pas besoin d'une telle médiation.
Il n'est pas une question d'avoir ni de faire, mais une question d'être.
"En tout cas, notre seul ennemi, le jour
de la crise, et le lendemain, ce sera l'ensemble de la réaction
groupée autour de la démocratie pure, et cela, me semble-t-il,
ne doit pas être perdu de vue."
(Engels - 1884) |