En utilisant cette devise, Orwell voulait souligner le degré d'aliénation atteint par des hommes qui se mettent à scander les mots d'ordre de leurs propres maîtres et à défendre leur esclavage comme la manifestation même de leur caractère humain. L'auteur dépeint ainsi de façon percutante les millions d'exploités englués aujourd'hui encore dans les torrents d'idéologie que la bourgeoisie leur adresse, et qui reprennent naïvement l'ensemble des couplets chantés par les moyens de désinformation de la classe dominante, pour justifier leur propre exploitation.
Nous voudrions aller plus loin en montrant en quoi l'appel abstrait "à la liberté" constitue un autre moment de la reproduction de l'idéologie dominante. Sans doute, les morts-vivants de "1984" confondent-ils leur esclavage avec leur véritable réalisation comme êtres humains, "avec leur liberté" comme l'exprime Orwell. Mais nous entendons précisément démontrer que cette liberté, à laquelle, au-delà d'Orwell, tant de partis bourgeois se réfèrent, est une liberté essentiellement basée sur la libre concurrence, sur le salariat, sur l'exploitation de l'homme par l'homme, sur l'Eden du monde de la marchandise, et qu'à ce titre elle ne constitue rien d'autre que l'hymne sanguinolent au système capitaliste mondial.
Nous allons voir dans ce texte en quoi la liberté ainsi définie est issue de la nécessité pour la bourgeoisie de constituer un monde libre pour l'exploitation du prolétariat, un monde libéré des entraves mises en place par les modes de production précédents, un monde libre pour la concurrence et l'échange. Nous verrons que la liberté qu'a octroyé la bourgeoisie aux anciennes classes exploitées est une liberté qui l'intéresse d'abord elle-même comme classe exploiteuse, et qu'elle utilise l'idéal abstrait que constitue la liberté, considérée d'un point de vue métaphysique, pour enchaîner plus encore les prolétaires au système qui les domine, pour les lier à un "monde encore plus libre", un monde qui ne recèle rien d'autre que la reproduction et le renforcement du capital. Nous terminerons en démontrant en quoi la réalisation du règne de la liberté, si l'on entend par là un monde sans classes, sans concurrence, sans guerre, sans oppression, ne peut passer que par la destruction du capitalisme et du "monde libre" que nous vante la bourgeoisie. En ce sens, et du point de vue du prolétariat, le règne de la liberté (en opposition au monde de la nécessité), l'affirmation d'un monde débarrassé des entraves du salariat, c'est la communauté humaine mondiale, c'est le communisme. Cette affirmation d'une communauté libérée du capital passe par la critique en acte de cette liberté à laquelle la bourgeoisie nous enchaîne.
Quant à l'ambiguïté terminologique derrière laquelle se réfugie le concept de liberté lorsqu'il fait référence au contraire de l'emprisonnement, de l'enfermement, lorsqu'il évoque la lutte contre toutes les entraves, contre toutes les oppressions manifestées, nous l'aurons vite réglée. Car s'il est vrai que nous sommes les irréductibles ennemis de la liberté d'entreprise, de la liberté individuelle et privée, de la liberté de vendre et d'acheter, de la liberté démocratique, de cette liberté qui réalise notre exploitation, notre revendication du communisme passe par contre, par la revendication de la libération de tous les emprisonnés de la terre.
Alors oui, mille fois oui, libérons l'être humain de l'extorsion de plus-value, libérons les enfants des écoles et de la famille, libérons les "paranoïaques" et les "schizophrènes" des analyses de leurs psychiatres ou psychanalystes, libérons les malades de la science assassine, libérons les nouveaux-nés des mains froides et professionnelles des médecins, libérons les hommes de toute autorité hiérarchique, libérons la société de toute mercantilisation, libérons l'amour de la misère sexuelle marchande, libérons les vieux des mouroirs dans lesquels on les place "en retrait(e)", libérons la créativité, libérons l'activité humaine de la torture qu'est le travail, libérons la femme du travail ménager, libérons la femme et l'homme du machisme, libérons l'être humain de la religion, de l'art, de l'économie, de la politique, libérons tout le potentiel de jouissance de l'espèce humaine, libérons l'humanité des classes sociales et de tout Etat, libérons tous les prisonniers de toutes les écoles, de toutes les usines, de toutes les casernes, de tous les hôpitaux, de toutes les prisons, libérons tous les prolétaires de toute exploitation, de toute oppression!
Blanqui a prévenu en son temps les prolétaires des conséquences qu'implique inévitablement leur adhésion à cette valeur bourgeoise:
"Mais pour les prolétaires qui se laissent amuser (...) par des plantations d'arbres de la Liberté, (...) il y aura de l'eau bénite d'abord, des injures ensuite, enfin, de la mitraille, de la misère toujours."
-Blanqui, 1851-L'authentique liberté pour laquelle les communistes se battent passionnément est une liberté qui trouvera sa puissance et son infini développement dans les jouissances et plaisirs humains, enfin rendus possibles par la destruction de tout Etat et l'avènement d'une communauté d'hommes, une communauté solidaire, libérée de toute division sociale. C'est l'espèce humaine réunifiée, et enfin consciente d'exister comme espèce, qui seule permettra à ses membres d'agir en toute liberté, c'est-à-dire en harmonie dans et pour la communauté.
C'est seulement lorsque l'humanité ne formera plus qu'un seul corps que les "parties" qui la constituent poseront chaque action comme un moment libre du développement de l'ensemble humain. En ce sens, la véritable liberté est indissociable d'un projet commun, d'une société communiste; et cette liberté des individus dans la communauté réunifiée s'oppose sous tous ses aspects à la liberté individuelle bourgeoise telle qu'elle se conçoit aujourd'hui. L'individu privé sous le capital est un individu sacrifié, un homme dont le front est estampillé du mot libre pour qu'il accepte plus volontiers son martyr sur l'autel des guerrillas marchandes. Qu'on le magnifie comme vainqueur ou qu'on le sublime comme perdant dans cette guerre de tous contre tous où on l'a précipité, l'individu privé actuel est dépossédé de l'autre, séparé de son frère humain, rendu étranger à sa propre espèce. La liberté de l'individu humain, associée au plein développement de la communauté humaine, n'a rien à voir avec l'existence d'êtres séparés, écartelés, divisés, déchirés en eux-mêmes, et châtrésdes autres, qui est aujourd'hui imposée.
C'est -entre autre- à cette dernière conception de la liberté que nous allons nous attaquer, en dégageant les bases matérielles qui l'ont fait naître.
Pour réussir à imposer et surtout à maintenir avec une telle force sa conception -aujourd'hui prépondérante- de la liberté en tant que guide indiscutable et référence indispensable de tout aménagement de sa société, la classe dominante doit peser de tout le poids de l'immobilité qui la caractérise. En naturalisant la liberté comme l'éternel et incontournable champ du progrès humain, auprès de ceux-là même qu'elle exploite, la bourgeoisie ne fait qu'essayer misérablement d'arrêter le monde à son image prétendant par là avoir atteint la fin de l'histoire.
C'est pourquoi nous allons commencer par traiter dans cette introduction, de cette détermination méthodologique fondamentale que constitue l'immobilité d'une classe qui ne veut pas, qui ne peut pas concevoir un dépassement de son être et qui, pour cette raison, affirme toutes les catégories qui la caractérisent comme des catégories éternelles et immuables.
"Chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fut-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées: cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables."
-K. Marx, L'idéologie allemande-
Cette immobilité dans l'organisation de la pensée n'est pas le résultat d'un choix délibéré; c'est la conséquence nécessaire d'une pratique et d'un point de vue dirigés par la nécessité vitale pour la classe dominante, de conserver les bases du monde de l'argent.
Pour étayer cette affirmation, nous ne prenons pas pour point de départ ce que tel ou tel idéologue veut ou non penser, ce que tel ou tel philosophe veut ou non justifier, mais bien la place objective, la position matérielle, que les sociétés de classe ont conférée à la bourgeoisie dans les rapports sociaux capitalistes actuels. La bourgeoisie est propriétaire et gestionnaire des moyens de production. Elle a pour mission intéressée le développement et le progrès du capital, au travers de la reproduction (et donc aussi de la réforme) de l'exploitation du prolétariat, de l'esclavage salarié.
Pour la bourgeoisie, le monde du salariat ne peut être révolutionné puisque cela reviendrait à signer son arrêt de mort. Cette immobilisation du développement humain dans le salariat se complète dès lors de l'immobilisation de toutes les catégories qui le supportent.
La défense du salariat, la protection par tous les moyens de cette artère vitale qui relie ouvriers et capitalistes, le retranchement arrêté derrière toutes les catégories idéologiques qui supportent cette pompe à survaleur, est donc un fait avant d'être une idée. Ce besoin matériel de protéger le levier de la valorisation capitaliste constitue le point de vue borné de la classe marchande. Incapable d'envisager sa dissolution et son dépassement dans un devenir (la société sans classe et sans argent) qui remettrait en question les bases de l'exploitation et de sa propre vie, la bourgeoisie nie violemment le mouvement réel d'abolition de l'ordre établi et lutte de toutes ses forces contre le mouvement communiste, contre cette négation violente qui surgit des propres entrailles du capital, du coeur même de l'être dont elle est l'agent.
La classe capitaliste est encore bien plus incapable d'envisager la matérialisation de cette contradiction, la classe d'hommes qui signera cet arrêt de mort, la force sociale qui l'abattra, qui mettra en mouvement l'accouchement d'une nouvelle société: le prolétariat révolutionnaire.
C'est pourquoi il lui faut nécessairement agir contre le devenir de l'humanité et nier cette contradiction, cet antagoniste, cet ennemi mortel. Ainsi, depuis la nuit des temps marchands, la démocratie dissout les classes, et s'impose en tant que société de citoyens libres et égaux, comme mode de vie propre au capital. La bourgeoisie se cache derrière la démocratie ("... plus elle est forte, plus elle affirme qu'elle n'existe pas, et sa force lui sert d'abord à affirmer son inexistence" -Guy Debord, La société du spectacle-) et fait disparaître l'ennemi de classe prolétarien terrorisé, dans la catégorie du "partenaire social".
Un moment de la conservation morbide du "cadavre encore marchant" (Bordiga) qu'est le capital est la réforme permanente de son être. L'aménagement capitaliste est partie intégrante des forces d'exploitation et de répression nécessaires à sa survie. Pour répondre à son évolution catastrophique et empêcher la révolution communiste, le capital produit une multitude de petites ou grandes réformes qui ont comme point commun de se présenter comme des améliorations apportées par son propre développement naturel, et de constituer la plupart du temps une justification idéologique supplémentaire pour relier les hommes au projet marchand. La réforme, le progrès, l'aménagement manifestent ainsi la réponse bourgeoise au besoin révolutionnaire: du "mouvement", oui, s'il s'agit de renforcer les fondements du capital. La réforme (qui contient la contre-révolution) est à la notion de mouvement pour le capitalisme, ce que la révolution est au mouvement communiste. Le statisme et l'immobilité, c'est donc aussi la continuité dans le changement, la "révolution" des forces productives, du mode de production pour en empêcher sa destruction, le changement pour que tout reste pareil...
La contradiction, le mouvement, la dynamique, la vie, appréhendés en tant que destruction du monde de mort qu'impose l'argent, deviennent sous le capital, contradiction, mouvement, dynamique, "vie"... à l'intérieur du monde marchand. La démocratie sous son aspect politique en est une expression: elle transforme la contradiction destructive (la lutte de classes) en une contradiction entre citoyens (pour les droits, l'égalité,...).
Le capital naturalise tout ce qui constitue sa propre barbarie. L'argent bien sûr, mais aussi le travail, dont la signification s'est presque totalement imposée comme le synonyme d'activité, de vie (3).
De même, dans la lecture qui est faite du règne animal, on retrouve toutes les catégories de cette société. Les bourgeois dénomment eux-mêmes anthropomorphisme cette manie des scientifiques de plaquer leur vision subjective sur la vie animale. Mais ici encore, elle ne fait qu'occulter le véritable point de départ subjectif des scientifiques: non pas l'homme (anthropos), non pas l'humanité, mais bien le capital, la société bourgeoise. Il s'agit en fait de "capitalomorphisme": la vie des fourmis ne nous est pas décrite du point de vue des hommes, mais au travers d'"ouvrières", de "soldats", de "reines",... comme si ces sociétés animales étaient elles aussi animées de contradictions sociales, comme si l'"ouvrière", voyait sa "force de travail" exploitée par une quelconque "reine" capitaliste des fourmis pour fournir survaleur au capital.
Une autre naturalisation fondamentale opérée par la bourgeoisie consiste à présenter l'échange marchand comme l'être de toujours de ce monde. Le communisme des communautés primitives, l'inexistence de l'échange et de la valeur en leur sein, sont tout simplement noyés sous le mythe de la lutte contre la barbarie. Au commencement était l'échange, dit le marchand, avant cela tout n'était que chaos. Le capital nous est présenté comme le fruit d'un progrès linéaire menant des premiers échanges marchands à l'échange capitaliste, de la barbarie au monde civilisé. La barbarie des "premiers âges" apparaît désormais sous l'image machiste d'une brute armée d'un gourdin, tirant sa femme par les cheveux, et pour faire la publicité de ce monde, on nous propose les images ô combien civilisées d'une femme enfin à l'égal du mâle, portant casquette et fusil-mitrailleur, autorisée elle aussi à aller "casser du sauvage" pour défendre l'économie nationale.
Immobiliser le monde. Donner pour naturel l'ordre existant. Présenter comme éternels les rapports d'exploitation capitalistes. Nier le devenir. Telles sont les pratiques objectives et nécessaires d'une classe qui tire sa force de l'organisation d'un monde basé sur l'argent.
On veut bien concevoir que l'humanité ait une fin, on veut bien accepter que la terre cesse un jour de tourner, on veut même bien admettre que les classes dominantes du passé aient été niées, mais on ne peut imaginer que l'organisation sociale actuelle puisse dépérir comme n'importe quel autre organisme. Le dépassement de l'argent est une chose réellement inimaginable pour les bourgeois, à l'image de ces capitalistes aux Etats Unis, qui ont d'ores et déjà résolu cette peur, en enterrant sous abri atomique quelques valises bourrées de dollars, pour l'ère post-nucléaire.
A partir de l'existence du monde sous sa forme bourgeoise, on nous présente donc toutes ses catégories comme a-historiques. Le monde est immobile. Le monde n'a pas d'histoire. Ou plutôt si, celle de la bourgeoisie, de la dictature de la valeur, du travail, du progrès, de la science,... de la liberté marchande.
Et c'est de cette dernière catégorie dont nous voudrions parler dans ce texte.
"Une chaîne retenait l'esclave romain; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire."
Avant d'aller au coeur du sujet, plongeons donc courageusement quelques instants dans le monde de la représentation, de l'idéologie et du spectacle. De quoi parle-t-on généralement lorsqu'on traite de la liberté?-K. Marx, Le capital, livre I, chap.23-
La liberté! La bourgeoisie a réussi à ce point à imposer ce mot comme synonyme de réalisation du bonheur universel et d'absence abstraite d'entraves, qu'il n'est pas jusqu'aux révoltés les plus en apparente rupture avec cette société qui ne s'en revendiquent. Dans toutes les langues et sous toutes les formes, la liberté a été chantée comme l'idéal suprême, la revendication la plus radicale, l'aspiration la plus noble.
"Vive la liberté!" hurle (en anglais de préférence) le chanteur de rock local sans être le moins du monde conscient du fait qu'il exige ainsi avec acharnement le maintien des conditions d'existence auxquelles il est soumis, et dont il prétend pourtant se défaire.
Aux côtés de ce triste guignol en cuir et en guitare sourit gentiment Milton Friedman, l'économiste inspirateur des "ultra-libéraux" Reagan et Thatcher: lui aussi exige un peu moins de présence du gouvernement, un peu plus d'individu libre, un peu plus de démerde individuelle. A ce chômeur en puissance qu'est notre rock star entonnant l'air de "Chacun fait, fait, fait... c'qui lui plaît, plaît, plaît...", le rusé économiste chuchote:
"Toute mesure prise par l'Etat pour résoudre un problème y produit plus d'effets nocifs que d'effets utiles. L'assurance chômage cherche à soulager les victimes du sous-emploi, mais sa 'générosité' contribue en réalité à l'alimenter".C'est à la liberté pour les chômeurs qu'en appelle le cravaté distingué, lorsqu'il s'insurge ainsi face à l'intrusion de l'Etat dans la survie du sans-travail. En traduction claire, cette liberté qu'invoque le "rocker", Friedman la soutient au point de lui proposer -lorsque l'insuccès qui l'attend probablement l'aura mis en quête d'un autre moyen de survivre- la totale liberté d'initiative... sans cette corde que représente l'allocation de chômage et qui le retient encore aux appareils centraux de l'Etat.
Aujourd'hui, il en est d'autres qui vont plus loin que Friedman et prônent ouvertement cette liberté d'initiative en revendiquant l'anarcho-capitalisme. Le rejet de toute dépendance de l'Etat au point de refuser tout service, toute allocation, tout subside. La démerde individuelle jusque dans ses dernières conséquences. La liberté ultime: décider soi-même de bosser ou crever sans l'intermédiaire du soutien d'un quelconque gouvernement.
A cette assimilation indélicate avec Reagan ou Thatcher, notre rocker s'écriera sans doute qu'il en est le pire ennemi, que lorsqu'il chante la liberté, il se démarque expressément du discours libéral, voire de la gauche bourgeoise; il ira jusqu'à prétendre que la société n'est pas libre ou pas assez, qu'il y a trop d'oppressions, que la femme, l'étudiant, le jeune, l'homosexuel,... ne sont pas libres.
Nous lui répondrons que tant que sa revendication d'un monde sans oppression n'attaquera pas la racine du mal -l'esclavage salarié-, tant qu'il ne s'attaquera pas à la liberté capitaliste qui repose essentiellement sur la liberté d'exploiter et d'être exploité, il ne fera -au mieux- qu'hurler dans le vide sans rien comprendre au monde qu'il dénonce. Au pire, il participera activement aux larmoyants appels pour l'élargissement de l'une ou l'autre de ces petites libertés politiques qui enchaînent un peu plus l'homme à la barbarie capitaliste. "Plus de liberté pour les homosexuels!", chante notre révolté... et voilà qu'après le noir et la femme, l'homosexuel a maintenant également le droit d'apporter sa contribution à l'oeuvre sublime de ce flamboyant outil du développement humain qu'est l'armée. La liberté est décidément fort piégeante pour notre révolté.
Avec cette dernière affirmation, il se rapproche sans doute confusément des révolutionnaires: l'abolition totale de toute forme d'emprisonnement figure bien au programme de la transformation radicale du monde. Le problème est que tant que cette revendication reposera sur le lit confus de l'appel en soi à la liberté, sa revendication d'un monde sans prison (ou sans racisme, ou sans destruction de la nature, ou sans violence contre la femme, etc) restera basée sur le maintien de l'ensemble des réalités et catégories -dont la liberté politique bourgeoise!- qui permettent, conditionnent, déterminent et soutiennent l'existence des prisons. Sa revendication en est d'autant plus réactionnaire. Appeler à supprimer toute prison, sans s'attaquer pratiquement au système qui les engendre, c'est faire croire que les prisons pourraient ne plus exister dans un monde où la violence de la propriété privée porte en elle-même l'exigence d'une répression impitoyable à l'encontre de tous ceux qui la remettent en question. Prétendre au dépassement d'une situation particulière tout en maintenant le contexte général qui l'engendre, c'est comme faire croire à un prisonnier qu'en démolissant sa seule cellule, il supprime la prison qui l'entoure.
"Les gigantesques problèmes qu'affronte aujourd'hui l'humanité (...) ne peuvent être réellement affrontés (et compris) que si et seulement si, au lieu d'être isolés, ils sont assumés dans le cadre de leur dynamique d'ensemble; dans le cadre donc du système capitaliste,..."
-Thèses d'orientation programmatique du GCI, thèse 1, 1989-Chanter un monde sans prison sans dénoncer la prison qu'est le monde lui-même, c'est oublier qu'en sortant des quatre murs qui l'étouffent le désormais libre travailleur demeure le prisonnier de la démocratie, le prisonnier d'un monde basé sur la marchandise (4). Dans ce "monde libre" tant vanté par les différentes variantes de l'Etat et qu'il va maintenant redécouvrir, chaque homme est réduit à l'individu privé et égoïste, et la liberté dont il jouit -cette liberté de travailler ou crever- constitue précisément son esclavage. L'abolition des prisons ne peut résulter que de la lutte communiste visant à l'abolition non seulement du prisonnier de la justice bourgeoise, mais également... du prisonnier de la liberté. L'abolition des prisons passe donc également par la critique de la liberté capitaliste: l'esclavage salarié.
A ce stade, nous sommes déjà bien loin du niveau de la discussion abordé dans les commentaires de Friedman et les paroles du chanteur inconnu. Mais ce que nous voulions mettre en avant en empruntant l'exemple d'une revendication d'un monde sans prison, c'est qu'aussi radicale soit la revendication de la liberté, tant qu'elle reste posée dans le champ de la liberté individuelle, dans le champ de la liberté capitaliste, elle contient la reproduction de l'ensemble de la société.
Et pour conclure en restant sur le terrain musical de notre ami "rocker", voici, en contradiction avec tous les chantres de la liberté-camelotte, quelques extraits d'une chanson composée, elle, par un prolétaire habitué à vivre quotidiennement dans sa chair les avantages de la vie libre dans un pays libre. Ecrite en Angleterre au cours des luttes contre la "Poll tax", elle fait preuve d'une solide conscience de ce que signifie la liberté sous le règne du capital:
"Nous vivons dans un pays libre!
Le riche est libre de gagner de l'argent!
Le pauvre est libre de trouver un boulot!
Les employeurs sont libres de faire des profits!
Les employés sont libres de trouver des jobs!
Les propriétaires sont libres de vendre leurs biens!
Les poètes et les anarchistes sont libres de téléphoner et d'envoyer des lettres!
Les services de sécurité sont libres d'ouvrir les lettres et de faire des écoutes téléphoniques!
Nous vivons dans un pays libre!"
-D.G. Poll tax blues n°2, 1989-Mais laissons les chansons, interrompons ce dialogue imaginaire entre un économiste libéral et un rocker libertaire, et plongeons au coeur du sujet. La question était: quelle est donc l'origine de cette puissance sociale qui parvient à faire reproduire -sous des atours différents- un même discours dominant, une même apologie de la liberté?
Cette puissance sociale a un nom -le capital- et un agent -la bourgeoisie mondiale. Le concept de liberté est directement issu de leur affirmation commune.
"Après l'ère des grandes découvertes géographiques, la production capitaliste se prépara par le commerce mondial et la production manufacturière à dominer le monde... Elle désagrégea tous les rapports ancestraux traditionnels, elle mit à la place des coutumes héréditaires, du droit historique, l'achat et la vente, le 'libre contrat'... Nous sommes passés 'from status to contract', autrement dit, des conditions héréditairement transmises aux conditions librement consenties.
...Mais pour passer un contrat, il faut des gens qui puissent librement disposer de leur personne, de leurs actes et de leurs biens, et qui puissent s'affronter d'égal à égal. Ce fut justement l'un des ouvrages essentiels de la production capitaliste que de créer ces individus 'libres' et 'égaux'...
Le principe fut établi: l'homme n'est entièrement responsable de ses actes que s'il les a accomplis en pleine possession de son libre arbitre."
-Engels, L'origine de la Famille, la Propriété privée et l'Etat-Comme on le voit, la liberté -telle qu'elle s'affirme idéologiquement sous le capital- n'est pas une notion nouvelle imaginée par quelque penseur en mal de trouvaille. La liberté est un produit matériel de la société qui en avait besoin: la société capitaliste.
A un certain stade de développement de l'échange marchand se pose le saut de qualité exprimé par la transformation en marchandise de la force de travail elle-même. Ce saut de qualité, manifestant le passage de l'économie marchande simple à l'économie capitaliste, est le développement matériel sur lequel se base la notion de liberté telle qu'elle est systématiquement glorifiée du plus niais au plus cruel des exploiteurs. La liberté du prolétaire est l'exigence sur laquelle repose la transformation en marchandise de la force de travail.
"Pour que le possesseur d'argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que certaines conditions soient remplies préalablement. (...) La force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c.à.d. être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne. Le possesseur d'argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l'un avec l'autre comme échangistes au même titre."
-K. Marx, Le capital, livre I, chap. 6-Nous sommes ici tout à la fois au coeur de la liberté et à sa naissance. L'économie marchande impose la dictature de l'échange marchand en universalisant les hommes en une seule grande catégorie: les libres vendeurs et acheteurs de marchandises. Les classes sociales s'évanouissent dans la liberté d'échange. Le bourgeois est libre d'acheter ou non la force de travail du prolétaire. Et le prolétaire n'existe dans le monde des marchandises qu'en tant que libre vendeur de sa force de travail et libre acheteur des marchandises produites par le travail de la classe à laquelle il appartient.
Le monde démocratique de la marchandise voile évidemment le fait que lorsqu'un prolétaire vend sa force de travail pour 8 heures, il ne reçoit pas les produits des 8 heures de son travail, mais bien, sous forme d'un salaire, les produits qui lui permettent de reconstituer sa force de travail... pour revenir se faire exploiter le lendemain par le bourgeois.
"Prolétaire", "exploiteur", "bourgeois"... Notre insistante tendance à voir le dépassement de ce sinistre monde marchand nous mène à sortir du paradis de la marchandise et à oublier que dans cet univers, ces notions n'existent pas. Du point de vue de la liberté d'échange, tout le monde apparait comme l'égal de l'autre. Revenons donc au libre monde de l'échange. Nous avons parlé de l'ouvrier comme libre vendeur et acheteur. Nous pourrions encore parler du marchand libre de passer contrat de vente ou d'achat, de l'usurier ou du banquier libre de prêter ou d'emprunter de l'argent, du patron libre d'engager ou non un employé, etc. Mais pour comprendre l'apparition de la liberté, le libre possesseur d'argent et le libre propriétaire de force de travail nous suffisent comme personnages.
"La seconde condition essentielle pour que l'homme aux écus trouve à acheter la force de travail, c'est que le possesseur de cette dernière, au lieu de pouvoir vendre des marchandises dans lesquelles son travail s'est réalisé, soit forcé d'offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même laquelle ne réside que dans son organisme.
Quiconque veut vendre des marchandises distinctes de sa propre force de travail doit naturellement posséder des moyens de production tels que des matières premières, outils, etc."
-K. Marx, Le capital, livre I, chap. 6-Le possesseur de la force de travail n'a donc pas uniquement reçu la liberté de vendre sa force de travail, il a également été libéré des moyens de vie et de production. Il a été libéré de toute possibilité de produire des moyens de production et/ou des marchandises.
Ce processus de dépossession des moyens de vie du prolétariat opéré par le capital s'est déroulé universellement par la mise en place brutale d'une multitude d'interdits rabattant toujours plus violemment les hommes vers le salariat. En Europe, la répression opérée autour de la création des Hôpitaux, de la Police, des Maison de Correction, des Maisons de Travail (cf. chapitres suivants) fut particulièrement douloureuse à l'encontre de ceux qu'il fallait forcer à travailler... En Angleterre, se promener seul et sans travail sur les chemins, c'était être vagabond... et les vagabonds étaient pendus: ces règles ont quelque peu "aidé" ceux qui préféraient la cueillette au travail, à se convaincre que la liberté du travail était littéralement une question de vie ou de mort. Dans toute l'Amérique, ceux qu'on appellait les "Indiens" ne pourront progressivement plus vivre en se déplaçant; ils seront rangés dans des réserves, puis finalement interdits de chasse et soumis aux mêmes conditions d'existence que partout ailleurs: travailler pour un salaire ou crever.
Dans notre article dénonçant le mythe actuel du "socialisme cubain" (5), nous faisions référence aux préjugés dominants dans l'île quant aux poissons et crustacés que même ceux qui crèvent de faim hésitent à manger. Nous précisions qu'en général tous ces préjugés furent imposés au départ d'une combinaison de terrorisme d'Etat et d'idéologie (religion, mythes, légendes,...) à l'origine même de l'implantation capitaliste. L'exclusion de toute autre possibilité de survie que celle du salaire est une condition indispensable de l'existence de l'esclavage salarié et donc, dans les régions où poissons et gibier existent en abondance, on a purement et simplement interdit d'aller sur la mer et dans les forêts. Celui qui était attrapé à pêcher ou à chasser était fait prisonnier et puni: on l'emprisonnait pour de longues années, on lui coupait un membre... Simultanément, de terrifiantes légendes faites de loups dans la forêt et de serpents dans les mers étaient inculquées aux enfants. Aujourd'hui encore, il existe des régions du Brésil où la population crève de faim juste à côté d'endroits extrêmement abondants en poissons, et où plutôt que de pêcher, chacun s'épuise pour un salaire de misère qui ne procure qu'une poignée de haricots et un peu de riz.
L'hier-aujourd'hui-demain du capital est universellement basé sur ces innombrables phénomènes de privation de tout autre moyen de production et de vie que celui de la vente de la force de travail. Une privation des moyens de vie, un désaisissement des moyens de production, une obligation de la vente de la force de travail donc, que la bourgeoisie nomme "liberté".
Prenons encore l'exemple du serf. En quoi donc a consisté concrètement la liberté qu'Alexandre II, tsar de toutes les Russies, a octroyé aux serfs en 1861?
Avant 1861, le serf, attaché à son Prince -c'est ainsi qu'on désignait le seigneur local-, était exploité et corvéable à merci. Il travaillait la plus grande partie de son temps au service du domaine seigneurial, et utilisait les quelques heures qui lui restaient, à entretenir une parcelle de terre appartenant au seigneur, mais qu'il pouvait cultiver, ce qui lui permettait de nourrir sa famille. Le serf n'était pas libre. Il devait rester sous les ordres de son seigneur et ne pouvait refuser les travaux qu'on exigeait de lui, ce qui incluait le devoir de guerroyer, le droit de cuissage pour le seigneur,...
La libération des serfs, déterminée en Russie comme ailleurs par la nécessité pour les nouveaux seigneurs -les bourgeois (6)- de trouver une main d'oeuvre exploitable dans les conditions décrites plus haut ne fut rien d'autre qu'une application du processus décrit ci-dessus. En faisant du serf un libre possesseur de sa force de travail, on lui laissait effectivement le libre choix d'abandonner la terre pour aller travailler en ville à l'usine... et éprouver de plus grandes difficultés encore à nourrir sa famille à l'aide de son seul salaire. Mais sa liberté ne s'arrêtait pas là. Les quelques outils et la terre qu'il cultivait -ses moyens de production- il en était désormais également libre possesseur... à condition de les racheter à un prix exorbitant à son seigneur. Autant dire qu'il en fut le plus souvent libéré sur le champ, et se retrouva donc avec sa seule force de travail pour négocier un contrat salarié. Mais ce ne fut pas toujours le cas. Bien des serfs, terrorisés à l'idée de soumettre la survie des leurs aux aléas du salariat et à l'incertitude de trouver acheteur pour leur force de travail, décidèrent de racheter leurs terres malgré les épouvantables conditions auxquelles les soumettaient le seigneur.
Pour beaucoup de seigneurs, la libération des serfs permit de cette manière de gérer en douceur les "dangers" de l'aventure capitaliste à laquelle les soumettait de façon insistante et depuis plusieurs années, le marché mondial capitaliste et l'universalisation des conditions d'exploitation qu'elle entraînait:
"L'ancienne génération (de propriétaires fonciers -NDR) avait le plus souvent escompté déjà la somme d'argent considérable qu'elle allait recevoir des paysans pour la terre accordée aux serfs libérés, terre qu'on avait évaluée bien au-dessus du prix marchand. (...) Pour beaucoup de seigneurs la libération des serfs était une excellente affaire financière. C'est ainsi que la terre que mon père, en prévision de l'émancipation, avait vendue par parcelles au taux de onze roubles l'hectare, était maintenant estimée quarante roubles dans les lots de paysans -c'est-à-dire trois fois et demi sa valeur marchande- et il en était généralement ainsi dans tout notre voisinage; tandis que dans le domaine que mon père avait à Tambov, dans les steppes, le 'mir' -c'est-à-dire la communauté des paysans- affermait toute sa terre pour douze ans (càd. que le 'mir' payait un loyer pour cette terre -NDR) à un prix deux fois plus élevé que le profit que mon père en retirait en la faisant cultiver par ses serfs."
-Pierre Kropotkine, Mémoires d'un révolutionnaire, 1898-Libre possesseur de sa force de travail et libéré des moyens de production, les deux conditions évoquées plus haut étaient remplies pour faire du serf, un libre vendeur/acheteur, citoyen du monde poli de la marchandise. Le serf est libre. Il crève de faim. Il ne lui reste plus que la liberté de travailler. Le seigneur bourgeois quant à lui, ne trouve que des avantages à cette liberté offerte au propriétaire de force de travail, qui lui permet de transformer son argent en capital.
"La transformation de l'argent en capital exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement, le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui; secondement, il doit n'avoir pas d'autre marchandise à vendre; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance de travail."
-K. Marx, Le capital, livre I, chap.6-Voilà résumée encore une fois les conditions dans lesquelles la liberté s'est imposée.
"Messieurs, je vous donnerai un exemple. C'est un exemple peut-être un peu scabreux mais, je crois, très significatif et qui éclaire tout. Messieurs, que préférez-vous, ou disons plutôt, qu'est ce qui vous convient le mieux: votre femme ou l'une de ces mulâtresses qui sont là? (dans le film, une prostituée passe à ce moment en arrière d'une fenêtre de la pièce où sont réunis les notables -NDR) Non, non, ne vous méprenez pas, c'est du point de vue économique dont il s'agit, du prix de revient, de la rentabilité du produit à l'état brut, j'entends par là de l'amour. L'amour physique cela va de soi, il ne faut pas confondre sentiment et économie! Et bien à une femme on doit offrir un toit, on doit l'habiller, on doit la nourrir et il faut bien la soigner quand elle est souffrante, etc, etc. Il faut qu'une femme soit entretenue pendant tout sa vie et aussi quand elle devient vieille et improductive, et il faudra payer encore pour ses funérailles si par hasard on lui survit. Non, non, ce n'est certes pas une boutade messieurs, croyez moi, c'est vrai ce que je dis. A l'inverse, avec une prostituée tout s'arrange. Les frais sont insignifiants. Vous n'êtes pas obligés de la loger, de la soigner, de la nourrir, de la vêtir et encore moins de l'enterrer. Une prostituée se prend lorsqu'on en a envie et on ne la paye que pour cela; et elle est payée, si l'on peut dire, à la tâche. Et alors messieurs, dites moi selon vous quel est le plus rentable: un esclave ou un ouvrier salarié?"
-extrait de Queimada de Gillo Pontecorvo, 1969-En comparant cyniquement les charges d'une épouse et d'un esclave d'une part, avec celles d'une prostituée et d'un prolétaire d'autre part, l'auteur révèle ouvertement les intérêts que le libéralisme bourgeois trouvait dans l'affirmation du règne de la liberté d'achat et de vente de la force de travail face aux reliquats d'esclavage. Libérer l'esclave oui, mais pour en faire un esclave salarié, ce que l'euphémisme marchand préfère désigner sous le nom de travailleur libre.
Les atours et la décoration une fois supprimés, la liberté de l'ouvrier salarié apparait effectivement pour ce qu'elle est: de la prostitution, la vente forcée de son propre corps. Réciproquement, la prostitution n'est que la plus ancienne forme de travail libre, de vente de sa force de travail. En travaillant pour un salaire, le prolétaire ne fait que céder ses bras, son cerveau, son habileté, son sexe,... en échange d'un peu d'argent. Sous cette lumière crue, la liberté que le bourgeois lui octroie se reflète désormais dans une pâle floralie, une fresque misérablement fleurie dissimulant les fils qui le maintiennent invisiblement attaché au propriétaire capitaliste. Les fleurs de la liberté qui ont été jetées en abondance sur les chaînes du salariat ne résistent pas à la critique. La manoeuvre est mise à nu: pour occulter l'esclave salarié, quoi de mieux que de l'introniser travailleur libre?
C'est précisément parce que le prolétaire est libre de tout, c'est parce qu'il ne possède plus rien qu'il accepte "librement" de faire les quelques tours ridicules que le moindre des chefs du personnel exige de lui avant de l'engager. C'est parce que sa liberté de vendre sa force de travail (pour ne pas crever) est soumise à la liberté du capitaliste de l'acheter (pour l'exploiter), qu'il reste un esclave.
Mais l'esclave de la liberté n'est pas n'importe quel esclave. C'est le pire des esclaves. Un esclave salarié. Non pas quelqu'un qu'il faut rattraper quand il s'échappe, mais un esclave mis dans une telle situation qu'il "décide" lui-même de se livrer au maître. "Si tu ne travailles pas, je te tue!", disait le maître à l'esclave. "Tu es libre de crever de faim... ou de travailler", dit aujourd'hui le capital au prolétaire. Voilà la liberté dont jouit le prolétaire, voilà les fils invisibles qui le rivent à son propriétaire. Cette liberté est son esclavage.
La liberté du capitaliste, c'est la liberté d'attaquer ses concurrents
Il est une autre dimension déterminante dans l'apologie de la liberté formulée par le monde de la marchandise: la libre concurrence. Cette caractéristique centrale du mode de production capitaliste est l'inspiratrice directe de la notion de liberté chantée par la bourgeoisie internationale. La libre concurrence est le milieu de vie du capital, son biotope.
Il faut d'abord considérer que chaque mode de production, chaque système productif tend à considérer les conditions dans lesquelles il peut le mieux fonctionner et se développer comme l'expression même de la liberté totale. En relation avec cela, nous avons vu en introduction comment le mode de production capitaliste tend à naturaliser sa propre histoire limitée. Mais ce phénomène est valable pour toute société de classe dans son organisation sociale et économique.
Malgré l'existence de quelques 400.000 esclaves (7), les 6.000 citoyens de l'antique Athène du début du IIIè siècle avant notre ère n'avaient aucun problème à définir leur société comme une société d'"hommes libres", quand bien même celle-ci se reposait largement sur l'esclavage. Dans la conception de la liberté qui était nécessaire à ce système social, les esclaves n'étaient tout simplement pas la société, ils n'étaient pas humains: ce n'étaient que des étrangers qui avaient été vaincus. La liberté totale pour les démocrates athéniens consistait donc en la possibilité de maintenir en place les conditions de développement du mode de production qui leur donnaient puissance. C'était cela la liberté (8).
Le corporatisme identifiait également la liberté aux conditions dans lesquelles les corporations pouvaient le mieux s'épanouir pour la bonne et simple raison qu'il trouvait dans ce système les caractéristiques les plus favorables à son développement.
Il en va de même pour la liberté telle que la chante les idéologues capitalistes. La liberté totale pour le capitalisme, c'est la destruction de toutes les anciennes limites propres aux conditions d'existence des autres modes de production et l'affirmation désentravée de ses propres conditions de développement. Les anciennes barrières une fois détruites, la libre valorisation de chaque parcelle de capital s'opère dans un cadre approprié. Sa seule limite est désormais constituée... des autres parcelles de capital. Et cette nouvelle limite a un nom: la libre concurrence.
La libre concurrence constitue le cadre adéquat dans lequel le capital peut le plus librement se développer. La libre concurrence est le champ de bataille sur lequel peuvent s'affronter sans entraves, les différents capitaux en compétition. La libre concurrence, c'est la liberté totale pour le capital.
Et c'est cette liberté-là qui sert de référence aux bourgeois lorsqu'ils s'invectivent mutuellement en s'accusant de ne pas offrir suffisamment de liberté. Quand Kennedy déclare être un "homme libre" devant le mur de Berlin dans la partie occidentale de cette même ville, il ne fait que reprocher à la fraction capitaliste de l'Europe de l'Est de limiter la liberté d'échange et la libre concurrence. Mais pour glorifier cette dimension toute prosaïque de la réalité marchande, il vaut évidemment mieux la draper dans la liberté politique. Les politiciens parlent de liberté politique pour masquer leur désir d'attaquer plus librement le marché concurrent, de la même manière que les militaires parlent de paix pour faire la guerre.
Le travail des idéologues consiste dès lors à faire passer cette liberté du capital pour une liberté propre aux individus assujettis à sa dictature. C'est cette liberté que chante l'ensemble des partis politiques. Marx a résumé cette question:
"(...) Voici l'origine de l'idée absurde selon laquelle la libre concurrence signifie le dernier développement de la liberté humaine, et que la négation de la libre concurrence est la négation de la liberté individuelle. Ce 'libre développement' possède une bien piètre base: le règne du capital. Ce genre de liberté individuelle est en réalité la suppression de toute liberté et la totale sujétion de l'individualité à des conditions sociales qui revêtent la forme de puissances objectives, voire d'objets tout-puissants, d'objets indépendants des individus qui s'y rapportent. (...) Ce ne sont pas les individus qui s'affirment librement dans la libre concurrence, c'est le capital qui est mis en liberté."
-K. Marx, Principes d'une critique de l'économie politique (Grundrisse), Ed. La Pléiade, T2, p.294, 1857/1858-Libre échange, libre entreprise, libre concurrence,... Pour se développer, le capital n'a que le mot "liberté" aux lèvres. Et c'est toute sa force que de réussir à le faire répéter par ceux-là mêmes qu'il terrorise. Le prolétariat révolutionnaire pour sa part, avertissait par la bouche de Marx, tous ceux que cette insistance des bourgeois à crier "liberté" à tout bout de champ impressionnait trop facilement. Il remettait les pendules à l'heure en rappelant pertinemment que la liberté bourgeoise est basée, avant toute chose, sur la liberté d'exploiter la classe ouvrière:
"Messieurs, ne vous en laisser pas imposer par le mot abstrait de 'liberté'. Liberté de qui? Ce n'est pas la liberté d'un simple individu, en présence d'un autre individu. C'est la liberté qu'a le capital d'écraser le travailleur."
-K. Marx, Discours sur le libre-échange, 1848-
La liberté est essentiellement, dans le contexte que nous avons défini, une conquête de la bourgeoisie, un moment de l'élan irrésistible qui a vu l'actuelle classe dominante s'imposer face aux classes dominantes du passé. Les avantages qu'y trouvaient les "hommes aux écus" furent déterminants dans la conversion chaque fois plus ample de ces marchands en capitalistes, et aucune force traditionnelle liée aux anciennes classes dominantes ne fut capable de freiner ce progrès capitaliste consistant à poser côte à côte en tant que libres acheteurs et vendeurs, le possesseur d'argent d'une part, et le propriétaire de force de travail, d'autre part. C'est donc la bourgeoisie qui affirma, à travers sa propre libération de la domination féodale, escalavagiste ou autre, la liberté des classes exploitées du passé, tout simplement parce qu'elle trouvait dans ce fait, les bases du développement de sa propre puissance. Libérer le serf et l'esclave, c'était les séparer de leurs maîtres et donc les libérer de tout moyen de vie pour les obliger à travailler pour un salaire... et un bourgeois."La petite serveuse
Du restaurant chez Mac Donald
Me dit qu'elle habite
Au foyer Sonacotra
Elle travaille la semaine
Se déglingue le week-end
C'est ça la liberté,
Celle à laquelle elle a droit"-Extrait de la chanson T'as beaucoup de libertés, La souris déglinguée-
La libération du possesseur de force de travail, confirmait pour la bourgeoisie la liberté de commerce et d'entreprise qui s'imposait progressivement comme marché mondial. Libre commerçant et libre entrepreneur, libre concurrent et libre échangiste, le bourgeois prolongeait sa puissance dans la liberté d'exploiter qui elle voulait, pour le temps qu'elle le désirait et aux conditions qu'elle déterminait. Comment pouvait-on dès lors l'empêcher de formuler idéologiquement cette révolution qu'était l'avènement du mode de production capitaliste par un autre cri que celui de "Vive la Liberté"?
Si nous prenons maintenant le camp des exploités, nous voyons que cette conquête bourgeoise de la liberté n'a rien signifié d'autre pour ceux à qui elle était octroyée que les coups de fouets, les poteaux, les carcans, les prisons, les basses-fosses, les maisons d'arrêts, les maisons de correction, les maisons de travail, les pendaisons, les galères, les bannissements,...
Durant toute la période de consolidation et de développement de son pouvoir, la bourgeoisie n'eut de cesse de confirmer son avènement comme classe mondiale par l'imposition toujours plus généralisée des conditions d'existence qui lui procuraient puissance et argent. C'est ainsi que la liberté donnée aux exploités de vendre leur force de travail fut avant tout un long et douloureux processus pour convaincre par la force ces hommes devenus libres, de soumettre leur existence aux nouvelles règles de la Liberté et du Travail.
"Liberté et Travail". C'est derrière ces mots que se cache le terrorisme originel par lequel la bourgeoisie a contraint la majorité des hommes à se séparer des moyens de production qui assuraient leur existence:
"Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production (...). Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l'autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d'eux-mêmes qu'après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d'existence offertes par l'ancien ordre des choses. L'histoire de leur expropriation n'est pas matière à conjoncture: elle est écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles."
-K. Marx, Le capital, livre I, chap. 26-En détachant les producteurs de leurs moyens de production, le capital séparait l'être humain de ses moyens de vivre. Avant la liberté politique, c'est d'abord à la liberté de crever de faim que furent soumis les exploités. De nombreux auteurs ont décrit ce processus sanglant d'expropriation des producteurs. Voici comment Thomas More relate le calvaire de la prolétarisation en Angleterre, aux environs de 1530, sous le règne de Henri VIII, qui fit exécuter soixante-douze mille de ces fugitifs:
"Ainsi il arrive qu'un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s'emparer de milliers d'arpents de terre en les entourant de pieux ou de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à tout vendre. De façon ou d'autre, de gré ou de force, il faut qu'ils déguerpissent tous, pauvres gens, coeurs simples, hommes, femmes, époux, orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir (...). Il faut qu'ils traînent leurs pas loin de leurs anciens foyers, sans trouver un lieu de repos (...). Et quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu'au dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu! d'être pendus avec toutes les formes légales, ou d'aller mendier? Et alors encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent une vie errante et qu'ils ne travaillent pas..."
-Thomas More, Utopie-Ceux que le nouvel ordre social chassaient de chez eux se transformaient en vagabonds et il s'agissait maintenant pour les expropriateurs bourgeois de convaincre ces hommes désormais séparés de leur moyens de produire, des avantages de l'affranchissement qu'ils avaient subi. C'est par la terreur que cela se fit.
Arrachés par centaines de milliers à leurs conditions de vie, dépossédés de tout instrument de production, éloignés des possibilités de transformer toute puissance de travail en mouvement productif, expropriés de leurs terres par la violence répétée des nouveaux seigneurs, ces hommes nouvellement affranchis durent apprendre à "discipliner" leur liberté et à la fixer dans les bornes de la liberté marchande en allant livrer eux-mêmes leurs bras à l'industrie des villes.
La bourgeoisie inculqua à ces hommes nouveaux, l'amour de la liberté et du travail. Par la terreur.
"En Angleterre.
Henri VIII, 1530.
Les vagabonds robustes sont condamnés au fouet et à l'emprisonnement. Attachés derrière une charrette, ils doivent subir la fustigation jusqu'à ce que le sang ruisselle de leur corps; puis ils ont à s'engager par serment à retourner (...) au lieu de leur naissance (...), et à 'se remettre au travail' (to put themselves to labour). (...)
Edouard VI, 1547.
(...) tout individu réfractaire au travail sera adjugé pour esclave à la personne qui l'aura dénoncé comme truand. (Ainsi, pour avoir à son profit le travail d'un pauvre diable, on n'avait qu'à le dénoncer comme réfractaire au travail.)
(...) Quand on attrape un de ces va-nu-pieds, il faut le marquer au fer rouge du signe V sur la poitrine et le ramener à son lieu de naissance où, chargé de fers, il aura à travailler sur les places publiques.(...)
Elizabeth, 1597.
Sous le règne aussi maternel que virginal de Queen Bess, on pendit les vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d'années qu'il n'y en eût trois ou quatre cents d'accrochés à la potence dans un endroit ou dans l'autre (...)
En France.
Jusqu'au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance du 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyen d'existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles Quint pour les Pays-Bas, du mois d'octobre 1537,... (...) C'est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage."
-K. Marx, Le capital, livre I, chap. 28-La liberté du travail s'est doublée d'une interdiction d'être oisif, et donc de ne pas travailler. Parce qu'ils refusaient désespérément de laisser rythmer leur vie par les cadences du travail, la résistance des exploités fut brisée par des milliers de pendaisons opérées dans toute l'Europe. C'est à la même terreur que seront soumis des millions d'habitants du continent africain, puis américain lorsque le développement du commerce mena les marchands à prendre pied sur ces terres.
Eduardo Galeano rapporte les innombrables niveaux de résistance à la civilisaton marchande et au travail que manifestèrent les indiens qui préféraient se suicider et tuer leurs enfants plutôt que de se soumettre au travail:
"Finalement les populations des îles caraïbes cessèrent de fournir leur tribut car elles disparurent: les indigènes furent complètement décimés dans les laveries des mines, tués par la terrible besogne de remuer les sables aurifères, le corps à demi submergé, ou succombant, exténués, en défrichant les champs, le dos courbé sous les lourds instruments de labour apportés d'Espagne. De nombreux indigènes de l'île devançaient le destin imposé par leurs nouveaux oppresseurs blancs: ils tuaient leurs enfants et se suicidaient en masse. L'historien Fernandez de Oviedo interprétait ainsi au milieu du XVIè siècle, l'holocauste des Antillais: 'Beaucoup, comme passe-temps, s'empoisonnèrent pour ne pas travailler, et d'autres se pendirent de leurs propres mains'."
-Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l'Amérique Latine-Ici, les indiens refusaient non seulement d'être libérés de leurs moyens de production, mais également d'être libérés de la communauté à laquelle ils appartenaient.
En Europe, l'avènement du règne de la liberté et la résistance qu'y opposèrent les futurs prolétaires se traduisirent par l'établissement de Maisons d'Internement en France, de Zuchthausen en Allemagne, de Workhouses et autres Houses of Correction en Angleterre, ainsi qu'en Hollande, en Italie, en Espagne,...
Bien avant que les syndicats et autres racailles de la gauche bourgeoise ne tentent de nous enchaîner un peu plus au travail en cherchant à nous faire défendre cette torture derrière la revendication de "droit au travail", leurs ancêtres bourgeois avaient imposé cette valeur en enfermant purement et simplement les premiers véritables "malades" de la société capitaliste: ceux qui refusaient d'une quelconque manière la "liberté du travail".
"Avant d'avoir le sens médical que nous lui donnons ou du moins que nous aimons lui supposer l'internement a été exigé par tout autre chose que le souci de guérison. Ce qui l'a rendu nécessaire, c'est un impératif de Travail (...) N'oublions pas que les premières maisons d'internement apparaissent en Angleterre aux points les plus industrialisés du pays: Worcester, Norwich, Bristol."
-Michel Foucault, Histoire de la Folie-Ces maisons d'internement n'étaient pas que des établissements de travail forcé dirigé par de sanglantes brutes à qui reviendrait la responsabilité de leur création. Nous insistons ici sur le fait qu'elles composaient une partie essentielle de l'arsenal matériel et idéologique de la bourgeoise dans son affirmation du libre monde des acheteurs et vendeurs de marchandises. La création de cette maison de terreur qu'est l'Hôpital en France est à l'origine (et pour reprendre la terminologie des livres d'histoire), une victoire parlementaire de la "bourgeoisie éclairée et indulgente" face au reste de pouvoir de l'Eglise dénoncée comme "obscure et sévère". La fonction de ces institutions d'internement était très clairement établie en concordance avec l'éthique de la liberté imposée par la bourgeoisie. Ainsi, les maisons de charité devaient veiller à ce que leurs pensionnaires "s'accoutument au travail".
"L'hôpital général a un statut éthique. C'est de cette charge morale que sont revêtus ses directeurs, et on leur attribue tout l'appareil juridique et matériel de la répression: 'ils ont tout pouvoir d'autorité, de direction, d'administration, de police, juridiction, correction et châtiment;' et pour accomplir cette tâche, on met à leur disposition 'poteaux et carcans, prisons et basses fosses'.
Et au fond, c'est dans ce contexte que l'obligation du travail prend son sens: à la fois exercice éthique et garantie morale. Il vaudra comme ascèse, comme punition, comme signe d'une certaine attitude du coeur. Le prisonnier qui peut et qui veut travailler sera libéré. Non pas tellement qu'il soit à nouveau utile à la société, mais parce qu'il a souscrit à nouveau au grand pacte éthique de l'existence humaine."
-Michel Foucault, Histoire de la Folie-Ce "grand pacte éthique de l'existence humaine" auquel il faut se soumettre pour "guérir" du refus du travail n'est rien d'autre que l'acceptation forcée par le prolétaire du contrat qui permettra à la bourgeoisie d'imposer un contexte général -la liberté de vendre et d'acheter des marchandises- dans lequel d'une part, son existence particulière comme classe dominante trouve son développement et sa force dans la possession des moyens de production et dans l'exploitation d'un travailleur qui reste à sa disposition comme force de travail libre, et dans lequel d'autre part, l'existence particulière du prolétariat comme classe exploitée est, de son côté, strictement réduite à l'acceptation passive d'une existence immédiatement suspendue à cette contraignante liberté de choix qu'on lui offre: travailler ou crever! Cette liberté de choix constitue son esclavage. Tel est le contenu du "pacte", du "contrat" que la bourgeoisie a imposé par la terreur au prolétariat. Telle est la liberté offerte au prolétariat par la classe qui l'exploite. Cette liberté tant et tant vantée n'est que le contexte qui permet à la classe ennemie de dominer notre classe.
C'est donc sous les coups que le prolétaire a rapidement découvert "qu'il n'était point un 'agent libre' et que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de le vendre, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter" (K. Marx, Le capital, livre I, chap. 10).
Telles sont les bases matérielles de la liberté. Il n'y a pas d'autre liberté que celle-là dans le contexte imposé par la bourgeoisie.
Il n'est pas un parti bourgeois, pas une fraction capitaliste qui ne promotionne d'une manière ou d'une autre ce monstre sacré qu'est le couple liberté/travail. Dans leurs innombrables baratins électoralistes, les politiciens ne font que confirmer la vérité de la communion intime existant entre le travail et la liberté, cette dernière représentant la condition essentielle du fabuleux contrat qui permet à la bourgeoisie d'exploiter le vendeur de force de travail, tout en demeurant honnête, égale et fraternelle.
"Liberté et travail". Pas un endroit du monde capitaliste où cette devise n'ait été glorifiée. A New York comme à Pékin, à Auschwitz comme à Londres, à Sao Paulo comme à Moscou, chacun rivalise d'arguments pour prouver la véritable communion de ces deux réalités dans "son" pays:
"Ici, l'homme qui travaille ne se sent pas abondonné et solitaire. Au contraire, l'homme qui travaille se sent chez nous citoyen libre de son pays, un homme public en son genre. S'il travaille bien et donne à la société ce qu'il peut donner, c'est un héros du travail, il est couvert de gloire."
-Staline, Discours prononcé à la première conférence des stakhanovistes (souligné par nous)-"Liberté et travail", voilà le monde dans lequel le bourgeois aime à se cacher en se présentant, au titre de vendeur ou acheteur de marchandises, comme l'égal de tout autre vendeur ou acheteur. Il n'y a pas d'autre monde libre que celui-là (9), et le bourgeois se fait fort de le rappeler à tout bout de champ.
Le pire c'est de voir celui qu'il exploite répéter les maximes que l'idéologie lui propose. Les idiots utiles peuplent le monde sans classe et sans lutte des libres travailleurs et viennent confirmer, en temps de paix sociale, la monstrueuse entente fraternelle des acheteurs et vendeurs de marchandises. "Je travaille et je suis un homme libre" répète alors docilement l'être déshumanisé tandis qu'on l'exploite, qu'on réduit son salaire, qu'on augmente les cadences, et qu'on enferme ses frères de classes qui ont commencé à lutter.
La liberté est le produit matériel de la domination de la marchandise sur le monde, et plus particulièrement, du développement capitaliste du monde marchand.
"(...) La liberté de l'homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels, qui en constituent la vie. L'homme (...) ne fut pas libéré de l'égoïsme de l'industrie; il reçut la liberté de l'industrie."
-K. Marx, La question juive, 1843-La liberté, tout comme la démocratie, est donc produite d'un processus historique matériel au cours duquel les différents modes de production coexistants dans le monde se voient progressivement reliés, unifiés, détruits par le commerce bourgeois, puis subsumés dans le capital, celui-ci affirmant dans son développement la communauté universelle de l'argent comme base du mode de production qu'il engendre. La liberté attribuée aux classes exploitées des modes de production précédant le capitalisme complétait ainsi la liberté exigée, puis arrachée par la bourgeoisie auprès des classes qui l'opprimaient encore, réalisant ainsi les conditions nécessaires pour l'organisation universelle de la société autour du salariat. La liberté, c'est l'esclavage salarié.
Que tout cela soit le résultat momentané d'un processus historique est quelque chose d'important à souligner, parce que l'idéologie vulgaire (et malheureusement dominante) nous présente la liberté, ou l'aspiration à la liberté, à un monde plus libre, comme une recherche naturelle, sans histoire, comme un fait de la nature, comme un absolu intemporel, une quête originelle de l'homme pour un monde chaque fois meilleur. Il est donc important de montrer que la liberté, telle qu'elle s'affirme sous forme de concept tout au long du développement de la marchandise, telle qu'elle se confirme au cours de la révolution bourgeoise n'a pas toujours existé.
Avant la liberté existait la communauté, cette dernière s'opposant comme expression des besoins humains à la dictature de la marchandise, à la démocratie. Une fois qu'il est clair que le règne de la liberté n'est qu'un moment de l'Histoire et que le communisme (la communauté humaine réunifiée avec tout l'acquis de la destruction du capitalisme) en sera la réalisation, le dépassement, il est facile dès lors également de prolonger la critique de la liberté comme fait par la critique de la liberté comme idéologie, comme moment de ce fait -et donc aussi comme matière de ce fait.
La liberté pour l'idéologue bourgeois est un paradis marchand conservant toutes les catégories de la société capitaliste mais sans leurs caractéristiques négatives: la crise, la guerre, la lutte de classe,... La Liberté pour le bourgeois qui a le temps de se gratter d'un idéal, c'est la prospérité, le développement, la paix, la richesse sans ces désagréables images de crises, de sous-développement, de misère, de guerre et de révolution.
C'est cet impossible idéal que l'idéologie bourgeoise nous vend depuis des siècles sous le drapeau de la liberté. Une camelote aussi creuse que celle vendue par ces religions qui s'obstinent à nous dire que nous ne serons vraiment heureux qu'une fois mort.
Nous ne répéterons jamais assez que derrière les premiers drapeaux où étaient inscrit "Liberté!" en lettres d'or, la bourgeoisie dirigeait objectivement toutes les classes exploitées en fonction de son intérêt. Et son intérêt principal était effectivement de libérer l'esclave, le serf, l'assujetti quelconque de toute société despotique. La contradiction était totale parce qu'il s'agissait en fait d'une lutte pour la disponibilité de la force de travail humaine. Dans l'assujettissement aux autres formes d'exploitation, la bourgeoisie voyait objectivement un obstacle l'empêchant de disposer librement de la force de travail. La liberté de l'esclave, du serf, de l'indien soumis à l'Incanato (l'exploitation dans l'Empire Inca)... représentait donc la seule perspective pour la constitution de l'individu libre et obligé de se vendre. Le cri bourgeois de "Liberté!" était donc un cri sincère, qui correspondait parfaitement à ses intérêts objectifs et à son opposition à toutes les autres classes dominantes.
Cette religion de la Liberté, cette liberté construite par l'idéal marchand, cette liberté creuse et abstraite est bien le produit du monde bourgeois réel et des intérêts qu'il défend. Et la seule liberté tangible et concrète est celle que les marchands ont imposée pour asseoir leur puissance; nous voulons parler de la liberté d'entreprise, de la liberté de concurrence, de la liberté qu'a un homme d'exploiter un autre homme, de la liberté d'envoyer au bagne tous ceux qui refusent... la liberté du capital.
Nous ne connaissons que trop bien la liberté de l'ordre bourgeois. Nous n'ignorons rien de cette Liberté qu'on affuble d'une majuscule pour la ranger aux côtés de ses soeurs Patrie, Famille et Travail. Nous l'expérimentons dès l'adolescence, dans le "choix" qui nous est laissé de nous imbécilliser à l'école ou nous abrutir au travail. Nous la vivons à chaque fois qu'un banquier bien intentionné prétend nous affranchir en nous refilant des cartes de banques dans l'espoir de nous rendre "accro" à la marchandise. Nous la subissons trop régulièrement comme chair à canon, quand il s'agit d'aller se faire massacrer dans des batailles livrées au nom de la liberté qu'a un capitaliste d'en écraser un autre.
Cette Liberté, nous voulons la détruire! La libération de l'homme et l'affirmation de son être collectif passeront par la destruction de la liberté bourgeoise tout autant que de ses idéologies.
Afin d'expliquer ce processus où l'on voit l'argent devenir capital, nous avons porté un éclairage particulier sur les avantages que représentaient le monde de la liberté pour les capitalistes. Et pour clairement démystifier l'idéologie dominante cherchant à démontrer que les prolétaires y trouvaient les mêmes avantages, nous avons longuement insisté sur la répression qu'a mené la nouvelle classe au pouvoir pour transformer les anciennes classes exploitées en une seule grande classe de travailleurs libres, d'esclaves salariés.
Mais il ne faudrait pas en déduire que la lutte des classes s'est manifestée historiquement sous la forme d'une action unilatérale de la bourgeoisie à l'encontre d'exploités et de prolétaires, réduits à l'état de résistants passifs. C'est tout le contraire qui s'opéra. S'il y eut répression, c'est bien parce que ceux qu'on voulait soumettre résistèrent de toutes leurs forces à l'exploitation capitaliste.
Sans nous lancer dans une explication qui nécessiterait un texte à part entière, nous voulons rapidement rappeler ici que la dynamique de développement et de renforcement du capital prit pour point de départ, dans la plupart des cas, une violente guerre de classe des exploités contre les exploiteurs, guerre dans laquelle les exploités étaient moteurs.
Le processus est chaque fois le même. Les insupportables conditions d'existence des exploités conduisent ces derniers à se révolter contre un mode de production qui les écrase. Une violente guerre de classe éclate et les exploités s'attaquent à l'ensemble des conditions en place. Ces luttes poussent la classe dominante à radicaliser les fractions dirigeantes et à transformer la lutte de classe en une polarisation entre "force de tradition" et "force de progrès". C'est cette polarisation historique qui -tout en correspondant toujours à de réelles contradiction au sein même des exploiteurs- permet à chaque fois de dissoudre le processus de constitution du prolétariat en classe et de casser le projet communiste qu'il recèle.
Pour ne prendre que l'exemple de la dite "révolution française", on voit qu'une guerre totale est d'abord livrée à la propriété privée, pour être ensuite seulement récupérée et transformée par ce que nous pouvons qualifier déjà de parti historique de la social-démocratie de l'époque en une lutte pour changer de gouvernement. On coupe la tête au roi et on restaure la propriété privée... au nom de la liberté.
Parti d'une guerre de classe, le capital s'est désormais renforcé et son agent -la bourgeoisie- est même parvenu à incorporer la privation de toute propriété pour les prolétaires à l'ensemble du matériel constitutionnel idéologique qui cimente l'existence du mode de production en place. C'est sous le terme liberté que s'opère maintenant la dépossession du prolétariat. Les "Droits de l'homme" consacrent l'exclusion de toute propriété pour les prolétaires sous le label "Liberté". Pour le prolétariat, être libre c'est être privé de.
La lutte de classe est le moteur de l'Histoire, mais tant que la révolution ne s'accomplit pas, tant que la répression et la récupération des luttes par la bourgeoisie s'opèrent victorieusement, c'est le mode d'exploitation en place qui y trouve un renforcement.
...Jusqu'à ce que l'approfondissement des conditions d'exploitation déterminent notre classe à relancer une nouvelle fois la lutte, renforcée des leçons des échecs précédents. Telle est la dialectique de la lutte de classe. Une dialectique implacable qui consacrera un jour la défaite définitive du mode de production capitaliste.
Il demeure néanmoins essentiel de dépasser cette revendication pour toutes les raisons invoquées ci-dessus, et aussi parce que, entravée par les limites de cette revendication, la lutte de ces prolétaires ouvre la porte aux fractions réformistes qui trouvent là le terrain propice à un dévoiement, à une récupération, à une canalisation de la lutte vers la satisfaction de leurs propres besoins: une plus grande liberté d'action, d'entreprise, d'exploitation... Réaliser l'aspiration à notre libération comme classe qui peut s'exprimer très confusément derrière les cris de "liberté!" ne peut passer que par la critique de ce mot d'ordre et sa compréhension en tant que reliquat rattachant encore ceux qui l'utilisent à l'idéologie bourgeoise.
C'est ainsi par exemple qu'une série de critiques de la social-démocratie, accomplies par des militants révolutionnaires ont positivisé la liberté en reprenant les principaux thèmes de l'idéologie des Lumières. On pense à Parsons, à Domela Nieuwenhuis et à tant d'autres qui, à la fin du XIXè siècle, érigèrent la liberté en principe sacré. Le progressisme de la conception pacifique du passage au socialisme des "marxistes" trouvait ainsi son pendant chez certains "anarchistes" dans la théorie de la conquète progressive des consciences par la Raison et la Science.
"La philosophie de l'anarchie est contenue dans le seul mot liberté (...). Nulle limite pour le progrès humain, pour la pensée, pour le libre examen, n'est fixée par l'anarchie; rien n'est considéré si vrai ou si certain que les découvertes futures ne le puissent démontrer faux (...); il n'y a qu'une chose infaillible: 'la liberté'. La liberté pour arriver à la vérité (...) La Science est sans pitié et sans respect, parce qu'elle est obligée d'être ainsi; les découvertes et conclusions d'un jour sont anéanties par les découvertes et conclusions du jour suivant (...). (L'anarchie) veut écarter toutes les bassesses de la superstition qui empêchent l'épanouissement de la vérité, de sorte que l'esprit puisse pleinement et harmonieusement s'élargir."
-Albert Parsons, 1886-Un prolongement accompli de cette conception progressiste et illuministe réside dans les innombrables programmes éducationnalistes soit-disant anarchistes. On fait référence à Ferrer en Espagne et à tous ceux qui imaginèrent changer le monde en pratiquant l'éducation. La contre-révolution libertaire parle:
"Eduquez l'homme sérieusement, largement, ouvrez ses yeux à toutes les vérités, à toutes les lumières, son activité aiguillera vers la Liberté. Il est indispensable que cette éducation soit commencée dès l'enfance, afin de ne laisser aucune prise à l'esprit autoritaire. C'est par l'éducation libertaire que l'on parviendra à former des hommes libres, aptes à faire vivre la Société de libre Justice."
-Manuel Devaldès, 1900, repris dans la revue Pensée et Action, 1958-Esprit Libre contre Esprit Autoritaire. Principe de Liberté contre Principe d'Autorité. Cette opposition manichéenne et emplie de religiosité trouve son origine dans certaines tentatives de se démarquer de la contre-révolution social-démocrate mais elle aboutit le plus souvent à faire rentrer par la fenêtre la conception qu'on prétendait avoir sortie par la porte.
Au matérialisme vulgaire de la liberté "marxiste" correspond l'idéalisme total de la liberté "anarchiste".
Prenons d'abord un pseudo-marxiste. Quand le "socialiste" Kautsky parle de liberté pour le prolétaire, il reprend mot pour mot la liberté telle que chaque capitaliste la comprend et aime à l'entendre. Sa description du "socialisme" (une vision social-démocrate de gauche du capitalisme) est édifiante:
"Il est vrai que, sous le règne du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberté jusqu'à un certain degré. S'il ne se plaît pas dans un atelier, il peut chercher un travail ailleurs. Dans la société socialiste, tous les moyens de production seront concentrés par l'Etat et ce dernier sera le seul entrepreneur; il n'y aura pas de choix. L'ouvrier de nos jours jouit de plus de liberté qu'il n'en aura dans la société socialiste".
-K. Kautsky, Le programme d'Erfurt et ses bases, chap. 4-Pour Kautsky, le "socialisme" ne diffère du capitalisme que dans l'autoritarisme par lequel l'Etat contraindra le prolétaire à se faire exploiter. On comprend que certaines des tentatives de dissociation du programme social-démocrate se soient dès lors opérées autour de la lutte contre l'autorité.
Le problème est que cette lutte contre le matérialisme vulgaire "marxiste" s'est la plupart du temps érigée sous forme d'une simple antithèse idéaliste où toute détermination matérielle disparait ne laissant plus la place qu'à une sorte de religion creuse où l'espoir pour un monde meilleur et la prière à Sainte Liberté se fonde sur la guerre à mener contre... un principe!
Laissons donc maintenant un "anarchiste" exposer la liberté.
"'Le principe d'Autorité, voilà le Mal. Le principe de Liberté, voilà le remède!' résument admirablement toute la Doctrine anarchiste. Les anarchistes tiennent l'Autorité pour la source empoisonnée d'où jaillissent toutes les iniquités sociales et la Liberté pour le seul contrepoison qui soit de nature à purifier l'eau de cette source. Ils sont les ennemis irréductibles de l'Autorité et les amants passionnés de la Liberté; c'est pourquoi ils se proclament libertaires."
-Sébastien Faure, La Liberté (son aspect historique et social)-Cette religion "anarchiste" aboutit à la contre-révolution totale lorsqu'elle s'exprime sous la forme d'un programme. Les plates imbécilités pompeuses de Sébastien Faure sur la guerre entre le Bien (Liberté) et le Mal (Autorité) ne seraient pas dangereuses si elles n'aboutissaient pratiquement à désarticuler le programme de la destruction de tout Etat -l'anarchie- en une contemplation passive et religieuse de la guerre de classe.
Il commence par dissoudre les classes et à engluer tous ceux qui aspirent à la Liberté (avec un grand "L") dans une grande confrérie a-temporelle et a-classiste:
"L'immense cri de :'Liberté! Liberté!' retentit à travers les âges. Toutes les révoltes, toutes les revendications, toutes les révolutions ont ce mot d'ordre. Lisez la profession de foi de tous les candidats, parcourez le programme de tous les partis politiques: vous ne trouverez pas un manifeste qui ne renvendique plus de liberté, pas un politicien qui ne se réclame de celle-ci. C'est que tout le monde sent et sait que sans liberté il n'y a pas de bonheur..."Et il poursuit en proposant à la Raison de laisser gentiment se dérouler l'évolution naturelle de l'humanité vers la victoire contre l'Autorité:
"Ce qu'il faut retenir, c'est que, de l'avis d'une foule de penseurs non moins que de la constatation des faits, il ressort que c'est dans le sens de la liberté que l'évolution se produit. (...) Le jour approche où, ayant parcouru tout le cycle, épuisé toutes les formes sociales reposant sur la Force, l'humanité finira par concevoir que c'est sur la Raison, c'est-à-dire sur la Liberté que la Société doit être bâtie pour la félicité de tous et de chacun. (...) Menaces et persécutions ne parviendront pas à abattre la foi de ceux qui ont -enfin!- compris que l'Autorité c'est le Mal et que la Liberté, c'est le Bien." (10)Amen!
Le missionnaire "anarchiste" donne ici toute la mesure religieuse d'une conception de la Liberté rêvée à l'égal de Dieu. Chez les croyants, il faut la Foi pour découvrir Dieu, chez les curés de la Science et du Progrès, il faut la Raison pour connaître la Liberté. Dans les deux cas, plutôt que de chercher à trouver une explication matérielle à l'absence d'humanité dont souffre le monde, on substitue au chemin réel qu'emprunte la lutte de classe pour dépasser l'ordre capitaliste, un immense et platonique désir d'un monde meilleur où l'intervention de l'homme se borne à suivre le chemin frayé par Dieu et/ou la Raison.
Détruire la religion, c'est la réaliser! disait Marx. Et en effet, en résolvant pratiquement les contradictions sociales fondamentales du monde terrestre, en redonnant ainsi aux hommes les véritables liens de communauté dont ils sont aujourd'hui exclus, on ôte aux créatures opprimées le besoin de soupirer ensemble dans le monde fictif des saints et des démons. Paradoxalement, on réalise par cette destruction du substrat de la religion, le besoin de communion auquelle cette dernière prétendait vaguement répondre.
Il en va exactement de même avec cette autre religion qu'est la liberté telle qu'elle est ici priée par l'anarchisme idéologique, ou plus généralement par cette bourgeoisie qu'on dit "éclairée". Réaliser l'idéal d'une société sans contrainte, c'est démolir cette Liberté métaphysique et déïfiée surgie d'une hypothétique bataille entre le Bien et le Mal, entre l'Autorité et la Raison, autant de catégories caractéristiques du monde religieux. La religion de la liberté doit elle aussi être détruite dans ses bases capitalistes -là où elle a surgi matériellement-, pour que puisse se réaliser l'idéal d'un monde sans entraves auquel elle dit aspirer. Détruire la liberté, c'est la réaliser!, pourrait-on donc aussi dire en paraphrasant Marx.
Mais attention! Ces petits jeux dialectiques ne doivent pas nous faire oublier que les bonnes intentions idéologiques prêtées ici à la liberté comme idéal ne sont qu'anecdotiques en rapport avec les fonctions essentiellement répressives qu'elle assume comme religion capitaliste. Au-delà de l'image accueillante d'une dame venue gentiment éclairer ceux qui accostent aux Etats-Unis, la "Statue de la Liberté" participe activement à la justification des coups de matraque qui pleuvent sur tous ceux qui n'acceptent pas les règles de la propriété privée et de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Il est donc temps de laisser ici le monde d'illusion que le capital entretient sous forme d'idéal de liberté et d'aborder maintenant, après la liberté marchande et son histoire idéologique, la façon dont tout ceci se matérialise dans les rapports individuels des hommes entre eux. Deux projets s'opposent ici aussi: société sans classe, communauté humaine ou libertés individuelles bourgeoises.
"C'est seulement dans la communauté avec d'autres que chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens; c'est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible. (...) Dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté simultanément à leur association, grâce à cette association et en elle."
La liberté de l'individu telle que nous l'impose le capital, n'a pas toujours existé. Avant elle existait la communauté humaine sous forme de communautés primitives. Il n'y avait ni commerce, ni échange, ni Etat, ni argent, ni classe au sein de ces groupes humains et la liberté d'acheter et vendre ou la liberté individuelle, telle que la chante le libéralisme, n'avaient aucun sens. Nos frères communistes sauvages ne passaient pas leur temps à se demander comment, bon sang, il serait possible "d'être libre de faire ce qu'on veut". Le développement de leur individualité se confondait activement avec les nécessités de la communauté. Ce qui était activité pour soi était activité pour la communauté. Plus encore, l'individu, unité indissociable par excellence (11), "était" la communauté. L'égoïsme, qui n'existait pas encore, était remplacé par un large amour social.-K. Marx, L'Idéologie allemande-
Dans les chapitres précédents, nous avons abordé l'existence de la liberté dans son développement marchand et dans les idéologies qui l'ont recouverte. Nous allons maintenant faire quelques commentaires sur la façon dont la liberté s'empare de chaque individu sous le capital et le rend étranger à son frère humain. En effet, cet individu libre de tout (ne possédant rien), libre de vendre sa force de travail ou de crever, libre d'exploiter d'autres hommes, ... cet individu marqué par la liberté marchande donc, devait forcément prolonger les caractéristiques de liberté de vendre et acheter, dans son être propre et dans les rapports, dans les liens mêmes qu'il entretenait avec les autres.
Dans ce domaine, la liberté constitue l'expression de la séparation des individus, la manifestation de leur existence comme êtres opposés. Libre d'acheter et de vendre, l'individu devient dans ce contexte le concurrent de l'autre individu libre, son compétiteur. "Je fais ce que je veux", "j'agis comme je l'entend", "je", "je", "je", "et moi, et moi, et moi..." deviennent autant d'airs sur lesquels l'individu misérablement privé, replié sur lui-même et détaché de toute communauté s'acharne à manifester son autisme. En étalant sa prétention au libre arbitre, en revendiquant l'isoloir qui l'écrase dans ses choix, en chantant son "moi" face au concurrent, il érige avec fierté les blessures que constituent son égoïsme et sa solitude, et pense, à l'image des adeptes de la méthode Coué, qu'il lui suffit de crier "je fais ce qui me plait" et de se répéter qu'il est libre en tournant son nombril vers les barreaux de sa cellule, pour échapper à la réclusion.
Mais tout comme l'inexistence des classes est une illusion, l'indépendance des individus n'est qu'une apparence:
"(...) les individus semblent indépendants (...), semblent se rencontrer librement et procéder à des échanges dans le cadre de cette liberté; mais cette apparence n'existe que pour quiconque fait abstraction des conditions d'existence dans lesquelles ces individus entrent en contact..."
-K. Marx, Grundrisse, 1857-1858, Ed. Sociales Tome I, p.100-Ce que Marx remet ici en avant, c'est que la liberté de rencontre et d'échange des individus soit-disant indépendants est une liberté à considérer dans le contexte social qui veut qu'un prolétaire n'échange sa force de travail contre un salaire que parce que son "indépendance" y est forcée par les conditions historiques auxquelles les rapports sociaux capitalistes l'ont soumis. Et ce sont ces rapports sociaux et la reproduction des rencontres et relations dans le cadre de ces rapports sociaux qui, quoiqu'en pensent les idéologues de la démocratie, déterminent le contenu général de cette pseudo-indépendance des individus. Ce sont ces conditions d'existence qui poussent à faire de chaque être humain un individu impitoyable sur le marché des affaires comme sur celui des relations "humaines". Dans la même citation, Marx commente brièvement le détachement des autres que recèle la liberté de l'individu:
"(...) cette indépendance qui n'est, à tout point de vue, qu'une illusion et qu'il serait plus juste d'appeler indifférence -prise dans son sens d'insensibilité (...)"
Karl Marx - Grundrisse 1857-1858 (Ed. Sociales Tome I, p.100)Concurrence, égoïsme, insensibilité. Telle est la base de la trop fameuse liberté individuelle, celle qui s'arrête où commence la propriété de son voisin, comme l'exprime déjà la "Déclaration des Droits de l'Homme" de 1791: "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".
"Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont fixées par la loi de même que la limite de deux champs est fixée par une clôture. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme une monade isolée, repliée sur elle-même."
-K. Marx, La question juive, 1843-Chacun chez soi et le capital pour tous.
Entièrement déterminées, conditionnées, subsumées par la force d'atomisation propre à l'action de la liberté sur les échanges opérés entre les hommes, les relations sociales entretenues dans ce cadre manifestent la brutale rupture avec l'homme comme être collectif. L'individu libre manifeste son égoïsme de par la qualité même des catégories auxquelles il est soumis. L'échange comme moyen, la propriété comme loi, l'argent comme fin écartèlent la société et la font éclater en autant d'individus atomisés désormais séparés par le libre arbitre.
"Mais le droit de l'homme à la liberté ne repose pas sur l'union de l'homme avec l'homme, mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme."
-K. Marx, La question juive, 1843-Devenues "contrats", les relations sociales dominées par l'argent transforment les individus en choses. Dans l'échange marchand l'homme se sépare des autres hommes et de sa propre humanité. Objets du rapports social capitaliste, c'est en tant que libres marchandises que les acheteurs et vendeurs dialoguent, mais cette liberté se manifeste par l'abstraction du caractère social de toute activité productive vitale, par l'absence d'humanité, par le vide: les "merci" commerciaux échangés entre épiciers et clients ne sont pas moins désincarnés et inhumains que les poignées de mains entre employeurs et employés, masqués des sourires figés imposés par le contrat qu'ils viennent de conclure ou d'annuler. "L'individu bourgeois n'est pas un homme mais une maison de commerce", disait Bordiga. Les hommes ne parlent plus; le capital s'exprime à leur place.
Cette liberté formulée par la bourgeoisie sous forme de "droit" trouve son application pratique dans le droit de "propriété privée":
"Le droit de l'homme à la propriété privée est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société: c'est le droit de l'égoïsme. Cette liberté individuelle, de même que son application, constitue la base de la société bourgeoise."
-K. Marx, La question juive, 1843-Il n'est pas étonnant dès lors, que la liberté individuelle, basée sur la propriété privée, trouve un prolongement dans la guerre de tous contre tous, et que cette loi de la jungle se structure à son tour en une expression plus élevée: la guerre impérialiste. L'individu comme atome marchand contient les mêmes caractéristiques que toute parcelle de capital. Investi par la marchandise, il cherche à "entreprendre", à développer son "affaire" en concurrençant les autres parcelles individuelles libres et privées. Pour cela, il s'alliera avec d'autres atomes de manière à se renforcer dans la guerre capitaliste qu'il mène face à d'autres associations d'individus marchands. Ces mariages d'argent s'affrontent dès lors sur le marché mondial et se bousculent pour la conquète de telle ou telle part du gâteau. La guerre impérialiste est au bout de cette course absurde à l'accumulation d'argent.
"Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L'homme est loin d'être conçu, dans ces droits, comme un être générique; tout au contraire, la vie de l'espèce elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unissent, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste."
-K. Marx, La question juive, 1843-La fin de cette dernière citation révèle également un des éléments fondamentaux du renversement opéré par l'idéologie bourgeoise. Dans les rapports sociaux sous le capital, ce qui apparaît comme limitation aux yeux de l'homme qui y est soumis, ce n'est pas le capital, ce n'est pas le contenu de ses rapports sociaux, mais bien plus immédiatement ce qui exprime les liens, la société, "la vie de l'espèce elle-même", comme le souligne Marx.
Et de fait, en faisant évidemment abstraction de la qualité capitaliste de la société existante, une des facettes de l'idéologie dominante est d'opposer sans cesse cet individu libre (dont nous n'avons pas arrêté de souligner l'égoïsme) à la société qui le limite comme société. Mais ce n'est pas la société en soi, en tant que société, qui "limite" l'homme individuel. Ce n'est pas parce que l'homme tente d'exister comme espèce, comme être générique qu'il est opprimé. Ce qui le limite et l'éloigne de sa véritable communauté -l'être collectif-, ce qui empêche donc la réalisation de son individualité c'est le contenu capitaliste de cette société. L'inversion fascinante à laquelle est soumis l'homme aujourd'hui réside dans le fait de désigner "la société" in abstracto comme l'ennemi de l'être humain individuel (ce que l'idéologie dominante appelle "l'individu") alors que "la société" (l'existence de liens communautaires réellement humains) est précisément ce qui manque à l'individu personnel (14) pour se réaliser. Le capitalisme a rendu l'homme étranger à son existence comme espèce, comme genre humain, et c'est encore à ce caractère générique que la bourgeoisie s'attaque quand elle désigne confusément "la société" comme responsable de l'oppression de l'individu dont elle prétend défendre la liberté. La bourgeoisie réussit le tour de force de nous désigner la limite de l'individu (en soi)... dans l'existence même de relations sociales ("la société" en soi) présentées comme inévitablement oppressantes. Elle s'attaque encore de la sorte à ce qui existe potentiellement comme liens génériques entre les êtres humains.
Il est cohérent dès lors que les fameux Droits de l'Homme prennent comme point de départ l'individu privé et non pas "la société": c'est comme individu privé que l'homme doit se défendre face à ce conglomérat d'autres hommes inévitablement menaçants pour sa propriété, pour sa liberté. Et comme dépouillé potentiel, comme propriétaire risquant à chaque moment d'être dépossédé de sa propriété, il a besoin de ces codes, de ces Droits: ce sont eux qui protègent son égoïsme et gardent sa propriété en vie face aux autres égoïstes, face aux autres propriétaires... face à "la société". La supercherie réside dans le fait que ces Droits de l'Homme ne composent en rien une quelconque résistance à une société trop envahissante pour l'individu, mais qu'ils constituent précisément la société. Ils sont la société... mais une société donnée à une période historique donnée, déterminée par des rapports de production basés sur l'exploitation de l'homme par l'homme et qui empêchent précisément l'émergence de tout caractère humain dans les relations sociales. Ils reflètent l'existence d'une société basée sur la concurrence de tous contre tous. Ils consacrent et règlementent une société où l'homme est un loup pour l'homme.
La pensée bourgeoise identifie toute vie générique aux rapports de concurrence qui caractérisent la seule société capitaliste et propose donc des mesures de protection de l'individu privé, des droits qui se révèlent être en fait la codification même d'une société bien définie, basée sur des rapports de propriété bourgeois. La défense de l'indépendance soi-disant originelle de l'individu, à travers ces mêmes Droits de l'Homme (pour poursuivre notre exemple) sert dès lors à repousser la vie générique dans le domaine des liens étrangers à la nature humaine, comme si tout ce qui pouvait manifester un quelconque caractère générique devait être ramené à une oppressante domination pour l'individu.
Et on en revient à cette revendication abstraite de la liberté pour l'individu, qui ne constitue rien d'autre qu'un misérable chant glorifiant la séparation de tout cadre collectif humain, de tout être générique, de tout être collectif, de toute Gemeinwesen. Dans ce cadre, l'hymne à la liberté ne manifeste pas autre chose que l'hymne à l'égoïsme.
Tant que cette dictature s'imposera, ni l'individu ni la société n'auront d'autre rôle que d'être les objets, les points de passages, les médiations, les agents passifs du mouvement leur imposant de faire fructifier la valeur. Dans ce cadre, la liberté individuelle apparaît pour ce qu'elle est: un contexte contraignant une classe à être exploitée par une autre.
Mais qu'en est-il alors en définitive de la réalisation de l'individu? En ce qui concerne l'individu privé, le libre propriétaire, l'homme égoïste, nous avons vu qu'il trouve précisément sa réalisation dans le monde de la liberté, de la démocratie, du citoyen. En tant que marchandise, en tant qu'atome, en tant que plus petite partie du capital, il ne peut pas être plus libre que dans cet empire du Droit, un empire qui lui donne toutes latitudes pour se développer comme concurrent, comme chose capitaliste complètement étrangère et indifférente aux autres hommes. La réalisation de l'individu privé sous la dictature de l'argent et de l'échange marchand, c'est l'être réïfié.
Mais si nous nous référons maintenant à l'individu personnel, à l'homme en tant qu'être collectif, à l'individu comme parcelle de l'humanité, comme moment d'une communauté humaine, alors nous ne pouvons que constater la destruction totale opérée par le capital sur son être. La société capitaliste a entièrement achevé le processus de séparation de l'individu et de la communauté, processus apparu à la naissance même des premiers échanges marchands.
L'individu personnel a disparu pour laisser place à l'individu privé. Tout les distingue. Comme être privé, l'individu est perdu, isolé, coupé de son véritable "corps": l'être collectif. Des milliers d'êtres viennent donner forme à la description abstraite de cette affirmation, lorsque cette absence terrifiante de communauté voit l'individu perdu décider "lui-même" de se mettre un revolver sur la tempe. "Plutôt la mort que le vide", semble être le testament contenu dans l'acte du suicide.
Et ce n'est malheureusement pas là, l'unique concrétisation de la misère individuelle sous le capital. Qui n'a donc jamais frémi à la vision de ces pauvres vieilles cherchant dans un dialogue impossible avec leur chien, à retrouver une parcelle d'existence commune? Comment ne pas hurler devant le spectacle tragique, répété des milliards de fois au quotidien, de ces couples perchés comme des oiseaux empaillés devant l'écran lisse et mort de la boîte-à-con télévisée? Et que dire de ces tables sur lesquelles on a posé un carton indiquant qu'on est libre d'y converser? La perte de communauté est telle que les êtres déshumanisés ne peuvent plus s'aborder sans l'intermédiare de ces panneaux les invitant à entrer en contact.
L'individu aujourd'hui n'existe que sous cet angle et tant qu'il restera soumis au cadre civil que la "non société" bourgeoise lui a donné, il restera cet individu libre, privé et égoïste écarté de toute communauté. Et pour le prolétaire, tant qu'il ne saisira pas que derrière la statue de la liberté et sa pseudo-indépendance se cachent les salaires et les armes avec lesquelles les bourgeois sucent sa sueur et son sang, il restera cet idiot utile au développement capitaliste, ce citoyen docile qui, sur les conseils des syndicalistes et autres gauchistes se contentera d'exiger un peu plus de liberté.
Ecartelée par la liberté capitaliste, l'humanité est l'objet d'une telle fracture qu'elle s'inscrit au coeur même de chaque individu. Celui-ci avait déjà conquis la liberté de vendre sa force de travail, et depuis peu, le monde libre lui octroie également le droit de vendre ses propres organes. Ce n'est pas une image. En Californie, un arrêt de la Cour suprême reconnait à chacun la liberté de disposer de son propre corps et admet que des parties de celui-ci soient librement contractualisées pour le commerce.
La liberté marchande a envahi jusqu'à nos corps. Elle compose notre être et imprègne nos os jusqu'à la moelle. La démocratie s'est immiscée en l'homme au point d'approuver la libre vente de l'une ou l'autre de ses parties échangeables.
"Mais le corps est aussi directement plongé dans un champ politique; les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate; ils l'investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l'astreignent à des travaux, l'obligent à des cérémonies, exigent de lui des signes. Cet investissement politique du corps est lié, selon des relations complexes et réciproques, à son utilisation économique..."
-Michel Foucault, Surveiller et punir-La liberté est "un bien-être qu'il ne faut jamais limiter" dit M.Friedman. Sous le capital, cette liberté infinie de désarticuler les liens humains va jusqu'à autoriser l'individu à se dissocier de ses propres organes corporels. Il fallait des inquisiteurs et des bourreaux spécialisés pour réaliser l'équarrissement des suppliciés au Moyen-âge. L'expérience de la démocratie est telle, la science de l'exploitation est à ce point raffinée aujourd'hui que la classe dominante aboutit au même résultat avec l'assentiment du supplicié: c'est d'une vigoureuse poignée de main commerciale que se salue cette mutilation.
Et l'on retrouve donc vis à vis des organisations révolutionnaires les mêmes réflexes de distance envers tout cadre collectif: ceux que la société de l'argent a réussi à imposer à l'échelle des rapports individus/société tels qu'ils sont évoqués ci-dessus. En conséquence de quoi, c'est précisément là où la continuité et la centralisation des liens forgés dans la lutte doivent donner corps et vie à l'être en formation que constitue le prolétariat révolutionnaire, que l'on s'affronte le plus violemment à la religion de l'individu libre, à l'idéologie qui présente toute démarche collective comme suspecte, toute association comme douteuse. Aujourd'hui, avoir quatre copains, c'est former une secte! La victoire de la bourgeoisie est totale à ce niveau.
Le prolétariat révolutionnaire -et donc organisé en force, en parti- constitue l'unique limite à la séparation de l'homme avec les autres hommes, l'unique résolution de ce fractionnement de l'être humain lui-même. Dans la lutte seule réapparaissent les embryons de la communauté que nous formons comme espèce. En s'opposant collectivement au système qui nous détruit, en affirmant nos perspectives d'abolition définitive d'une société divisée en classes, en proposant une continuité et un cadre camarade à l'organisation de notre lutte, nous réaffirmons la réalisation de notre individualité dans la force d'un être collectif, commun, communiste.
Face à l'égoïsme démocratique qui voit des individus enjamber sans même un regard des corps étrangers agonisants, réapparait la conscience embryonnaire de l'espèce sous forme de la solidarité de classe. "Ce que tu fais à un frère de classe, c'est à moi que tu le fais"! Par exemple, en dégageant des mains des flics un frère de classe inconnu, nous exprimons l'organicité de notre être comme classe, et cela impersonnellement. Impersonnellement, non pas dans le sens où ne reconnaîtrions aucune "personnalité" chez notre camarade, mais bien dans celui du désintérêt que nous accordons -en tant que classe- à connaître les noms et adresses, goûts et couleurs, d'un de nos membres avant de le secourir.
On voit dans cet exemple que la liberté n'existe pas. Ou mieux dit, que si cette liberté individuelle existe, il faut la détruire. Car nous ne sommes pas "libres" de choisir si oui ou non notre "libre arbitre" s'accommode de cette action de solidarité élémentaire. C'est notre existence comme embryon de communauté qui exige, qui rend nécessaire l'action. La dictature des besoins humains s'affronte à celle de la valeur et, dans cet exemple, le moment où je suis le plus "libre", le moment où, comme partie de communauté, j'exprime le plus mon humanité c'est le moment où je fais ce qui est le plus nécessaire, c'est le moment où mon poing s'abat sur la gueule du salaud qui se prépare à torturer mon camarade. Dans l'action commune contre l'Etat et le capital renaît d'une manière embryonnaire la communauté. Ici réapparaît la communauté. Dans la lutte. Dans la lutte de notre classe pour affirmer nos intérêts. Et donc dans l'organisation.
Face à cette société d'êtres atomisés qu'est le monde de la marchandise, l'organisation dans la lutte est la seule direction humaine qui puisse permettre à notre classe d'affirmer en préfiguration la communauté future, le communisme. Mais la difficulté à faire entendre ce fait aujourd'hui est à la hauteur de la séparation que l'échange marchand, puis le capital réalisèrent en réduisant les rapports sociaux à des relations concurrentes articulées autour de la liberté individuelle. Parler d'organisation, surtout en période de paix sociale, c'est parler du diable. La liberté individuelle est à ce point ancrée dans les corps, que toute suggestion pour rapprocher les plus élémentaires besoins communs (s'associer pour aller gueuler contre un propriétaire, par exemple) est vécue comme une agression. La liberté individuelle se dresse face à toute tentative organisative. Et c'est encore au nom de cette même liberté individuelle ou de la liberté du travail que la grève est brisée lorsque la paix sociale domine.
Dans les moments de lutte bien sûr, l'organisation apparaît comme un besoin naturel; la liberté individuelle est détruite par la solidarité et la structuration en parti des prolétaires. La conception de l'"homme libre" bascule complètement, et celui qui argue de sa liberté individuelle pour refuser d'accomplir ce que la communauté en lutte veut accomplir, est considéré comme le pire des esclaves: un esclave de l'égoïsme. L'organisation du prolétariat détruit la liberté individuelle et redéfinit l'homme libre à partir de sa capacité à se relier à la communauté de lutte.
Voici une brève description de la négation de la liberté individuelle au cours du processus d'organisation en force du prolétariat. Il s'agit des louanges et du regard étonné que Bakounine pose sur la discipline commune et l'organisation qu'il constate chez les prolétaires, au cours du mouvement révolutionnaire de 1848 à Paris:
"Dans chaque rue, presque partout, des barricades dressées comme des montagnes et s'élevant jusqu'aux toits; sur ces barricades, entre les pierres et les meubles endommagés, tels des Géorgiens dans leurs gorges, des ouvriers en blouse pittoresque, noirs de poudre et armés jusqu'aux dents (...). Ce qui frappe surtout en eux, c'est leur profond instinct de la discipline; dans leurs casernes, il ne pouvait y avoir ni ordre établi, ni lois, ni contrainte; mais plût à Dieu que n'importe quel soldat régulier sût obéir avec autant d'exactitude, deviner aussi bien les désirs de ses chefs et maintenir l'ordre aussi strictement que ces hommes libres; ils demandaient des ordres, ils demandaient des chefs, obéissaient avec minutie, avec passion..."
-M. Bakounine, Confession (lettre au tsar), 1857-
L'organisation en force -le parti- est une étape indispensable de la négation humaine de la sinistre liberté individuelle marchande. C'est le premier pas vers une communauté dictée par le souci de répondre aux besoins humains; c'est la préfiguration d'une société animée par la volonté de faire primer l'amour de la communauté sur l'égoïsme des individus. Nous parlons d'étape et de préfiguration pour définir le parti révolutionnaire parce que nous avons bien conscience que cette négation organisée de l'égoïsme capitaliste ne trouvera sa véritable mesure que sous le communisme, c'est-à-dire lorsque les contradictions de classe auront complètement disparu et que la nécessité même d'un parti, comme médiation vers la communauté, se sera elle-même fondue dans l'existence d'une espèce humaine enfin réunifiée.
Affirmer la nécessité de l'organisation, du parti révolutionnaire, tel que l'ont fait avant nous des révolutionnaires comme Marx, Bakounine, Pannekoek, les marins de Cronstadt, Archinov, Florès Magon, Karl Plättner, les Communards ou tant d'autres encore..., c'est s'affronter sans concession à la liberté individuelle qui pose le "libre arbitre" comme condition préalable à toute action de parti.
Archinov, le célèbre compagnon de Makhno, n'a pas trouvé de mots assez durs pour dénoncer les anarchistes de salon, ces curés individualistes qui trouvaient dans le principe de la liberté, les justifications pour ne pas participer à la révolution en Russie, au début du siècle:
"Mais ceux qui n'ont pas la passion de la Révolution, qui réfléchissent en premier lieu aux manifestations de leur propre 'moi', comprennent cette idée (la libération de l'individu - NdR) à leur manière. A chaque fois qu'il s'agit d'organisation pratique, de grave responsabilité, ils se réfugient dans l'idée anarchiste de liberté individuelle, et se fondant sur cette dernière, tentent de se soustraire à toute responsabilité et d'empêcher toute organisation."
-Archinov, Histoire du mouvement makhnoviste, 1921-Nous parlons ici de la liberté au niveau d'abstraction où la bourgeoisie la saisit lorsqu'elle fait l'éloge du "libre arbitre". Et c'est précisément en opposition à ce "libre arbitre" (et aux tortures intellectuelles que se sont infligées des générations d'universitaires pour tenter infructueusement de le faire coller aux insolubles problèmes éthiques qui lui sont liés) que nous posons le cadre d'une communauté humaine, du communisme, comme réalisation dialectique de la vieille question philosophique cachée derrière la fameuse opposition entre "liberté" et "nécessité".
Malgré les désagréables connotations cognitives qui entourent son contenu, nous reproduisons ici en conclusion de ce chapitre, une citation d'Engels extraite de l'"Anti-Duhring" qui manifeste, en 1877 déjà, le dépassement de la sacro-sainte liberté d'appréciation et de jugement:
"La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu'elle devrait justement se soumettre."
-F.Engels, Anti-Dürhing-
"La liberté est le crime qui contient tous les crimes. C'est notre arme absolue."
Libre échange, libre entreprise, libre concurrence,... L'acharnement de l'économie à faire précéder chacune de ses catégories du mot "libre" a pour but de convaincre le citoyen du caractère achevé de la liberté capitaliste. Les références au libre individu et au libre arbitre viennent compléter politiquement l'arsenal idéologique de la bourgeoisie et cantonnent définitivement toute revendication de la liberté dans le cadre de la conservation du monde.-Sur les murs à Paris, 1968-
L'individu est aujourd'hui enfermé dans une conception de la liberté définie par les bornes de la marchandise. Lorsqu'il revendique "plus de libertés", son exigence se maintient la plupart du temps au niveau de la formulation de l'un ou l'autre reproche au capital sans jamais prendre pour référence le dépassement de la société capitaliste précisément fondée sur un type bien défini de liberté: la liberté marchande. Or, la liberté marchande n'est pas à critiquer, elle est à abolir. Le drame de tous ceux qui la considèrent incomplète est qu'ils gardent comme référence la liberté capitaliste, la liberté privée individuelle, et que chaque pas pour renforcer cette liberté individuelle conserve tous les stigmates des déterminations sociales capitalistes. Cette démarche les éloigne donc plus encore de la communauté humaine, les sépare plus encore des autres hommes. Plus de liberté individuelle signifie dans ce cadre plus de défense de ma propriété, de mon commerce, de mon travail, de la possibilité de me vendre, plus d'existence comme citoyen, comme marchandise, plus d'égoïsme.
Revendiquer plus de liberté dans ce contexte revient à pousser un peu plus le cou en avant pour sortir du collet qui nous enserre. Ou pour prendre une autre image, on pourrait comparer les jérémiades idéologiques pour "plus de liberté", à la demande du mouton d'élargir son enclos.
Voilà ce que ce texte a tenté de démontrer
Il est clair que nous n'aurons jamais trop d'arguments pour dénoncer la mystification capitaliste structurée autour de l'idéologie de la liberté, car la force de l'Etat est, comme nous l'avons développé au début de ce texte, d'avoir réussi à naturaliser l'existence de l'esclave salarié. L'"esclave libre" qu'est le prolétaire est plus que jamais considéré comme un fait éternel. Tout comme le monde de la marchandise se présente comme le destin de l'humanité, la destinée de l'homme se confond aujourd'hui avec celle de l'esclave salarié. Imposée et prêchée par l'Etat, la naturalisation de la liberté comme champ d'atomisation et d'isolement de l'homme par rapport à l'homme, permet que se reproduise chaque jour le mécanisme d'exploitation sans même que l'on ne trouve ce fait anormal.
Qu'un homme soit dépossédé du produit de son activité et que sa vie soit quotidiennement suspendue au bon vouloir de celui qui l'exploite; qu'on ne laisse à cet homme, sous forme d'un salaire, que la partie de valeur créée nécessaire à ce qu'il se reproduise comme esclave; qu'on soumette la vie de cet homme à l'intensification croissante de son exploitation et à la terreur permanente de ne plus pouvoir nourrir ses enfants; bref, qu'un homme soit chaque jour dépossédé de sa vie pour qu'un autre puisse faire fructifier son capital, voilà quelque chose qui n'a plus rien de surnaturel pour le citoyen libre. Mais parlons d'un esclave ou d'un serf et la société entière -le monde libre!- s'insurge contre la barbarie contenue dans un tel fait.
A ce titre-là, la liberté dont nous parlons contient l'épanouissement de tout ce qui est nié sous le capital: le temps, l'activité humaine, la jouissance, la communication, l'amour,...
De façon plus large encore, plus profonde, le règne de la liberté renvoie à cette période de l'histoire humaine où, sous le communisme, l'homme sera définitivement affranchi de toute limitation liée aux contraintes dictées par les nécessités de la production.
Mais cet état de libération totale des potentiels humains, cette situation de pleine liberté à laquelle nous faisons référence, et que nous préférons définir autour de l'existence d'une communauté d'hommes, autour d'une société débarrassée de tout Etat, autour du communisme, cette liberté donc, ne peut être confondue avec la liberté qui plaide contre le communisme, avec cette liberté qui n'a pour toute richesse que d'être le synonyme d'"autorisation".
"La liberté qui plaide contre le communisme, nous la connaissons, c'est la liberté d'asservir, la liberté d'exploiter à merci, la liberté des grandes existences, comme dit Renan, avec les multitudes pour marchepied. Cette liberté-là le peuple l'appelle oppression et crime..."
-Blanqui, Critique sociale-Le règne de la liberté tel qu'y font référence Marx et tant d'autres révolutionnaires, est un règne sans roi, sans autre souveraineté que celle de l'homme, de ses besoins, et c'est pour bien se démarquer des innombrables adulateurs capitalistes des diverses "Statues de la Liberté" que les révolutionnaires ont de tout temps défini leur référence à la liberté en opposition tranchée à la liberté marchande et capitaliste. C'est ce que nous allons rapidement illustrer maintenant en citant l'une ou l'autre expression révolutionnaire définissant une conception de la liberté basée sur la critique de la liberté politique, républicaine, privée, capitaliste,...
Pour suivre, voici quelques extraits du journal "El Productor" de La Havane à Cuba, dont Enrique Roig de San Martin fut un des principaux animateurs dans les années 1880/1890 (15). Publiés en 1888, sous le titre "Réalité et Utopie" et "Ouvriers avant tout", ces extraits marquent la continuité avec laquelle les révolutionnaires ont tenu à se démarquer de la camelote démocratique qui se cache derrière les prétendues libertés politiques.
"Liberté! Parole sacrée dont se sert la politique pour conduire des milliers d'hommes sur les champs de bataille à la recherche d'illusoires d'espérances! Talisman magique avec lequel les enrôleurs professionnels ont pu attirer les peuples! Appel sonore derrière lesquels nous courrons désemparés en quête de la mort! (...) Et tout cela pourquoi? Parce qu'on nous a dit que le système de gouvernement sous lequel nous vivons était despotique, cruel, inhumain et qu'en luttant pour la république, en lui offrant la victoire, nos enfants seraient heureux et notre manière de vivre enfin agréable..."
-Enrique Roig de San Martin, Réalité et Utopie, El Productor, 1888-La liberté est d'abord dénoncée comme le cri de ralliement des républicains ou de tout autre bourgeois qui cherche à parer ses conquêtes impérialistes et à les justifier sous cet étendard, en jurant ses grands dieux que les prolétaires qu'ils envoient sur les champs de bataille y trouveront leur compte...
"Et le peuple patient part à la recherche de ses honorables aspirations, laissant un bras par-ci, une jambe par-là, et la vie en tous lieux... Quand ils reviennent, si quelques-uns de ceux qui s'en allèrent ont la chance de revenir, ils se rendent compte que malgré le sang versé la patrie n'est pas libre, la gloire est pour les autres, la liberté est leur esclavage, et la victoire la misérable ascension des moins nombreux sur les plus nombreux."
-Enrique Roig de San Martin, Réalité et Utopie, El Productor, 1888-L'addition est salée pour ceux qui, trop crédules, ont répondu à l'appel des patriotes:
"Vive la liberté! s'exclame le peuple, transporté d'enthousiasme... Et le temps passe. Un président extrêmement instruit a dirigé le destin de la patrie pendant quelques années et les fils déguenillés du malheureux qui lutta pour les libérer, se retrouvent comme avant, affamés et ignorants..."
-Enrique Roig de San Martin, Réalité et Utopie, El Productor, 1888-C'est avec force et conviction que les militants de "El Productor" rappellent l'expérience directe inscrite dans la chair du prolétariat: face à la misère, il n'y a pas de liberté! Et tant qu'existeront des classes sociales, poursuivent nos camarades, il ne pourra être question de véritable liberté:
"C'est pour cela que nous avons affirmé à diverses reprises que les grands principes proclamés par la révolution française furent stériles pour le prolétariat. En effet, à quoi cela sert-il de proclamer l'égalité, la liberté et la fraternité si nous ne sommes pas des êtres égaux, libres et fraternels étant données les différences de conditions sociales."
-Enrique Roig de San Martin, Réalité et Utopie, El Productor, 1888-D'une manière plus approfondie, l'article poursuit en opposant la "liberté économique" à la "liberté politique":
"Et les peuples aujourd'hui sont esclaves et ils le seront chaque fois plus, malgré les tant vantées libertés dont ils jouissent, parce qu'ils sont attachés par de puissantes chaînes à la misère, sans autre espérance que d'être plus libre politiquement parlant alors qu'une invention qui devrait leur appartenir leur est toujours inaccessible et sera accaparée par les capitalistes pour les soumettre au règne de l'indigence. Ceci est la réalité aujourd'hui et ce sera celle de demain: plus de liberté, mais plus de faim..."
-Enrique Roig de San Martin, Réalité et Utopie, El Productor, 1888-
"Sous tel régime, nous aurons peut-être une liberté politique supérieure que sous tel autre, mais notre esclavage économique sera le même quel que soit le gouvernement. Ce que nous venons de dire est tellement évident qu'il n'y a pas un seul travailleur pour ignorer ce qu'endurent ses camarades, que ce soit en Suisse ou aux Etats Unis où ils jouissent pourtant d'une si grande liberté. S'affranchir économiquement doit être l'objectif principal des classes prolétariennes qui aspirent à être libres, et pour cela le Socialisme met à leur disposition les moyens nécessaires. Prétendre que la politique doit les mettre en possession de la liberté à laquelle en tant qu'hommes ils ont droit, est une ambition qui n'a comme résultat que de les détourner du point unique vers lequel ils doivent diriger leurs pas."
-Enrique Roig de San Martin, Ouvriers avant tout, El Productor, 1888-En opposant l'urgence d'une "liberté économique complète" à la liberté politique, les protagonistes de "El Productor" situent la révolution dans la transformation radicale de la société: ce n'est pas de gouvernement qu'il faut changer, c'est le principe même de gouvernement qu'il faut abattre, c'est la politique qu'il faut détruire. Changer l'Etat et le rendre plus libre ne sert à rien, il faut "rompre la loi du salaire qui opprime les ouvriers,... briser cette loi essentiellement économique" poursuit "El Productor", établissant ainsi l'abolition du salariat comme seul projet social.
Ici encore donc, la liberté revendiquée par le communisme en appelle à l'affranchissement de la totalité -le salariat, l'Etat, les classes- et s'affirme comme une rupture avec la mesquine liberté "politique" de la démocratie. Cette liberté-là, c'est l'esclavage des prolétaires, nous dit encore "El Productor". Car que se passe-t-il pour un prolétaire qui a "conquis" la liberté politique, demande "El Productor" dans un autre extrait?
"(Le gouvernement dira) que vous êtes libres, égaux et frères...
Et tout continuera comme auparavant. Le travailleur, le salarié, restera le salarié, c'est-à-dire l'esclave du capitaliste. Autant accorder à un paralytique la liberté de marcher..."
-Enrique Roig de San Martin, Démocratie et Socialisme (III), 1888-Nous n'insisterons jamais assez sur le fait que la référence à la liberté, du point de vue du communisme, est indissociable de la critique de la liberté marchande dominante.
En opposant lui aussi "liberté politique" et "liberté économique", Ricardo Flores Magon prolonge la démarcation qu'opèrent les militants de "El Productor" entre les conceptions bourgeoises et les conceptions communistes:
"Une fois de plus, il faut le dire: la liberté politique ne donne pas à manger au peuple; il faut conquérir la liberté économique, base de toutes les libertés, et sans laquelle la liberté politique n'est qu'une sanglante ironie qui transforme le Peuple-Roi en roi des bouffons; parce que si dans la théorie il est libre, dans la pratique il est esclave. Il faut donc prendre possession de la terre: l'arracher des griffes de ceux qui la détiennent, et la donner au peuple. Alors, les pauvres auront du pain; alors, le peuple pourra être libre;..."
-R. Flores Magon, Liberté, égalité, fraternité, 1910-S'il est donc très clair que la revendication de liberté économique s'apparente, pour "El Productor" comme pour Ricardo Flores Magon, à la négation du travail salarié, nous pensons qu'il est néanmoins préférable de formuler explicitement la destruction de l'économie (et donc de la liberté économique) comme perspective prolétarienne. En effet, l'économie renvoie aux conséquences pour l'homme d'une organisation du monde articulée autour de la valeur; il ne peut donc y avoir d'économie communiste ou d'économie "libérée" du capital. La "liberté économique" ne peut consister qu'en une totale destruction de l'économie parce que cette dernière retient l'homme prisonnier de la loi de la valeur, une loi qui ne veut reconnaître dans les choses que le temps de travail social qui y est cristallisé, abstraction faite de l'homme concret et de son activité réelle, de son humanité.
De plus, l'aspiration à la "liberté économique" pourrait nous faire oublier, comme nous l'avons développé dans ce texte, que nous sommes "libres" économiquement, c'est-à-dire que comme marchandises, nous sommes effectivement libres de vendre ou non notre force de travail, de la même manière qu'un autre homme libre (le capitaliste) peut ou non décider de l'acheter, et que c'est là que réside précisément notre esclavage.
Il n'en demeure pas moins que derrière cette distinction entre liberté "économique" et liberté "politique" est contenue une démarcation fondamentale avec le réformisme bourgeois, avec la social-démocratie toujours prêts à présenter une "liberté politique" comme une conquête du prolétariat alors qu'elle ne constitue qu'une chaîne supplémentaire. Au delà de l'imprécision terminologique et de la confusion conceptuelle propre à l'ensemble des mouvements révolutionnaires de l'époque, l'exhortation à la lutte pour la libération "économique" (c'est-à-dire sociale, dans ce sens) manifeste l'aspiration à une liberté qui repose non pas sur tel ou tel "droit" (de réunion, de vote, de grève,...), mais bien sur l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme. Il n'y a pas d'autre véritable liberté pour l'humanité.
"La liberté ne peut exister tant que les lois seront faites par une partie de la société pour que l'autre partie leur obéisse."
-R. Flores Magon, Liberté, égalité, fraternité, 1910-Et c'est ce même contenu qu'il faut voir derrière le mot d'ordre "Terre et Liberté", un mot d'ordre lancé par Ricardo Flores Magon et ses camarades et qui devint un des slogans principaux du prolétariat au cours de la lutte qu'il mena au Mexique au début du siècle.
Mais nous ne résisterons pas à reprendre ici un célèbre éloge au monde nouveau pour lequel les communistes se battent depuis des siècles. La citation qui suit est de Bakounine et date de 1870. Ici encore, la richesse et la force de l'affirmation de la liberté comme totalité se référant à l'humanité libérée reposent sur la négation des libertés formelles bourgeoises et de la liberté individualiste.
"Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l'unique milieu au sein duquel puisse se développer et grandir l'intelligence, la dignité et le bonheur des hommes; non de cette liberté toute formelle, octroyée, mesurée et réglementée par l'Etat, mensonge éternel et qui en réalité ne représente jamais rien que le privilège de quelques uns fondé sur l'esclavage de tout le monde; non de cette liberté individualiste, égoïste, mesquine et fictive, prônée par l'école de J.-J.Rousseau, ainsi que par toutes les autres écoles du libéralisme bourgeois, et qui considère le soi-disant droit de tout le monde, représenté par l'Etat, comme la limite du droit de chacun, ce qui aboutit nécessairement et toujours à la réduction du droit de chacun à zéro.
Non, j'entends la seule liberté qui soit vraiment digne de ce nom, la liberté qui consiste dans le plein développement de toutes les puissances matérielles, intellectuelles et morales qui se trouvent à l'état de facultés latentes en chacun; la liberté qui ne reconnaît d'autres restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre nature; de sorte qu'à proprement parler il n'y a pas de restrictions, puisque ces lois ne nous sont pas imposées par quelque législateur du dehors, résidant soit à côté, soit au-dessus de nous;..."
-M. Bakounine, La Commune de Paris et la notion de l'Etat, 1870-Bakounine poursuit en insistant plus précisément encore sur le fait que cette liberté à laquelle il aspire ne se construit pas sur base de l'individu borné: il élargit clairement la notion de développement libre de l'individu à la communauté, à la notion de solidarité.
"J'entends cette liberté de chacun qui, loin de s'arrêter comme devant une borne devant la liberté d'autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l'infini; la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous, la liberté par la solidarité,..."
-M. Bakounine, La Commune de Paris et la notion de l'Etat, 1870-Mais cette liberté ne tombe pas du ciel. Ce n'est pas un idéal à construire en dehors des contradictions réelles du monde réel, et pour conclure son envolée sur cette définition communiste de la liberté, il mentionne la lutte contre l'Etat, contre tous les Etats, comme l'unique mouvement qui en permettra la réalisation.
"(J'entends) la liberté, qui après avoir renversé toutes les idoles célestes et terrestres, fondera et organisera un monde nouveau, celui de l'humanité solidaire, sur les ruines de toutes les Eglises et de tous les Etats."
-M. Bakounine, La Commune de Paris et la notion de l'Etat, 1870-Près d'un siècle plus tard, Bordiga insistera quant à lui sur l'importance de l'organisation en classe, en parti révolutionnaire pour assumer le processus libérateur, pour affirmer le saut de qualité que constitue le règne de la liberté:
"(le parti révolutionnaire) représente la société communiste de demain, et c'est le sens du saut (Marx-Engels) du régime de la nécessité à celui de la liberté que n'accomplit pas l'homme face à la société, mais l'espèce humaine face à la nature."
-A. Bordiga, Le contenu original du programme communiste, 1958-Au delà du processus de renversement qui intervient dans la praxis du prolétariat lorsqu'il agit consciemment comme classe en fonction de son programme -le communisme-, Bordiga souligne ici l'importance déterminante pour l'espèce humaine, du passage d'objet à sujet, de la transformation de son existence soumise à la nécessité (et dont la société capitaliste est une expression) à une existence déterminée par la liberté.
Parvenus ici, nous pouvons maintenant élargir le champ d'abstraction auquel nous nous situons, en concluant ce texte sur un des développements historiques de Marx à propos de l'opposition entre le règne de la nécessité et celui de la liberté.
Rappelons une dernière fois que pour Marx aussi, la liberté telle que la conçoit la bourgeoisie est une liberté inhumaine et à détruire:
"Dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend par liberté le libre-échange, la liberté d'acheter et de vendre (...) L'abolition de cet ordre, la bourgeoisie l'appelle fin de la personnalité et de la liberté! Elle n'a pas tort. Il s'agit bel et bien de supprimer la personnalité, l'indépendance et la liberté bourgeoises."
-K. Marx, Manifeste du Parti Communiste, 1848-C'est donc la liberté d'acheter et de vendre, et toutes ses conséquences, que les communistes veulent détruire à jamais. La valeur et l'échange marchand dominent les hommes. Le capital fonctionne comme un monstre autonome valorisant sans cesse son être propre et, comme système, il empêche le processus productif de satisfaire l'humanité. C'est bien de ce système qu'il faut se libérer, nous dit Marx. En s'organisant en classe, en se structurant en un seul parti révolutionnaire international, les prolétaires préparent "le renversement violent de tout l'ordre social, tel qu'il a existé jusqu'à présent."
Le renversement de la société bourgeoise une fois opéré, la liberté marchande une fois détruite, l'homme n'est sans doute pas encore complètement affranchi du règne de la nécessité. Les exigences du processus productif continuent en effet à déterminer au sein de la sphère de la production la lutte contre la nécessité, c'est-à-dire le combat pour répondre à l'ensemble des besoins des hommes (16). Mais si la liberté ne s'affirme pas encore comme règne, elle se manifeste déjà d'une toute autre manière et avec un contenu tout différent. Elle exprime son caractère communiste dans l'affirmation des besoins humains face à la dictature des échanges marchands. A ce stade, nous dit Marx...
"(...) la liberté ne peut consister qu'en ceci: les producteurs associés -l'homme socialisé- règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en subsiste pas moins. C'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté..."Marx avait précisé peu avant dans ce même texte, le champ dans lequel il situait ce règne de la liberté:
"A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite."
-K. Marx, Le capital, livre III, conclusion, Ed. La pléiade II, p.1487-
La Liberté
- Sans doute, mais... - Ainsi moi qui vous parle, Monsieur, j'ai l'absolue conscience de mon entière liberté. Je suis pourtant né de parents modestes, mon père était cantonnier, sous d'autres régimes, j'eusse été immédiatement assimilé à un serf, et fusse devenu la propriété d'un quelconque seigneur. Tandis que grâce à la République, Monsieur, quoique d'origine pauvre, je naquis citoyen libre. Au lieu d'être assimilé à une bête de somme, je choisis librement ma profession, ou plutôt mon père choisit librement pour moi le patron qui devait vivre de mon travail. J'étais très malheureux, Monsieur, au sens matériel du mot, mon salaire était dérisoire et mes charges lourdes, mais lorsque le soir venu, je me regardais dans la glace, je me disais: Voilà un homme libre et cela me rendait fier. A 18 ans, je m'engageai librement dans le corps qui me plût, et j'appréciai hautement cette liberté qui me permit de faire la campagne de Madagascar et de rapporter cette médaille qui sera l'honneur de toute ma vie. Je ne vous conterai point les libertés qu'on nous laissa sur les Hovas, les journaux les ont amplement dépeintes. Depuis, Monsieur, je n'ai fait que bénir la République, je suis un employé subalterne et ne touche pas de gros émoluments mais j'ai la conscience d'un honnête homme et la dignité d'un citoyen libre. Autrefois, sous l'empire, on était grugé par une bande d'aristocrates, sortant d'on ne sait où, tandis qu'aujourd'hui nous avons la liberté de choisir nous-mêmes nos maîtres, et si ceux-là déplaisent, d'en changer tous les quatre ans; n'appréciez-vous pas cet avantage. - Grandement. - Nous avons la liberté de parler, d'écrire, de boire, de fumer, même de nous enivrer si cela nous convient, sauf naturellement dans les cas prévus par la loi, qui est le contrat librement consenti par des citoyens libres. - Mais, lui dis-je, ne croyez-vous pas que certaines libertés sont assez désagréables, la liberté de coucher sous les ponts par exemple lorsqu'on ne peut payer son terme. Il fit une moue dédaigneuse. - Pour les vagabonds peut-être, les sans-abris, les sans-travail, les déchets. - Mais enfin, répliquai-je un peu colère, il y a bien des cas, la maladie, le chômage que sais-je, qui ne vous laissent d'autre liberté que celle de crever de faim. - Erreur, Monsieur, dit-il sentencieusement, les honnêtes gens n'ont rien à craindre de ces éventualités; dans ma partie par exemple, il n'y a jamais de chômage, et les gens dont vous parlez sont ceux qui ont fait un mauvais usage de la liberté. - Mais enfin, vous qui parlez constamment de liberté, qui êtes-vous donc? - Moi, Monsieur, je suis gardien de prison. |
La social-démocratie, en tant que parti bourgeois pour les ouvriers, tire son programme d'une positivation des aspects de la société actuelle et d'une apologie des différentes institutions du monde bourgeois. La définition même de la social-démocratie, qui représente historiquement l'alliance (c-à-d. la dissolution) du parti social (prolétarien) avec le parti démocrate (bourgeois), contient la positivation "socialiste" de la démocratie. De Bernstein à Luxembourg et Kautsky, le réformisme s'est toujours fixé comme but final la conciliation de la démocratie (qui n'est rien d'autre que l'organisation sociale propre à la société marchande garantissant la dictature de la bourgeoisie) avec le socialisme; un projet qui se manifestera dans tous ses textes (du siècle passé ou de ce siècle-ci) et jusque dans son nom lui-même (parti social-démocrate)."En face de la bourgeoisie coalisée s'était formée une coalition de petits-bourgeois et d'ouvriers, le parti soi-disant social-démocrate. (...) On amputa les revendications sociales du prolétariat de leur pointe révolutionnaire pour leur donner une tournure démocratique; on dépouilla les revendications démocratiques de la petite-bourgeoisie de leur forme purement politique pour faire ressortir leur pointe socialiste. C'est ainsi que naquit la social-démocratie. (...) Le caractère particulier de la social-démocratie se résume en ce que l'on exigeait des institutions républicaines démocratiques non comme un moyen pour abolir deux extrêmes, à la fois le capital et le travail salarié, mais pour atténuer leur opposition et la changer en harmonie. Si diverses que soient les mesures qu'on puisse proposer pour atteindre ce but, quelles que soient les illusions plus ou moins révolutionnaires dont il puisse se parer, le fond reste le même. Ce fond, c'est la transformation de la société par la voie démocratique, mais une transformation dans les limites petites-bourgeoises."-Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Pléiade, Politique I, p.466-
Pas étonnant dès lors que la social-démocratie ait tenté par tous les moyens de positiver et d'embellir le visage de l'Etat en défendant la nécessité de le rendre "libre", "populaire", "démocratique",... Il s'agit d'une tendance historique inhérente à l'Etat bourgeois dans la mesure où celui-ci ne peut pleinement accomplir sa fonction que s'il cache sa véritable nature de classe, son caractère intrinsèquement despotique, et se présente comme populaire (et non pas bourgeois!), comme démocratique, comme le représentant de l'ensemble de la société (et pas seulement de la classe dominante!), comme le garant de la réalisation des idéaux de la liberté (et non de la dictature!).
Rien de plus normal donc que cette tendance historique se soit manifestée très tôt et ait été formulée de façon explicite par ces secteurs ou partis bourgeois spécialement conçus pour encadrer et neutraliser les ouvriers. Cette tendance s'est concrétisée, au moins depuis la seconde moitié du siècle passé, par un ensemble de réalisations et de structurations de l'Etat capitaliste plus ou moins ouvertement appuyées par les partis socialistes. De Bismarck à Bonaparte, de l'Etat stalinien aux Etats populaires des pays dits socialistes, la revendication appelant à rendre l'Etat plus populaire et exigeant la liberté pour l'Etat bourgeois est demeurée une constante idéologique de la dictature capitaliste, défendue à d'innombrables reprises par les héritiers avoués ou cachés de la frange historique la plus classique de la social-démocratie: la social-démocratie allemande.
C'est pourquoi dans un travail aussi important à propos de la liberté, et plus particulièrement à propos de la revendication démocratico-bourgeoise de la liberté comme expression du développement marchand de la société, il nous a semblé indispensable d'inclure un appendice traitant de la revendication social-démocrate classique de l'Etat libre (revendication qui contient un ensemble de requêtes démocratiques telles "la liberté de la Science", "la liberté de la conscience", etc). Dans la mesure où l'exigence d'un Etat libre est indissociable de celle d'un Etat populaire (ou encore, d'un Etat démocratique), on comprendra également que nous ayons trouvé pertinent d'analyser conjointement ces revendications et de les soumettre ensemble à la critique de notre parti.
Tout ceci nous permettra, en nous inspirant de textes classiques produits par des militants révolutionnaires, de faire ressortir notre conception historique de la destruction révolutionnaire de l'Etat et d'affirmer:
Au cours de la dite révolution française se polarise déjà clairement, en rapport à la liberté de l'Etat, d'un côté le programme bourgeois, le programme réformiste pour les ouvriers, le programme social-démocrate et de l'autre le programme révolutionnaire généré et affirmé par le prolétariat dans sa lutte.
Buonarroti explique par exemple dans sa "Conspiration pour l'Egalité" que ceux qui participèrent à la conspiration révolutionnaire ("les amis de l'Egalité") savaient qu'aussi démocratique soit une constitution, elle ne peut garantir le bonheur, et qu'il est donc indispensable auparavant d'"anéantir la contradiction établie par nos institutions (...) et arracher aux ennemis naturels de l'égalité les moyens de tromper, d'effrayer et de diviser: (...) ils savaient enfin, et l'expérience n'a que trop justifié depuis leur manière de voir, qu'établir, sans ces préliminaires, l'ordre constitutionnel des élections, c'est abandonner le pouvoir aux amis de tous les abus, et perdre à jamais l'occasion d'assurer la félicité publique." Après quoi Buonarroti ajoute cette note significative: "Tant que les choses resteront comme elles sont, la forme politique la plus libre ne sera avantageuse qu'à ceux qui peuvent se passer de travailler..." (2)
Nous allons maintenant citer quelques paragraphes clés du programme approuvé par le Congrès de Gotha du Parti ouvrier allemand. Rappelons que le Congrès de Gotha a lieu du 22 au 27 mai 1875 et qu'il marque la constitution de la social-démocratie allemande en grand parti "marxiste" de masse (3). C'est ce parti qui devient, à partir de là, le modèle de la social-démocratie pour l'ensemble du monde. Cette organisation -appelée désormais Parti ouvrier socialiste d'Allemagne- est le résultat de la fusion opérée lors de ce Congrès entre le Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne des dits "marxistes", ou eisenachiens, dirigés par Bebel et Liebknecht, et l'Association générale des ouvriers allemands, organisation lassallienne dirigée par Hasenclever, Tölcke et d'autres (4).
"La classe des travailleurs oeuvre à sa libération tout d'abord dans le cadre de l'Etat national actuel, consciente que le résultat nécessaire de ses efforts, communs aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples."On notera qu'ici, comme dans tant d'autres programmes réformistes, la clé de la politique bourgeoise pour les ouvriers consiste invariablement à intégrer le prolétariat à l'Etat. De même, l'émancipation n'est pas conçue comme une rupture avec l'ordre bourgeois dans son ensemble, mais comme quelque chose d'interne au "cadre de l'Etat national actuel", pour reprendre les termes du Parti ouvrier allemand. La confusion conceptuelle -évidente ici mais propre à toutes les formulations social-démocrates à propos de l'Etat- fait elle-même partie de cette stratégie cherchant à subsumer le prolétariat dans une politique qui l'encadre et le maintient au sein même de l'Etat. Non seulement on ignore, on occulte l'Etat en tant que pouvoir organisé de la classe dominante, mais en plus on entretient l'équivoque quant à sa nature, et du coup on ne sait jamais trop bien si on parle de l'appareil gouvernemental ou d'un pays, d'une situation donnée, d'un état donné ou de la société actuelle: les termes "Etat national actuel" synthétisent toutes ces confusions parce qu'ils cherchent à enfermer le prolétariat dans une politique nationale, à le maintenir divisé par pays. Ces équivoques et confusions programmatiques constituent l'antécédent idéologique des conceptions marxistes-léninistes postérieures propres au "socialisme en un seul pays", à l'Etat ouvrier (dégénéré ou non), aux Etats populaires et plus largement à toutes les républiques démocratiques populaires qui ont vu le jour au cours de ce siècle en Russie, en Chine, en Europe de l'Est, en Albanie, à Cuba, en Corée,... D'où l'importance de la critique réalisée sur cette question par le parti révolutionnaire tout au long de son histoire."Partant de ces principes, le Parti ouvrier allemand milite par tous les moyens légaux, pour l'Etat libre et pour la société socialiste..."
"Pour préparer les voies à la solution des questions sociales, le Parti ouvrier allemand réclame l'établissement de coopératives de production avec l'aide de l'Etat, sous le contrôle démocratique du peuple laborieux."
-Extraits du Programme du Parti ouvrier allemand, 1875-
Le programme officiel de la social-démocratie insiste sur:
A. "Libre fondement de l'Etat".Face à ces péroraisons sur comment rendre l'Etat plus libre, plus populaire, plus démocratique,... tous les révolutionnaires de l'époque ont réagi.B. "Le Parti ouvrier allemand revendique comme base intellectuelle et morale de l'Etat:
1. "L'éducation populaire (Volkserziehung), générale et égale, assurée par l'Etat..."
Il nous suffira pour commencer (et ce indépendamment des désaccords programmatiques que nous pouvons avoir avec Bakounine) de mettre en exergue l'excellente critique que fit ce camarade de la conception social-démocrate de l'Etat populaire et libre; une critique violente, ouverte, claire et publique, qui a même inspiré Marx et Engels.
"Entre la monarchie et la république la plus démocratique, il n'y a qu'une différence notable: sous la première, la gent bureaucratique opprime et pressure le peuple, au nom du roi, pour le plus grand profit des classes possédantes et privilégiées, ainsi que dans son intérêt propre; sous la république, elle opprime et pressure le peuple de la même manière pour les mêmes poches et les mêmes classes, mais, par contre, au nom de la volonté du peuple. Sous la république, la pseudo-nation, le pays légal, soi-disant représenté par l'Etat, étouffe et continuera d'étouffer le peuple vivant et réel. Mais le peuple n'aura pas la vie plus facile quand le bâton qui le frappera s'appellera populaire."Ces affirmations programmatiques balisent de leur clarté le chemin accidenté de la constitution du prolétariat en parti révolutionnaire opposé à tout Etat bourgeois; elles constituent des jalons décisifs de la critique de la démocratie, de la république populaire, de la liberté politique.-M.Bakounine, Etatisme et anarchie, Oeuvres complètes, vol.4, Ed. Champ Libre, p.219-
"Ainsi, aucun Etat, si démocratiques que soient ces formes, voire la république politique (souligné par Bakounine, NdR) la plus rouge, populaire uniquement au sens de ce mensonge connu sous le nom de représentation du peuple, n'est en mesure de donner à celui-ci ce dont il a besoin, c'est-à-dire la libre organisation de ses propres intérêts, de bas en haut, sans aucune immixtion, tutelle ou contrainte d'en haut, parce que tout Etat, même le plus républicain et le plus démocratique, même pseudo-populaire comme l'Etat imaginé par M. Marx, n'est pas autre chose, dans son essence, que le gouvernement des masses de haut en bas par une minorité savante et par cela même privilégiée, soi-disant comprenant mieux les véritables intérêts du peuple que le peuple lui-même."Bakounine possédait une rigoureuse intelligence critique de tout type d'Etat et en particulier des conceptions démocratiques de l'Etat populaire et libre. Il mélangeait malheureusement cette compréhension avec une vision nationaliste et raciste des événements qui le mènera à considérer certaines races comme étatistes et d'autres comme non-étatistes, en situant les affirmations de la social-démocratie à propos de l'Etat populaire et libre, dans le cadre d'un complot allemand étatiste. Bakounine attribuait erronément à Marx et Engels, considérés comme les chefs tout puissants de ce parti (cf. plus loin), l'ensemble de la politique bourgeoise de la social-démocratie allemande, une politique dont ceux-ci n'étaient non seulement pas responsables, mais qu'ils n'avaient même jamais cessé de critiquer. Ceci dit, que Marx et Engels, par opportunisme assurément, n'aient pas rendues publiques les critiques qu'ils faisaient, et qu'ils n'aient jamais proclamé ouvertement leur rupture avec la social-démocratie tant de fois annoncée en privé (5), est une réalité qui a clairement contribué à forger cette fausse opinion chez Bakounine et à développer la confusion sur toute la ligne. Tout cela eut pour conséquence que les véritables divisions de classe opérées entre les positions social-démocrates et les positions révolutionnaires, entre les partisans de l'Etat libre et ceux de l'abolition de l'Etat, sont restées cachées derrière les querelles de chapelle entre marxistes et bakouninistes, entre "autoritaires" et "anarchistes", voire même entre différents courants nationalistes et racistes: opposition entre les "peuples historiques" d'un côté, et entre les slaves et latins de l'autre.-M.Bakounine, Etatisme et anarchie, (idem p.82)-
Mais revenons à la véritable rupture entre révolution et contre-révolution, revenons à la critique effectuée par l'ensemble des révolutionnaires à l'encontre du programme social-démocrate visant à réformer l'Etat sur des bases libérales et démocratiques:
"N'est-ce pas là une nouvelle preuve de cette vérité que nous défendons sans nous lasser, convaincu que de ce qu'elle sera universellement comprise dépend la solution immédiate de tous les problèmes sociaux, à savoir, que l'Etat, n'importe quel Etat, même s'il revêt les formes les plus libérales et les plus démocratiques, est nécessairement fondé sur la suprématie, la domination, la violence, c'est-à-dire sur le despotisme, camouflé si l'on veut, mais alors d'autant plus dangereux."
"... l'émancipation du prolétariat est absolument impossible dans quelque Etat que ce soit et (...) la première condition de cette émancipation est la destruction de tout Etat; or, cette destruction n'est possible que par l'action concertée du prolétariat de tous les pays, dont la première forme d'organisation sur le terrain économique est précisément le but de l'Association internationale des Travailleurs. (...). Mais les travailleurs autrichiens n'ont pas fait ces premiers pas indispensables et ils ne les feront pas, car ils seraient arrêtés net, dès le premier pas, par la propagande germano-patriotique de M. Liebknecht et autres démocrates socialistes qui se sont rendus avec lui à Vienne (...) dans le but justement de détourner le sûr instinct social des travailleurs autrichiens de la révolution internationale et de l'aiguiller vers l'agitation politique en faveur d'un Etat unifié, qualifié par eux d'Etat populaire, évidemment pangermanique - en un mot, pour la réalisation de l'idéal patriotique du prince de Bismarck, mais sur le terrain socialiste démocrate et au moyen de la propagande nationale dite légale. Dans cette voie, non seulement les Slaves, mais même les travailleurs allemands ne doivent pas s'engager pour la simple raison que l'Etat, dût-on l'appeler dix fois national et le décorer des attributs les plus démocratiques, serait nécessairement une prison; (...) dans ces conditions, nous nous garderons bien d'inciter nos frères d'origine à entrer dans les rangs du Parti de la démocratie socialiste des travailleurs allemands, à la tête duquel se trouvent avant tout, sous les espèces d'un duumvirat investi de pouvoirs dictatoriaux, MM. Marx et Engels, et derrière eux, ou au-dessous d'eux, MM. Bebel, Liebknecht et quelques Juifs préposés aux besognes littéraires; nous nous emploierons au contraire de toutes nos forces à détourner le prolétariat slave d'une alliance avec ce parti, nullement populaire, mais par sa tendance, ses buts et ses moyens purement bourgeois et, au surplus, exclusivement allemand, c'est-à-dire mortel pour les Slaves. Or plus le prolétariat slave doit repousser avec énergie, pour son propre salut, non seulement une alliance, mais même tout rapprochement avec ce parti - nous ne voulons pas dire avec les ouvriers qui sont dans ce parti, mais avec son organisation et surtout avec ses chefs qui sont partout et toujours des bourgeois - plus il doit, pour ce même salut, se rapprocher et se lier étroitement avec l'Association Internationale des Travailleurs. Le Parti des démocrates socialistes allemands ne doit pas être confondu avec l'Internationale (6) car le programme politico-patriotique de ce parti non seulement n'a presque rien de commun avec le programme de l'Internationale, mais il en prend littéralement le contre-pied."
"... ils deviennent (...) d'autant plus dangereux pour le peuple que leurs déclarations publiques sont libérales et démocratiques"
"Il faut être un âne, un ignorant ou un pauvre d'esprit pour s'imaginer qu'une constitution quelle qu'elle soit, fût-elle la plus libérale et la plus démocratique, puisse modifier, en l'adoucissant, le comportement de l'Etat à l'égard du peuple..."
"A l'époque, personne ne se doutait de cette vérité, devenue depuis évidente aux despotes les plus niais, que le régime dit constitutionnel ou parlementaire n'est pas une entrave au despotisme étatique, militaire, politique et financier, mais que, le légalisant en quelque sorte et lui donnant l'aspect trompeur d'un gouvernement du peuple, il peut lui conférer à l'intérieur plus de solidité et de force."
"Tout d'abord, conformément à l'Article 2, le Parti ouvrier allemand milite pour l''Etat libre'. Que veut dire: Etat libre? Le but des travailleurs qui se sont débarrassés de la mentalité bornée d'humbles sujets, n'est nullement de rendre l'Etat libre. Dans l'Empire allemand, l''Etat' est presque aussi 'libre' qu'en Russie (8). La liberté consiste a transformer l'Etat, organe érigé au-dessus de la société, en un organe entièrement subordonné à la société, et même aujourd'hui les formes de l'Etat sont plus ou moins libres dans la mesure où elles limitent la 'liberté de l'Etat'. Le Parti ouvrier allemand - du moins s'il fait sien ce programme - montre que les idées socialistes ne l'ont même pas effleuré; au lieu de considérer la société existante (...) comme le fondement de l'Etat existant (...), on traite, au contraire, l'Etat comme une entité indépendante qui possède ses propres fondements intellectuels et moraux, ses propres libertés. Enfin et surtout, quel monstrueux abus le programme ne fait-il pas des expressions 'Etat existant', 'société existante', et quelle confusion, plus monstrueuse encore, au sujet de l'Etat, à qui il adresse ses revendications! La 'société existante', c'est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins libérée des vestiges du moyen âge, plus ou moins modifiée par le développement historique particulier à chaque pays, plus ou moins évoluée (...). Cependant, les différents Etats des différents pays civilisés, en dépit de la multiplicité de leurs formes, ont tous ceci de commun: leur terrain, c'est la société bourgeoise moderne, avec un capitalisme plus ou moins développé. Ils ont donc certains caractères essentiels en commun. C'est en ce sens que l'on peut parler d''Etat existant' par opposition à l'avenir, quand le terrain où il s'enracine, la société bourgeoise, aura cessé d'exister. Dès lors, la question se pose: quelle transformation subira la forme-Etat dans la société communiste? En d'autres termes: quelles fonctions sociales y subsisteront, qui seront analogues aux fonctions actuelles de l'Etat? Cette question réclame une réponse qui ne peut être que scientifique, et ce n'est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu'on fera avancer le problème d'un pouce."
"Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l'une en l'autre. A cette période correspond également une phase de transition politique, où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat."
"Or le programme ne se réfère ni à cette dictature ni à la forme-Etat future de la société communiste. Ses revendications politiques ne contiennent rien de plus que la vieille litanie démocratique qui court le monde: suffrage universel, législation directe, justice populaire, milice du peuple, etc. Elles sont simplement l'écho du Parti populaire bourgeois, de la Ligue de la paix et de la liberté. Rien que des revendications qui, pour autant qu'elles ne sont pas exagérées par une imagination débordante, ont déjà été réalisées. Seulement l'Etat qui possède déjà ces institutions, ce n'est pas à l'intérieur de l'Empire allemand qu'il se situe, mais en Suisse, aux Etats-Unis, etc. Ce genre d''Etat de l'avenir' est un Etat existant, encore qu'il existe hors 'du cadre' de l'Empire allemand."
Marx dénonce le démocratisme et le légalisme et leur oppose la vieille position révolutionnaire en rappelant que c'est par la violence et par la force des armes que se résoudra la lutte de classe.
"Puisqu'on n'osa pas (...) réclamer la République démocratique (...) il ne fallait pas recourir à cette supercherie (...): réclamer des choses, qui n'ont de sens que dans une République démocratique, à un Etat qui n'est rien d'autre qu'un despotisme militaire à charpente bureaucratique, placé sous la protection policière, enjolivé de fioritures parlementaires (...); qui plus est, on ose assurer à cet Etat que l'on pourrait lui imposer de pareilles choses 'par des moyens légaux'! Même la démocratie vulgaire, qui voit dans la République démocratique le millénium et qui ne soupçonne guère que c'est précisément sous cette forme ultime de l'Etat de la société bourgeoise que devra se livrer la bataille définitive entre les classes, même cette démocratie est encore à cent coudées au-dessus d'un semblable démocratisme, confiné dans les limites de ce qui est permis par la police et prohibé par la logique."
"Par 'Etat', on entend en réalité la machine gouvernementale, autrement dit l'Etat en tant qu'il forme, par suite de la division du travail, un organisme spécial, séparé de la société: c'est ce qui ressort déjà de ces mots: 'le Parti ouvrier allemand revendique comme base économique de l'Etat un impôt unique et progressif sur le revenu, etc.' Les impôts sont la base économique de la machine gouvernementale et de rien d'autre. Dans l'Etat de l'avenir, tel qu'il existe en Suisse, cette revendication est quasiment satisfaite. L'impôt sur le revenu suppose les diverses sources de revenus des différentes classes sociales et, par conséquent, la société capitaliste. Donc rien d'extraordinaire si les 'financial reformers' de Liverpool -des bourgeois ayant à leur tête le frère de Gladstone- formulent la même revendication que le programme."
"L'éducation élémentaire égale pour tous? Qu'est-ce qu'on s'imagine en disant cela? Croit-on que, dans la société existante -nous n'en connaissons pas d'autre- l'éducation puisse être la même pour toutes les classes? Ou bien prétend-on forcer les classes supérieures à se contenter de l'enseignement restreint -l'école primaire- seul compatible avec la situation économique non seulement des travailleurs salariés, mais encore des paysans? 'Obligation scolaire pour tous. Enseignement gratuit': la première existe même en Allemagne, la seconde en Suisse et aux Etats-Unis pour les écoles primaires (...) Absolument à rejeter, c'est 'une éducation populaire par l'Etat'."
"'Liberté de la science', dit un paragraphe de la Constitution prussienne. A quoi bon en parler? 'Liberté de conscience'! A-t-on voulu en ce temps de kulturkampf rappeler au libéralisme ses vieux slogans? On ne pouvait le faire que sous cette forme: chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels, sans que la police y fourre son nez. Mais le Parti ouvrier devait à cette occasion exprimer sa conviction que la 'liberté de conscience' bourgeoise n'est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse et que pour sa part, il s'efforce plutôt de libérer les consciences de la hantise religieuse. Mais on préfère ne pas dépasser le niveau 'bourgeois'."
"(viennent ensuite) les péroraisons sur la 'libération du travail' au lieu de l'émancipation de la classe ouvrière, étant donné que le travail est de nos jours beaucoup trop libre!"
"D'ailleurs, en dépit de tout son cliquetis démocratique, tout le programme est de bout en bout infecté par la servile croyance de la secte lassallienne à l'Etat, ou -ce qui ne vaut guère mieux- par la croyance au miracle de la démocratie; plus exactement, c'est un compromis entre ces deux espèces de foi au miracle, également éloignées du socialisme."
"... le principe d'internationalisme du mouvement ouvrier est, en fait, complètement rejeté (...). Le programme pose comme seule revendication sociale l'aide de l'Etat lassallienne sous sa forme la plus nue, sous laquelle Lassalle l'a volée à Buchez (...) On ne pouvait infliger pire humiliation à notre Parti (10)! L'internationalisme rabaissé au niveau d'Amand Gögg, le socialisme à celui du républicain bourgeois Buchez qui avait posé cette exigence à l'encontre des socialistes pour les combattre!"
"L'Etat populaire libre est devenu un Etat libre. D'après le sens grammatical de ces termes, un Etat libre est un Etat qui est libre à l'égard de ses citoyens, c'est-à-dire un Etat à gouvernement despotique. Il conviendrait d'abandonner tout ce bavardage sur l'Etat, surtout après la Commune, qui n'était plus un Etat au sens propre (11). Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l''Etat populaire', bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon ("Misère de la philosophie" NdR), puis le Manifeste communiste disent explicitement qu'avec l'instauration du régime social socialiste, l'Etat se dissout de lui-même et disparaît (12). L'Etat n'étant qu'une institution temporaire, dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d'un 'Etat populaire libre': tant que le prolétariat a encore besoin de l'Etat, ce n'est pas pour la liberté mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l'Etat cesse d'exister comme tel. Aussi proposerions-nous de mettre partout à la place du mot 'Etat' le mot 'Gemeinwesen' (communauté), excellent vieux mot allemand, répondant très bien au mot français 'Commune'."
"Je termine, quoique chaque mot ou presque de ce programme qui, de plus, est rédigé en un langage terne et insipide, soit à critiquer. Il est tel qu'au cas où il serait adopté, Marx et moi ne consentirions jamais à adhérer à un parti nouveau édifié sur cette base et aurions à réfléchir très sérieusement à la position à prendre -aussi bien publiquement- envers lui. Songez qu'à l'étranger nous sommes tenus responsables de toutes les manifestations et actions du Parti ouvrier social-démocrate allemand. Ainsi, Bakounine dans sa 'Politique et anarchie' nous impute chaque mot inconsidéré prononcé ou écrit par Liebknecht depuis la fondation du Democratisches Wochenblatt (le journal démocratique publié à Leipzig de 1868 à 1869 sous la direction de Liebknecht NdR). On s'imagine que nous commandons d'ici à tout le mouvement, alors que vous savez, aussi bien que moi, que nous ne nous immisçons presque jamais dans les affaires intérieures du Parti (...). Mais vous comprenez bien que ce programme constitue un tournant qui pourrait très facilement nous faire décliner toute responsabilité concernant le parti qui l'a reconnu."
Nous n'allons pas entrer ici dans le détail de cette polémique et nous n'aborderons pas non plus les grossières falsifications qui en ont été faites par les différentes fractions du parti social-démocrate (depuis les "anarchistes" républicains jusqu'aux "communistes" démocratico-populaires), mais ce que nous tenons à affirmer, c'est que ce qui a été dit de cette polémique, ce qui a été vulgarisé sous forme de division entre marxistes et anarchistes est profondément faux. Cette fausse polarisation trouve sa source dans la vision sectaire que se portaient mutuellement les militants. Ainsi, le point de vue de Bakounine critiquant un Marx populiste et démocrate qui n'existe pas, se complétait de la vision qu'avait Marx de Bakounine: un Bakounine en permanente alliance dissolutive (et populiste) avec toutes sortes d'organisations bourgeoises (telle la fameuse Ligue pour la Paix et la Liberté), un Bakounine au projet réformiste visant à "abolir les différences de classes" au lieu des classes elles-mêmes... Une étude un peu plus sérieuse de Bakounine démontre qu'il n'a jamais été le populiste, le démocrate ou l'anti-autoritaire qu'en a fait par la suite l'"anarchisme" officiel (qui a été jusqu'à en faire un républicain!); une investigation scrupuleuse montrerait au contraire qu'il fut un partisan systématique de structures organisatives internationalistes au programme clairement révolutionnaire. De plus, à l'image de tout révolutionnaire sincère, il a été amené par le mouvement lui-même à admettre et à assumer la nécessité de la dictature pour en terminer avec le capitalisme, même si, à la différence de Marx et Engels qui ont toujours ouvertement revendiqué cette dernière en tant que dictature du prolétariat, Bakounine avait une conception beaucoup plus conspiratrice, secrète et élitiste de la dictature révolutionnaire: "Pilotes invisibles au milieu de la tempête populaire, nous devons la diriger, non par un pouvoir ostensible, mais par la dictature collective de tous les alliés. Dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel, et d'autant plus puissante qu'elle n'aura aucune des apparences du pouvoir" (13) (Lettre de Bakounine à Richard, 1er avril 1870).
Le poids de la falsification historique opérée par la social-démocratie autour de la division entre marxistes et anarchistes est énorme, mais nous terminerons ces commentaires critiques en insistant plutôt sur le contenu commun des attaques menées par les révolutionnaires à l'encontre de l'Etat libre. En effet, ce qui intéresse fondamentalement les révolutionnaires se situe au-delà de la dénonciation de cette falsification, au-delà de l'explication de la véritable polémique.
Il nous serait pourtant très aisé d'opposer aux familles idéologiques "anarchistes" et "communistes", de façon provocatrice mais en même temps très illustrée, l'exact opposé de ce qui se dit généralement. On pourrait ainsi plutôt critiquer chez Marx -et totalement à contre-courant des affirmations courantes- un côté quelque peu "libertaire et spontanéiste" qui l'a conduit de manière irresponsable à considérer peu après sa guerre avec Bakounine, que le parti du prolétariat n'avait plus besoin d'une organisation formelle internationale et qu'il fallait dissoudre l'AIT. De la même manière, on pourrait s'attarder sur le caractère totalement "partitiste" de Bakounine qui l'a poussé à mener une politique fractionniste au sein de cette même Internationale (14). Mais du point de vue de l'affirmation du programme révolutionnaire, l'antagonisme général entre réforme et destruction de l'Etat est une réalité bien plus fondamentale. Et ce n'est pas un hasard si c'est précisément cet antagonisme que les différentes tendances social-démocrates placent à l'arrière-plan en promotionnant la polémique Marx/Bakounine.
A l'encontre de cette occultation donc, ce que nous voulons souligner avec force ici, c'est que Marx, Bakounine et l'ensemble des militants révolutionnaires de l'époque ont critiqué le concept d'Etat libre et populaire de la social-démocratie et que cette critique les a conduits tout naturellement à affirmer (certes, sous une forme encore confuse et embryonnaire) la nécessité de la dictature révolutionnaire et de la destruction de tout Etat.
Ici aussi bien sûr, dans l'affirmation de cette nécessité de la dictature révolutionnaire, il y a une différence qualitative entre Marx et Bakounine, même si encore une fois, on constatera un renversement des positions en rapport à ce qui se dit généralement. D'habitude, on nous présente Marx comme partisan et Bakounine comme ennemi de la politique, et c'est vrai qu'il est des aspects de cette polémique qui prennent cette forme et où ils utilisent cette terminologie. Mais la réalité est totalement différente. Marx comprend la dictature du prolétariat comme une nécessité sociale et historique pour abolir la société du Capital, une nécessité dans laquelle l'action subjective, volontaire, politique est matériellement déterminée et doit se proclamer ouvertement. Et inversement, le soi-disant apolitisme de Bakounine, combiné à sa non-reconnaissance de la dictature sociale du prolétariat et à son désaveu de la nécessité historique de la dictature comme question sociale (contre la loi de la valeur), le mène à une conception totalement volontariste, secrète et donc politiciste de la dictature et du parti.
"(...) et pour sauver la révolution, pour la conduire à bonne fin, au milieu de cette anarchie, l'action d'une dictature collective, invisible, qui n'est revêtue d'aucun type de pouvoir et par là même plus efficace et plus puissante, l'action naturelle de l'ensemble des révolutionnaires socialistes énergiques et sincères disséminés sur toute la superficie du pays et de tous les pays, mais puissamment unis par une pensée et une volonté commune."
Ces quelques précisions faites, rappelons donc encore une fois, au-delà de ces divergences avec lesquelles on s'acharne à occulter l'essentiel, que le plus important à l'époque, était que le prolétariat développait une communauté de lutte et de programme qui se cristallisait entre autre dans l'action pratique et théorique de militants tels que Marx, Bakounine et bien d'autres encore.
Ce qui est véritablement crucial dans cette phase d'affirmation historique du prolétariat, ce ne sont pas les inconséquences de Marx ou de Bakounine. Bien sûr, il ne serait pas correct de passer sous silence le manque de clarté de Marx quant à sa rupture avec la social-démocratie, un manque de clarté qui le mènera à un tas de claudications programmatiques, incohérentes avec sa théorie révolutionnaire (cf. la question du suffrage universel, de la libération nationale, ou encore de la social-démocratie allemande formelle); de même, il faut évidemment dénoncer les pratiques politicistes de Bakounine qui le conduiront à contredire dans les faits les éléments décisifs de la théorie révolutionnaire (cf. sa tentative d'abolir l'Etat à partir d'un décret adopté lors de la prise de l'hôtel de ville à Lyon, ou son manque total de rupture publique avec la Ligue pour la Paix et la Liberté). Ce qui est véritablement crucial, au delà de toutes ces oscillations propres à une période où le prolétariat cherche à se démarquer de la social-démocratie par sa pratique révolutionnaire, c'est qu'il existe une lutte ouverte qui pousse à cette rupture et à la clarification de cet antagonisme historique. Cette lutte, qui s'exprime largement dans les textes de Marx, Engels, Bakounine et d'autres militants internationalistes de ces années-là, a comme objectif la constitution du prolétariat en force historique antagonique à tout ordre établi, la rupture totale avec la démocratie bourgeoise et donc avec tous les partis de la social-démocratie; elle a pour but l'organisation du parti de la révolution pour la destruction totale du capital et de l'Etat mondial.
C'est très précisément dans ce cadre et à ce niveau historique de notre Parti que se situe notre critique de la liberté du monde capitaliste, notre critique de l'Etat libre, de l'Etat populaire... C'est précisément à ce niveau que se situent les apports de ces vieux camarades (à ne surtout pas considérer comme des vaches sacrées), qui développèrent les premières systématisations de l'antagonisme historique entre la solution social-démocrate (l'Etat libre, populaire, démocratique) et la solution révolutionnaire de la question de l'Etat: dictature révolutionnaire du prolétariat pour détruire la société marchande et abolir tout Etat (16).
Il nous semble particulièrement opportun de publier ce texte en regard de celui sur la liberté, en ce qu'il démontre qu'en dépit des idéaux qu'elle proclame (2), la bourgeoisie reste fondamentalement déterminée par les conditions matérielles que lui impose la recherche assoiffée de capitaux. Et si ces conditions exigent de réduire des hommes au rang d'esclaves pour diminuer encore les frais de production et se positionner plus favorablement face aux concurrents, elle se soumettra sans hésiter à ce diktat. Les esclaves existeront donc mais on en niera la réalité. Gestionnaires et idéologues bourgeois s'emploieront à distordre leurs propres règles juridiques pour camoufler l'existence de l'esclavage et nier la persistance de cette forme d'exploitation décrite comme barbare et antédiluvienne.
On a vu plus avant dans cette revue, que pour la bourgeoisie, la liberté se base sur l'esclavage salarié, sur la libre possibilité pour le prolétaire de choisir celui qui l'exploitera. On verra dans ce texte-ci que la concurrence force les capitalistes à violer les règles mêmes de ce bien piètre idéal. D'innombrables prolétaires sont aujourd'hui soumis à la totale dépendance de ceux qui les exploitent au point d'en devenir la propriété. Via des sociétés intérimaires, des "négriers", des intermédiaires maffieux officiels ou non..., par le biais de mécanismes d'endettement, de retraits de passeport, d'emprisonnements, de coups... l'existence de l'esclave absolu s'est développé dans le monde entier sous toute une série de formes manifestes, dans le but de produire toujours plus de capital.
L'esclavage qui, comme le disait Marx, servait de piédestal à la bourgeoisie pour imposer la torture infiniment plus raffinée qu'est le travail salarié, fait aujourd'hui de plus en plus partie intégrante du fonctionnement normal du Capital.
Ainsi, les prévisions développées dans le texte qui suit (et qui datent de 1981, rappelons-le) à propos de l'extension de l'esclavage pur et simple, sont aujourd'hui entièrement confirmées. Nous n'en prendrons pour preuve que ces quelques informations glanées dans un livre paru 15 ans plus tard: Esclaves de Dominique Torrès, aux Editions Phébus, 1996.
Dans cet ouvrage, l'auteur commence par citer les chiffres de l'ONU qui font état de l'existence de plus de 200 millions d'esclaves aujourd'hui. Plus loin, on cite l'association Anti-Slavery (la plus ancienne ONG de la planète):
"A la fin du XXè siècle, il existe à travers le monde un plus grand nombre d'esclaves qu'à aucun moment du passé."Du Maroc à la France, du Koweit à la Grande-Bretagne, de la Mauritanie à la Suisse,... d'innombrables exemples viennent confirmer la multiplicité des situations d'exploitation où le travailleur salarié, cet être qui fait la fierté de la démocratie, perd jusqu'à son caractère de salarié et redevient l'esclave enchaîné à un maître, dont la bourgeoisie nous avait vanté la disparition. Mais laissons l'auteur du livre (3) nous expliquer le développement de l'esclavage dans le monde:
"Des centaines de milliers de gens chassés de chez eux par la misère; des "agences de placement" qui leur extorquent de l'argent en échange de promesses mirifiques et sans lendemain; le passeport confisqué -j'y insiste car c'est avec ce geste que commence, très précisément, la privation de liberté-; l'absence de toute réglementation du travail, les abus, les coups, les mauvais traitements; l'impossibilité de quitter librement un employeur: cela existe, cela concerne des millions d'êtres humains, c'est une pratique des plus courantes. Alors, oui, je crois qu'on peut dire: l'esclavage existe, l'esclavage est un système florissant."Ce 'système florissant' dont s'étonne l'incrédule journaliste est d'autant plus efficace qu'il est à l'abri des lois. "L'esclavage a été aboli voilà deux cents ans, en 1794. Et aucun texte juridique ne le mentionne. Donc il n'existe plus", mentionne encore l'auteur.
D'étonnement en étonnement, le reporter se surprend à conclure que les esclaves aujourd'hui, outre leur nombre croissant, se trouvent dans une situation pire que celle de la Rome antique:
"Aujourd'hui l'esclave voyage en avion, sagement assis entre l'esclave à calculette et le touriste retour du Club Med. On chercherait en vain des traces accusatrices à ses chevilles ou à ses poignets. On lui a laissé, le temps du vol, ses papiers dans la poche, parfois une lettre d'embauche en bonne et due forme délivrée par un employé souriant, à Manille, Dacca ou Colombo. Un chauffeur, lui a-t-on promis, l'attendrait à l'aérogare, et c'est vrai. Voiture climatisée, main attentionnée qui l'aide à loger sa grosse valise dans le coffre, 'sponsor' à la poignée de main sympathique qui lui offre un drink au bureau d'accueil... et lui réclame pour quelques jours son passeport et ses visas: 'Simple formalité'. Le tour est joué. Dès l'instant où il perd ces fragiles témoignages d'identité, il n'est plus rien. Esclave? Même pas, puisque on lui refuse jusqu'à ce nom distinctif. Aucun être même dans la Rome de l'Antiquité, n'a été si bien garrotté que par ce subterfuge, si bien effacé du registre de l'humanité. Ignoré des lois nationales (il pourra toujours protester, aucune oreille n'est plus là pour l'entendre, et surtout pas celle de la police), privé de statut, si inhumain et dégradant soit-il, il se retrouve de fait plus bas que n'étaient les 'pièces' de marchandise humaine à l'époque du tristement célèbre 'Code Noir' qui régentait sous l'Ancien régime le transport et l'utilisation du 'bois d'ébène'. Car le Code en question -rédigé au XVIIè siècle par des juristes plein de componction et assurément fort chrétiens-, si monstrueux fût-il, valait au moins reconnaissance. L'esclave aujourd'hui a cette spécificité merveilleuse, qu'aux yeux du patron qui l'emploie: il est inexistant (...) Sans passeport, l'employée ne peut plus rien, et surtout pas quitter le pays. Le négrier du XVIIIè siècle n'avait pas cette ressource. A la faveur de l'organisation actuelle des Etats et des sociétés, le retrait du passeport est un moyen de coercition infiniment plus efficace que toutes les chaînes, tous les carcans et boulets dont usaient naguère les trafiquants de chair humaine. Une chaîne invisible..."Avec le salariat, la bourgeoisie tirait fierté d'avoir trouvé les fils invisibles permettant d'attacher les prolétaires à leurs nouveaux maîtres. Mais la compétition marchande ne lui a jamais vraiment laissé le loisir de se débarrasser complètement des boulets de l'esclavagisme. Il fallait bien y recourir lorsque le taux de profit l'exigeait. Il était dès lors inévitable qu'elle développe dans le prolongement de cette situation, et à la faveur d'une guerre toujours plus féroce entre exploiteurs, des mécanismes d'assujettissement beaucoup plus discrets et bien plus efficaces pour maintenir des masses de prolétaires dans les vieux filets de l'esclavage pur et simple.
Dans le texte qui suit, nous parlons du développement de l'esclavage aux Etats-Unis au début des années 1980. Aujourd'hui (mars 1998), nous aurions pu prendre le Soudan ou la Suisse ou les Emirats arabes unis ou la Thaïlande... Les exemples abondent. En France tout récemment encore, deux Béninois ont réussi à s'échapper de la maison où ils étaient séquestrés par un couple de coopérants qui leur donnait 300 FF par mois et faisaient trimer ces esclaves sept jours sur sept.
Pour terminer, nous insisterons encore sur la brutale actualité de cette question en livrant aux lecteurs le contenu d'une dépêche de l'AFP datée du 4 mars 1998, et dont nous avons pris connaissance au moment même où nous nous préparions à clôturer cette présentation. Nous en livrons quelques extraits comme tels:
"50 'enfants-esclaves' marocains découverts en ItalieAu moins 50 enfants marocains séquestrés et contraints de travailler comme laveurs de pare-brise dans la région de Modène en Italie, ont été découverts par la police. Les familles des enfants, âgés de 10 à 14 ans, ont payé jusqu'à 35.000 FF pour les faire acheminer clandestinement du Maroc via l'Espagne et la France.
(...) Ils reversaient une partie de leurs gains aux racketteurs et envoyaient le reste à leur famille. Les enquêteurs n'excluent pas que des enfants marocains soient obligés de travailler dans d'autres villes italiennes... (...)"
Modène 04/03 (AFP)
Citons par exemple La Prensa, quotidien péruvien ultra-conservateur qui, dans un article intitulé "Il y a encore des esclaves aux Etats-Unis, ce sont les immigrés hispanophones en situation illégale", affirme:
"Ils sont achetés, vendus, enchaînés pour éviter qu'ils s'enfuient. On les fait travailler 24 heures sur 24 sans les payer; des milliers d'immigrants hispanophones illégaux viennent, chaque saison, faire les récoltes aux Etats-Unis et sont réduits à l'esclavage...Tout ça fait partie d'un trafic clandestin de contrebande de personnes auquel se livrent pour de l'argent les 'coyotes', tels qu'on les dénomme à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Ce trafic consiste à faire venir des immigrants illégaux du Sud. Ces esclaves sont ensuite répartis depuis les champs de culture de l'Arkansas jusqu'aux vergers de l'Etat de Virginie, en passant par les plantations de coton du nord du Texas et celles d'agrumes en Floride. En général, le 'coyote' reçoit environ 500 dollars par immigrant livré aux fermiers. Le fermier aura sans doute proposé à l'illégal de le payer 15 dollars par jour, mais comme il lui fait payer le coût de son achat au 'coyote', l'immigré en fin de compte ne reçoit rien du tout ou à peine de quoi s'acheter des cigarettes. Repas, logement et vêtements sont déduits de sa paie. S'il tente de s'en aller, on n'hésite pas à le rouer de coups, et pour éviter toute tentative de fuite, les fermiers ont pour habitude de l'enfermer, voire même de l'enchaîner."L'immonde réalité propre au capitalisme, à savoir, produire des esclaves, des esclavagistes, des marchandises, de l'argent, de la police, des lois, des gouvernements, des assistants sociaux, des fonctionnaires de l'immigration etc. ne peut évidemment être considérée par le quotidien La Prensa, et la presse en général, que comme quelque chose allant à l'encontre de la nature du capitalisme, comme quelque chose d'extérieur à son développement, qui serait le fait de quelques méchants hommes échappant au contrôle de l'Etat. Toujours dans le même article, on lit:
"Les autorités américaines, dans leur lutte contre cette forme moderne de l'esclavage auquel sont soumis des travailleurs en situation illégale, se heurtent à un problème grave: celui de la peur qu'ont les immigrants, de par leur situation dans le pays, de dénoncer ceux qui les exploitent."Le capital produit les lois, la police et les prisons pour instaurer la terreur et développer toutes les formes d'esclavage qui lui permettent de se valoriser, mais lorsque pour toutes ces raisons, on en arrive à des situations aussi cruelles que celle que l'on analyse ici, situations qui nous présentent le capital dans toute sa splendeur, celui-ci s'en lave les mains et rejette la "faute" sur les agriculteurs et la peur des immigrés... Telle est la seule thèse possible du point de vue de la bourgeoisie: les coupables sont les capitalistes excessifs et les prolétaires que la fatalité conduit à avoir peur. Quant au garant de la probité, c'est l'Etat.
Cette tendance qu'ont les médias latino-américains de nous présenter l'Etat américain comme le garant du salarié idéal, c'est-à-dire volontaire, relève d'abord d'une simple servitude pro-américaine. Effectivement, lorsqu'il est dit: "Le ministère de la justice américain a désigné des avocats pour coordonner, en collaboration avec des fonctionnaires du service de l'immigration et du ministère du travail, les enquêtes et les cas de prestations de service involontaire, que la justice américaine condamne sévèrement", c'est bien l'Etat américain qui se voit caressé dans le sens du poil. Mais bien plus largement, c'est le capital dans sa totalité qu'on disculpe tout en faisant l'apologie de l'Etat considéré comme neutre et jouant le rôle d'arbitre entre les différents "groupes en conflit". A en croire la réaction pro-américaine, à en croire aussi tous ceux qui dénoncent dans une prose ouvrière telle ou telle calamité du capital comme s'il s'agissait simplement du fruit de la volonté, de l'égoïsme, de la malhonnêteté ou de la méchanceté d'un petit groupe d'hommes (cf. "les 2000 familles qui contrôlent le pays", "le gouvernement vendu à l'or américain", etc.), l'Etat serait une espèce d'arbitre sur lequel on pourrait faire pression pour obtenir des "droits pour le prolétariat". Mieux encore, ce serait un instrument qui, sans contenu ni programme propres (4), pourrait prendre en charge un gouvernement ("un gouvernement ouvrier" par exemple). On ne pouvait s'attendre à une autre analyse: l'interprétation de la bourgeoisie doit obligatoirement coïncider avec les actes de barbarie du capital et considérer ceux-ci comme des faits ne lui appartenant pas ou se situant en-dehors de lui.
Pour nous, l'esclavage tel qu'il se développe actuellement -tout comme il s'est développé au cours des quatre derniers siècles de régime capitaliste- n'est rien d'autre qu'un sous-produit du développement du capital, une partie moins camouflée de l'esclavage salarié en général. En ce sens, les esclaves d'aujourd'hui ne forment en rien une classe à part du prolétariat. En effet,
Tout comme les esclavagistes d'aujourd'hui sont contraints d'être des capitalistes (6), les esclaves actuels sont contraints de s'organiser pour ce qu'ils sont: des prolétaires, à l'égal des autres composantes de prolétariat de par le monde. C'est parce qu'ils ne possèdent rien d'autre que leur force de travail, que les prolétaires se voient parfois obligés d'être tout simplement des esclaves, situation extrême où l'unique propriété dont ils disposent leur est également niée.
Pour illustrer notre propos, revenons-en à cet article de La Prensa: "Bien qu'il n'existe pas de statistiques sur le nombre de clandestins réduits à l'esclavage, des fonctionnaires du service de l'immigration, des avocats, des assistants sociaux et des porte-parole des syndicats de paysans ont annoncé au 'New York Times' que, même s'ils pensent qu'il s'agit là d'une pratique peu courante, ce phénomène concernerait aujourd'hui quelques milliers d'immigrants." (8)
Un minimum de connaissances sur la situation du prolétariat, persécuté comme illégal aux USA même quand il vend sa force de travail, permet de se rendre compte sans trop de difficultés que tous les chiffres communiqués par la racaille étatique (les contrôleurs des finances et les bienfaiteurs qui vivent de statistiques, du contrôle, de la "défense" et de "l'aide"... aux illégaux) sont franchement ridicules comparés à la réalité. Bien que nous ne disposions pas de statistiques, nous savons pertinemment bien que cette réalité concerne des centaines de milliers de prolétaires d'origine latino-américaine et que des dizaines de milliers d'entre eux sont obligés de recourir à toutes sortes de "coyotes" pour trouver un exploiteur. De plus, il est devenu quasiment impossible de travailler dans les régions agricoles des Etats-Unis (y compris au moment de la récolte de canne à sucre) sans recourir aux entreprises de "négriers", couvertes, comme on s'en doute, par toutes sortes de personnes agissant pour l'Etat et ses corps répressifs.
Ceci dit, il nous importe peu de discuter chiffres avec nos ennemis; ce qui est important, c'est de les démasquer et de centraliser les forces pour en venir à bout. En ce sens, il convient de clarifier quelques points:
En ce sens, se borner à indiquer -comme le fait la bourgeoise de gauche- le pourcentage d'esclaves en rapport avec le nombre de travailleurs ou le volume de production que ceux-ci réalisent en relation avec l'ensemble de la production des USA est tout-à-fait est ridicule et absurde. Parce que l'impact de cette situation sur les quelques deux millions de travailleurs qui arrivent chaque année aux Etats-Unis pour travailler dans les champs de canne à sucre, et l'impact de ces derniers sur l'ensemble des travailleurs qui produisent aux Etats-Unis (impact auquel viennent s'ajouter tous les éléments de la compétitivité dans l'agriculture et par conséquence de la plus-value relative dans l'industrie américaine) vient complètement changer la face des choses. Même en plein 20ème siècle, dans ce pays phare du capitalisme et aux dires des capitalistes eux-mêmes, l'esclavage continue d'être le piédestal de l'esclavage salarié.
Il va de soi que les Etats-Unis ne constituent pas une exception dans le développement de l'esclavage, mais comme ils représentent un des plus importants centres du capital mondial -comme l'Angleterre par le passé (15)-, ils constituent aussi l'un des principaux centres de promotion, de commercialisation, de développement... de l'esclavage sous toutes ses formes.
Nous n'allons pas nous attarder ici sur les autres formes modernes d'esclavage qui existent également dans ce pays. Il nous semble néanmoins important de rappeler qu'en plus des formes d'esclavage officiellement reconnues comme telles (et considérées comme illégales), il en existe beaucoup d'autres; c'est-à-dire qu'entre l'esclavage ouvert auquel nous avons fait référence et l'esclavage salarié sous sa forme pure (l'idéal même du capital), on trouve un ensemble de combinaisons possibles et à moitié légales dont l'apparition a coïncidé avec l'expansion de l'industrie modèle des Etats-Unis. Ce sont toutes ces formes d'exploitation où l'ouvrier n'a absolument pas la possibilité de décider à qui il vendra sa force de travail, celle-ci se trouvant à la libre disposition d'un autre (une entreprise de négriers) qui, comme tout esclavagiste, assurera dès lors la survie de l'esclave. Chose bien connue, parmi toutes ces formes intermédiaires entre l'esclavage sans fard et l'esclavage déguisé, l'occident chrétien prend pour modèle les Etats-Unis: contrat à vie, interdiction totale pour les ouvriers qui ont suivi une formation de quitter l'entreprise tant que les coûts de celle-ci n'ont pas été amortis, dépendance (qui va parfois jusqu'à se transmettre de génération en génération) vis-à-vis de la mafia (officielle ou non) et qui empêche toute autre recherche d'emploi, développement dans les pôles industriels du paiement direct du "patron", non plus à l'ouvrier, mais au créditeur de ce dernier, au prêteur bancaire, au "contractant", au "Coyote", au "syndicat", à l'agence de placement, à l'entreprise de sélection du personnel intérimaire, etc.
Et même si ces entreprises se dénomment "Business Selection" ou "Manpower", ou quelque chose du genre; même si elles ne recourent pas quotidiennement à la violence directe (ce qui n'est d'ailleurs pas nécessaire puisque la police de l'Etat est à leur service), ce sont elles les VÉRITABLES NÉGRIERS.
Ces formes d'esclavage se sont répandues dans le monde entier même si c'est aux USA que l'on trouve les sociétés-mère des négriers modernes. Le développement du capital et ses différentes crises ont donné lieu à une augmentation du nombre de ces hommes qui se voient soumis à ces variantes plus ou moins manifestes de l'esclavage. En développant sa propre barbarie, le capitalisme s'éloigne de plus en plus de son idéal de jeunesse: abolition de l'esclavage, libre concurrence, un monde fait de richesses, le plein emploi, etc.
Contrairement à tout ce que l'on nous raconte, pour produire du capital, l'esclavage s'est développé dans le monde entier, tant sous ses formes manifestes que sous les variantes que nous avons citées. Il suffit pour s'en convaincre de se remémorer les exemples assez récents des camps de travail staliniens ou hitlériens via lesquels on assura une partie non négligeable de l'effort de guerre. Et ils n'ont pas disparu dans l'après-guerre, au contraire, ils ont rapidement refait leur apparition dans les territoires occupés d'Israël, au Cambodge, etc.
En Chine "socialiste", on ne parle pas trop du travail forcé auquel étaient soumis les esclaves noirs dans toute l'Amérique au cours des siècles passés. Et pour cause! Ils pourraient bien se reconnaître dans ces esclaves, les quelques 13.000.000 de citadins chinois (selon les chiffres officiels, inférieurs à la réalité) forcés manu militari, à la fin des années '60, à aller travailler à la campagne pour satisfaire les besoins d'accumulation du capitalisme et ce dans des conditions de vie monstrueuses. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent aujourd'hui, que ce soit en Asie, en Afrique ou encore ailleurs...
De plus, si on considère que le salarié se distingue de l'esclave par le fait qu'il possède sa force de travail et qu'il décide à qui la vendre (16), et qu'il s'agit là d'une des grandes différences historiques entre esclavage et esclavage salarié, il est indéniable que le développement du capitalisme est petit à petit venu à bout de ces différences au cours de ces dernières décennies, en continuant de subsumer le travail et en généralisant le système de rémunération par l'argent de sorte que les différentes formes de salariat se sont progressivement rapprochées de son idéal: le salariat pur.
Les différences entre esclavage salarié et esclavage tout court s'amenuisent de jour en jour:
Et même si, au nom du socialisme, le marché de la force de travail devient un marché géré au niveau central par l'Etat, comme ce fut le cas en Russie, à Cuba, en Hongrie, etc., il n'y a pas pour autant abolition des conditions capitalistes de production, comme le prétendent les défenseurs de ces Etats. Bien au contraire, c'est justement de cette façon que peut apparaître une des manifestations capitalistes de l'esclavage salarié où la différence avec l'esclavage ouvert est réduite à sa plus petite expression. En effet, si dans les camps de concentration ou de travail existant aujourd'hui aux Etats-Unis, ces différences n'existent plus et si on y retrouve l'esclavage pur et simple (en tant qu'authentique produit du développement du capital, en tant que sous-produit de l'esclavage salarié), il en va de même avec des prolétaires taillables et corvéables à merci qui n'ont plus la possibilité de choisir l'acheteur de leur force de travail, qui sont forcés par la violence physique (et non par les "lois du marché") de travailler; il en va de même avec ces salariés que l'Etat, conformément aux règles de la reproduction élargie du capital, répartit sans les consulter (comme on le faisait avec les esclaves qui arrivaient en Amérique) dans les régions pauvres en main-d'oeuvre, et qui, depuis l'enfance se voient contraints de faire valoir leur force de travail pour répondre à la volonté du capital centralisé dans l'Etat. Cet esclavage ouvert qui, comme nous l'avons vu, n'est rien d'autre que le piédestal et la continuation logique de l'esclavage salarié, est également celui que la bourgeoisie du bloc de l'Est (17) et de Cuba a tenté d'imposer à ses prolétaires. Ceci dit, même si à partir de ces tentatives sont nées des formes imposantes d'oppression, d'exploitation, de travail forcé..., cette fraction bourgeoise n'a pas du tout réussi à planifier la force de travail. Les hauts niveaux de centralisation du marché de la force de travail qu'elle a tenté d'assumer se sont violemment heurtés à l'impitoyable réalité de l'anarchie capitaliste de la production.
Si on avait voulu faire une analyse complète de l'esclavage dans le monde, de ses conséquences, du lien entre l'esclavage ouvert et l'esclavage salarié, un article comme celui-ci n'aurait pas été suffisant. Notre objectif était d'aller à l'essentiel pour que l'exemple de l'esclavage d'une partie de la main-d'oeuvre latino-américaine aux Etats-Unis ne soit pas considéré comme une exagération momentanée ou comme un phénomène marginal, mais pour qu'on saisisse au contraire que l'esclavage est un authentique produit du capitalisme, un produit que le capitalisme ne pourra jamais réellement abolir (18) et dont l'abolition ne peut être que l'oeuvre du communisme.