Brest-Litovsk :

La paix est toujours la paix du Capital

(1ère partie)

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En 1914, malgré d'importantes vagues de luttes ouvrières, la bourgeoisie mondiale parvient à imposer sa "solution" à la crise générale de son système: la guerre généralisée! Il s'agit de détruire un maximum de forces productives excédentaires et parmi elles, avant tout, des prolétaires pour pouvoir relancer un nouveau cycle de valorisation capitaliste. Cette unique possibilité pour le capital était présente dans tous les esprits depuis des années. La social-démocratie mondiale avait convoqué à ce sujet les congrès de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912 où elle prit, sous l'impulsion de la gauche de la social-démocratie --Luxembourg, Lénine, Martov-- la fameuse position de "guerre à la guerre", position qui ne sera jamais réellement impulsée par la social-démocratie et qui, dans la réalité, servira de recruteur pour les charniers de la guerre impérialiste. Le déclenchement de la guerre va permettre de briser la vague mondiale de lutte ouvrière qui était devenue particulièrement âpre dans les années 1912 '13 '14. A ce moment-là, aucune force de classe ne sera capable d'y répondre.

En Russie où, en juillet 1914, des affrontements extrêmement violents eurent lieu, l'action convergente de l'union nationale et de la répression violente, permirent d'écraser, très momentanément, mais très brutalement, le mouvement ouvrier. C'est l'euphorie nationaliste qui, en permettant l'isolement de l'avant-garde prolétarienne, va en permettre la répression violente. Il faudra quelques mois avant qu'une avant-garde ouvrière puisse se reconstituer autour de la lutte contre la guerre. De nombreux groupes développant une pratique internationaliste, défaitiste, ne parviendront pas à s'organiser en dehors et contre le parti de l'ordre et principalement sa composante social-démocrate (cf. à ce propos, la section du P.O.B. qui sera exclue pour collusion avec l'ennemi parce que développant des contacts avec des soldats "allemands" défaitiste, et qui ne parviendra pas à se maintenir; cf. aussi les fractions communistes au sein de la social-démocratie allemande qui mettront plusieurs années à rompre avec celle-ci.

C'est en Russie que les luttes ouvrières contre la guerre et la misère vont se développer avec le plus de force et de rapidité. On peut trouver à cela plusieurs raisons qui se déterminent et se renforcent mutuellement:

En septembre 1915, l'armée allemande se trouve devant Riga et les ouvriers crèvent de faim. Cette situation va déterminer de forts et violents mouvements ouvriers. Cette lutte de classe, cette vague de défaitisme révolutionnaire, va toucher autant les prolétaires sous l'uniforme --désertions massives, émeutes et insubordinations, etc.-- que les prolétaires encadrés sur le front de la production --grèves, émeutes, sabotages, actes de terreur prolétarienne, etc.-- Face à cette effervescence, la bourgeoisie va employer une de ses méthodes de toujours: jeter la fraction bourgeoise du gouvernement et la remplacer par une fraction plus ouvriériste, plus populaire, une fraction de "gauche". Cela ne va cependant pas suffire pour briser la vague de luttes qui se développe. Cela notamment parce que cette fraction de "gauche" (Lvov et Kérensky) ne peut rien offrir de plus que la fraction qui la précédait, à savoir, la guerre et la famine. Bien plus, la bourgeoisie mondiale commence à voir que cette guerre qui fut un facteur d'écrasement des luttes prolétariennes devient maintenant facteur de révolution. Il s'agit alors, pour la bourgeoisie alliée, à la fois d'écraser son ennemi bourgeois dans la guerre impérialiste et d'empêcher la guerre civile de se développer. La stagnation du conflit dans les gigantesques pourrissoirs que sont les tranchées commence a devenir un réel danger pour le rapport social capitaliste. La bourgeoisie craint que le mécontentement qui s'est déclaré aussi violemment en Russie ne s'étende aux autres armées impérialistes. C'est pourquoi les alliés demandent à Kérensky de déclencher une grande offensive qui contraindra la bourgeoisie allemande de transférer une partie de ses forces militaires du front ouest au front est; ce qui devait permettre aux alliés de battre l'Allemagne à l'ouest.

Mais, cette offensive va très rapidement se transformer en une véritable débandade, en un véritable massacre dans lequel les troupes russes sont balayées. En Russie même, le déclenchement de cette offensive,

Cette riposte ouvrière s'exprimera dans les grèves, les pillages, les désertions, les insubordinations, les combats de rue et surtout dans le fait que dorénavant, les résistances dans l'armée prendront un caractère chaque fois moins individuel. Ce sont des régiments entiers qui refuseront d'aller au front. Cependant, pour certains de ces régiments insubordonnés, il est déjà clair, à ce moment, qu'ils ne refusent pas de se battre, mais qu'ils refusent de participer à la guerre impérialiste, qu'ils refusent d'obéir à la bourgeoisie. Ceux-là diront qu'ils ne monteront au front que pour défendre la révolution et sur demande des soviets. Bien sûr, ces prolétaires portaient de graves confusions quant à la nature de la révolution: beaucoup pensaient défendre la "révolution" de février (en fait le changement de fraction bourgeoise à la tête de l'Etat); d'autres, toujours plus nombreux, savaient qu'ils défendaient la révolution montante, la possibilité d'une insurrection prolétarienne dont il était clair que Petrograd serait le centre. Les soldats et ouvriers révolutionnaires n'hésiteront pas à donner leur vie lorsqu'il s'agira de faire l'insurrection puis de la défendre pendant la guerre civile. Cette différence est importante d'une part parce que c'est grâce à elle que les régiments révolutionnaires vont casser la propagande de la bourgeoisie sur leur "lâcheté", sur leur refus de partir remplacer les régiments qui sont au front; ils expliqueront que la bourgeoisie essaie d'éloigner de Petrograd les régiments révolutionnaires pour permettre à la répression bourgeoise de faire son oeuvre, position qui recevra le soutien des ouvriers révolutionnaires de Petrograd et de bon nombre de régiments cantonnés au front. D'autre part, parce que cela éclaircit l'état d'esprit de la classe ouvrière en Russie, état d'esprit bien éloigné de l'apathie que la fraction de la paix se plaisait à décrire pour argumenter sa position contre-révolutionnaire.

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Après la réussite de l'insurrection prolétarienne d'octobre 1917, qui ne fut rendue possible que par le travail préalable de rupture de certaines fractions des bolchevik, le mouvement ouvrier en Russie ne parviendra pas à approfondir son caractère révolutionnaire et à se maintenir comme maillon déterminant dans le développement de la révolution mondiale! L'une des raisons fondamentales de cette réalité est et reste le manque cruel d'expérience post-insurrectionnelle dans l'histoire du mouvement ouvrier (1) empêchant les révolutionnaires en Russie de s'appuyer sur les acquis théoriques/pratiques du passé dans ce domaine.

Aujourd'hui, l'alternative nous semble claire: il n'y a que deux routes possibles dans cette société: ou maintien et développement du processus de valorisation avec son cortège d'exploitation, de crise, de guerre et de famine; ou lutte intransigeante contre celui-ci avec tendance à la satisfaction aussi immédiate que possible des besoins ouvriers, ce qui est évidemment une seule et même chose puisque les besoins ouvriers sont directement contradictoires avec ceux de la valorisation. En toute période, il est évident que la destruction du procès de valorisation n'est pas plus possible en un pays qu'en une ville, que cette destruction ne peut se faire qu'au niveau mondial mais il est tout aussi évident que pour simplement rester sur le terrain de la classe ouvrière, pour simplement continuer à être moment de la lutte ouvrière qui se développe, c'est un impératif que d'avoir toujours sa pratique axée sur ces deux pôles! Cela signifie:

Au lieu de cela, immédiatement après 1917, les révolutionnaires en Russie se soumettront à la bourgeoisie, en acceptant pour la plupart (se chargeant même de réprimer de différentes façons, les révolutionnaires qui se maintiendront sur le terrain du prolétariat comme certains anarchistes, socialistes-révolutionnaires de gauche, fractions bolchevik de gauche, le groupe ouvrier dit de Miasnikov et des masses de militants ouvriers) de gérer la société et son économie: cette acceptation de la gestion de la société bourgeoise amenant la destruction du prolétariat comme classe, sa transformation en masse de citoyens atomisés et à la transformation d'une partie des prolétaires en gestionnaires de la société bourgeoise, cooptés par celle-ci et devenant par là nouvelle personnification du capital, "nouvelle" bourgeoisie.

Dans tout ce mouvement qui va d'un point très élevé de la vague révolutionnaire mondiale --la victoire de l'insurrection prolétarienne en un endroit-- jusqu'à son écrasement et au redéveloppement de la production capitaliste enrayée par la guerre et la révolution, se trouve posée, comme l'un des points nodaux où s'affrontent révolution et contre-révolution: la question de la paix! En effet, la guerre, seule "solution" bourgeoise à la crise sociale qui fait rage avant 1914, après avoir fait reculer le mouvement ouvrier mondial par la répression et l'union nationale, lui a donné un brusque coup de fouet, notamment en aggravant et en homogénéisant la situation sociale de tous les prolétaires! Cela explique que de très nombreuses et toujours plus déterminées luttes ouvrières vont surgir, notamment axées contre la guerre! Mais, comme à chaque fois, la bourgeoisie a une "solution" interne aux contradictions et antagonismes qui se font jour dans son système:

Cette réalité qu'il nous faut avoir constamment à l'esprit pour empêcher la soumission de la lutte à une fraction du capital --mise en avant comme pôle "positif" de la bourgeoisie-- fait que bien souvent, dès leur entrée en lutte, les prolétaires sont à un niveau empêtrés dans ces polarisations bourgeoises et que la lutte est aussi et directement lutte contre cette gangue démocratique!

Nombreuses sont les luttes ouvrières contre la guerre qui partent de ou acceptent le mot d'ordre de paix; nombreuses sont les luttes qui, surgissant de fait contre la misère, acceptent le mot d'ordre de son partage démocratique; nombreuses encore celles qui, menées contre la répression, le totalitarisme bourgeois, tombent dans l'antifascisme alors que la bourgeoisie parlementaire assume tout aussi bien la répression de la classe ouvrière que ses intérêts lui imposent. Nous n'avons donc pas à chercher des mouvements purs qui, sur le plan de la pratique, du drapeau, de la conscience, etc. parviendraient d'emblée à rejeter toute influence de la bourgeoisie! Nous avons bien au contraire à voir les moyens du processus d'épuration de l'influence bourgeoise qui se déroule en son sein par et pour le développement de l'affrontement avec toutes les composantes de l'Etat bourgeois jusqu'à celles réformistes, pacifistes ou antifascistes. En retour, il faut bien comprendre l'influence réelle, pratique, extrêmement puissante de ces différentes concessions à la bourgeoisie; ce type de drapeau, même s'il ne correspond pas à l'essence du mouvement, est un frein direct à la lutte en ce qu'il exprime le manque de rupture du mouvement d'avec les idéologies bourgeoises, en ce qu'il entraîne une partie des prolétaires dans la défense des intérêts bourgeois, en ce qu'il sème des illusions sur la réalité du capitalisme --sur la possibilité d'un capitalisme "pôle positif" de lui-même, sans misère, sans guerre, non totalitaire, etc. Il est fréquent que les groupes ouvriers organisés contre la guerre et le capital en général, expriment une volonté de paix "juste", tout en étant d'un antipacifisme conséquent. Ce fut le cas aussi bien des S-R de gauche que des bolchevik de gauche. Ces mouvements sont d'ailleurs à différencier clairement des mouvements pacifistes qui eux, en général organisés par et pour la contre-révolution, sont à détruire. Les communistes travaillent en dehors et contre ces mouvements; quand ceux-ci ont réussi à encadrer des individus et groupes réellement révolutionnaires, la tâche des communistes est notamment d'extirper ces derniers de cette fange populo-nationaliste. Dans le cas des premiers groupes cités, les communistes travaillent à l'intérieur et pour le développement de ces groupes, contre les faiblesses qu'ils véhiculent même à un niveau d'organisation moins clair que les S-R et bolchevik de gauche. (Nous reviendrons sur leurs positions respectives dans la seconde partie de ce texte). Mais, encore une fois, cette contradiction est une des expressions de la lutte de classes marquant la limite de la rupture de ces groupes ouvriers et ayant bien évidemment une influence sur leur pratique. Les communistes ont notamment comme tâche de lutter sans concession ni compromis contre toutes les expressions de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier pour permettre à celui-ci de se développer pleinement, pratiquement et théoriquement.

La paix, en ce qu'elle est paix sociale, paix entre les classes, est toujours pleinement et directement contre le prolétariat; elle reste à opposer à la lutte prolétarienne contre la guerre laquelle trouve son aboutissement non dans la paix (qui pose l'imminence d'un nouveau cycle valorisation/crise/guerre) mais dans la révolution communiste mondiale.

Le manque de clarté sur cette question et sur d'autres (sur lesquelles nous reviendrons) va permettre aux fractions droitières des bolchevik d'emporter le morceau et de développer le gestionnisme, le pacifisme, le démocratisme,... La lutte contre la guerre sera transformée en lutte pour la paix impérialiste et la lutte contre l'exploitation, en lutte pour le capitalisme d'Etat, le taylorisme et le stakhanovisme, etc. Les fractions de droite dirigées notamment par Lénine mettront, dès le lendemain de l'insurrection, tout en branle pour permettre la signature de la paix: contact avec les impérialismes en présence pour voir lequel serait le plus susceptible de permettre une résolution rapide de conflit inter-impérialiste. La paix pouvait même être obtenue par un développement de la guerre (cf. la demande de Lénine de matériel militaire au gouvernement américain pour pouvoir battre l'armée allemande avec l'aide des alliés). Devant le refus méprisant des alliés qui désiraient à la fois écraser leur ennemi dans la guerre impérialiste --la nation allemande-- et l'ennemi de l'ensemble de la bourgeoisie --le prolétariat mondial que représentait à ce moment-là le prolétariat en Russie-- les fractions désirant la "paix à tout prix" devront donc se rabattre sur la solution d'une signature de la paix avec l'Allemagne, mais la bourgeoisie allemande cherchera à tirer un maximum de profit de la signature de la paix, le maximum de profit étant de pouvoir écraser la révolution montante sur la surface la plus grande possible et de pouvoir le plus possible ramener de troupes et de matériel de guerre pour pouvoir continuer la guerre impérialiste.

La bourgeoisie allemande était d'accord pour commencer des négociations de paix d'autant plus que les troubles sociaux qui se développaient en Allemagne et en Autriche-Hongrie incitaient celle-ci à mettre fin le plus rapidement possible à la guerre dans cette partie du monde, pour la développer en Europe occidentale. Après avoir négocié avec les généraux allemands, tout en donnant à ces négociations l'aspect le plus spectaculaire possible (en invitant Radek, en distribuant des tracts aux généraux allemands, en rompant les "relations amicales" entre les deux délégations), les négociateurs russes rentreront en Russie en décrétant la situation de "ni guerre ni paix". Cela devait servir à montrer au prolétariat mondial (encore du point de vue spectaculaire) que les "révolutionnaires russes ne voulaient pas signer la paix. La bourgeoisie allemande peu encline à renoncer à ses intérêts, lance aussitôt une gigantesque offensive qui, vu la décision des bolchevik de ne pas organiser la guerre révolutionnaire, connaît un succès foudroyant. Aussitôt et grâce à cette pression, la fraction de la paix parvient a imposer à l'ensemble des bolchevik et du prolétariat, sa position contre-révolutionnaire. Une fois que le prolétariat mondial a vu que les révolutionnaires russes "ne veulent pas la paix" mais "qu'ils ne peuvent pas faire autrement", les négociations vont reprendre et mèneront à la conclusion du traité de Brest-Litovsk (que, pour la petite histoire, les bolchevik les plus importants ont tous refusé de signer). Ce dernier sera signé le 3 mars 1918 et stipulera que "la Russie renonçait à tous ses droits sur la ville de Riga et sur l'arrière pays, sur la Courlande tout entière, la Lituanie et une partie de la Biélorussie dont le sort devait être décidé par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie "en accord avec la population"; elle reconnaissait l'occupation allemande en Livonie et en Estonie jusqu'à ce que "des institutions véritablement nationales" y soient instaurées; elle acceptait de faire la paix avec la Rada ukrainienne (2); elle cédait Kars, Ardahan et Batoum, districts que la population devait "réorganiser" en accord avec la Turquie. Les relations diplomatiques devaient reprendre entre la Russie soviétique et les puissances centrales après la ratification du traité. Les clauses financières étaient moins draconiennes, il y avait renonciation mutuelle aux indemnités et réclamations diverses. Mais il était stipulé que les frais d'entretien des prisonniers de guerre seraient à la charge de leurs pays respectifs, ce qui représentait, pour la Russie, une énorme charge financière." (E.H. Carr - La révolution bolchevique - Tome III page 53). Mais ce n'est pas tout. La porte étant ainsi ouverte, dès le 27 août 1918 (c'est-à-dire bien avant la conclusion du traité de Rappalo en 1922 qui permet à l'Allemagne de reconstruire son armée en territoire ukrainien), trois accords supplémentaires au traité de Brest-Litovsk furent signés sans bruit à Berlin: un accord politique, un accord financier et un échange de notes confidentielles, le premier exemple de diplomatie secrète de la part du gouvernement soviétique dans lequel, entre autre, la Russie soviétique s'engageait à "employer tous les moyens pour chasser les forces de l'Entente des territoires russes du Nord (...)"; si elle ne le faisait pas, l'Allemagne "se trouverait forcée d'entreprendre cette action au besoin avec les troupes finlandaises" et la Russie "ne considérerait pas cette intervention comme un acte inamical." (ibidem page 96)

Parmi les nombreuses conséquences de ce traité, il est important de mettre en avant non pas la perte de territoire (fût-ce du fameux grenier à blé) mais bien l'écrasement du mouvement ouvrier étendu sur ces vastes territoires.

Livrés pieds et poings liés à la contre-révolution, les révolutionnaires d'Ukraine coupés de toute perspective, sans direction centralisée, sans contacts internationaux, ne pourront que résister pied à pied et finir massacrés. Une perspective globale telle celle proposée par les "communistes de gauche" de retrait des révolutionnaires aurait au moins permis de préserver leurs forces même en perdant ces territoires. Il faut souligner en plus, la prise en charge par les bolchevik, de la répression anti-ouvrière: la paix étant considérée comme une condition de survie de la "patrie du socialisme", ceux qui étaient contre la paix étaient contre la "patrie du socialisme". Effectivement, les révolutionnaires conséquents étaient contre la paix et contre toute patrie et les bolchevik qui cherchaient à tout prix à faire des accords avec n'importe quel impérialisme accuseront ces révolutionnaires d'être des agents de l'impérialisme. Le 4 juillet 1918, Trotsky demande de voter un ordre d'urgence visant à imposer de sévères sanctions aux groupes de partisans russes qui risquaient de rallumer la guerre en attaquant de leur propre initiative les troupes allemandes. Le texte de l'ordre était le suivant:

"Voici mes ordres: tous les agitateurs qui, après publication de cette ordonnance, continueront à encourager la désobéissance au gouvernement soviétique, seront arrêtés, transférés à Moscou et jugés par le tribunal extraordinaire. Tous les agents de l'impérialisme étranger qui appellent à l'action offensive (contre l'Allemagne) et offrent une résistance armée à l'autorité des soviets, seront exécutés."

- repris d'Isaac Deutscher - Le prophète armé - Tome II, page 245 -

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Il nous semble important de nous étendre sur la question du traité de Brest-Litovsk non pas parce qu'il s'agirait du "coup d'arrêt" à la révolution ou d'une "regrettable mais absolue nécessité", mais bien plutôt parce qu'il matérialise un moment clé du recul de cette vague révolutionnaire.

La signature du traité de Brest-Litovsk est à la fois un produit des faiblesses du mouvement révolutionnaire de ces années et un facteur de l'écrasement définitif de l'ensemble de la vague de lutte. A ce titre, elle est pleinement contre-révolutionnaire. Et ce n'est pas le "réalisme" ou le "concréti(ni)sme" au nom desquels "les bolchevik étaient coincés et contraints de composer" qui changeront d'un iota notre position: signer la paix avec la bourgeoisie ne peut signifier que contre-signer la paix sociale, l'écrasement, même pacifique, du mouvement ouvrier, la défaite du prolétariat. Brest-Litovsk signifiera tant l'écrasement de perspectives révolutionnaires importantes: écrasement du mouvement ouvrier en Allemagne, dans l'armée et dans le reste de la société, écrasement du mouvement ouvrier dans une grande partie de la Russie,... que l'ouverture de perspectives contre-révolutionnaires tout aussi importantes (s'exprimant notamment dans l'instauration de la diplomatie secrète et d'accords économiques et commerciaux entre l'un des centres du capitalisme, l'Allemagne, et la "patrie du socialisme"). Mais, pas plus que nous ne croyons qu'il s'agit d'un coup d'arrêt ou d'une sinistre nécessité historique, nous ne pouvons croire que la signature du traité est une erreur surgie brutalement et pour des raisons inexpliquées. Il s'agit bien plutôt du développement, du manque de rupture des bolchevik avec l'idéologie et donc la pratique social-démocrate qui s'illustre notamment par la croyance dans le progrès, dans la démocratie, la croyance dans le fait que sur tous les plans, il suffit de développer, de radicaliser "positivement" les conceptions, les méthodes bourgeoises pour arriver à celles du prolétariat; il s'agit bien plutôt de l'incompréhension de ce qu'est une réelle rupture (3). Ce "positivisme" (que nous allons développer) amènera à l'idée qu'il serait possible de développer le capitalisme pour le bien du prolétariat, même s'il fallait pour ce faire s'allier avec une fraction bourgeoise. Il est cependant évident qu'une alliance entre une quelconque fraction du prolétariat si importante soit-elle et une fraction de la bourgeoisie, signifie immédiatement la liquidation de la fraction ouvrière par la subsomption de ses intérêts aux compromis, concessions nécessairement faites à la bourgeoisie. La seule chose qui peut parfois exister, c'est qu'un rapport de forces entre les classes soit tel qu'aucune des deux fractions antagoniques ne puisse, n'ose prendre l'initiative d'attaquer l'autre; il s'agit alors d'un "statu quo" qui ne peut être que très momentané. L'alliance, le front avec une fraction bourgeoise (jugée plus progressive) signifie, par essence, et les flots de sang déjà versés l'ont souvent démontré, la destruction du prolétariat, destruction qui se solde politiquement par la perte des acquis du mouvement, par la désorganisation, l'atomisation du prolétariat et pratiquement, par sa répression physique.

La politique de Brest-Litovsk n'est donc pas l'aboutissement d'un long processus de dégénérescence mais bien l'éclatement au grand jour de contradictions existant au sein des bolchevik, éclatement favorisé, accéléré par le brusque changement de situation que la prise du pouvoir crée. C'est pourquoi les premiers discours des bolchevik après la prise du pouvoir expriment déjà toutes les ambiguïtés qui ne feront, par la suite, que se développer. Ainsi, la déclaration proposée par Lénine au second congrès des soviets:

"Le gouvernement ouvrier et paysan issu de la révolution du 24-25 octobre, appuyé sur les soviets, invite toutes les nations belligérantes et leurs gouvernements à ouvrir sans délai les négociations d'une paix juste et démocratique."
Cette déclaration exprime à elle seule la renonciation aux principes de la lutte révolutionnaire. Outre la présence de concepts aussi étrangers au marxisme que "la paix juste et démocratique" (signifiant une paix excluant les annexions sans indemnisations et respectant la démocratique volonté des peuples), il ne s'agit déjà plus d'un appel internationaliste lancé à la classe ouvrière mondiale mais bien d'une demande "aux nations et à leurs gouvernements" d'ouvrir des négociations. Mais, pour le prolétariat, il n'existe pas plus de territoire "étranger" que de territoire à annexer; la justice dont on parle ici est la justice bourgeoise, celle qui tient compte des frontières indispensables au mode de production capitaliste.

A tous ceux qui nous parlent du terrible et contraignant isolement, nous répondons qu'il n'existait pas de meilleure façon de renforcer cet isolement que de faire appel aux gouvernements; la meilleure façon de briser cet isolement aurait été d'appeler le prolétariat à la révolution mondiale.

Face aux preuves de bonne volonté, dès le 14 novembre 1917, la bourgeoisie allemande accepte d'ouvrir tes négociations, soit seulement vingt jours après l'insurrection; en conséquence, une trêve est effectuée et Krilenko appelle au cessez-le-feu et encourage verbalement les fraternisations. Ce retournement extrêmement rapide fut favorisé par au moins deux choses:

Les conceptions politiques qui sous-tendent la défense de la paix

La question centrale reste que jamais la fraction Lénine des bolcheviks (et en fait l'ensemble du mouvement ouvrier de l'époque) ne parviendra à dépasser complètement les dichotomies social-démocrates entre "parti politique" et "classe trade-unioniste", entre économie et politique, entre Etat et rapport social. Si, poussé par la vague de luttes, Lénine parvient à rompre avec certaines inepties social-démocrates, à mettre en avant l'absolue nécessité pour le prolétariat de détruire l'Etat bourgeois qu'il ne peut utiliser à son profit, sa vision matérialiste vulgaire de l'Etat comme appareil (même propre à une classe) a fait que les bolchevik ont occupé l'Etat bourgeois plutôt que de le détruire.

L'erreur fondamentale vient d'une grave incompréhension de ce qu'est le capital, de ne pas le comprendre comme rapport social entre les hommes médiatisé par l'échange de marchandises, comme rapport entre choses. Ne pas comprendre cela amène à maintenir le rapport entre les hommes tout en critiquant et en luttant contre ses prétendus excès, la pauvreté ou la guerre, fût-ce au nom de la lutte contre l'exploitation. De là découle la croyance qu'un certain nombre de choses puissent être neutres, servir les deux classes selon le rapport de forces entre celles-ci puisque ces choses ne seraient pas subsumées, pas entièrement déterminées et produites par le capital. Cette conception matérialiste étant complétée par une conception idéaliste selon laquelle l'évolution de l'ensemble de la société pouvait être contrôlée par la seule volonté des hommes, leur conscience pouvant de cette façon déterminer le monde. Cette conception a-historique des choses additionnées des dichotomies social-démocrates citées plus haut et notamment la séparation entre économie et politique, vont déterminer les mesures prises par les bolcheviks. Ils théoriseront la possibilité de faire une révolution politique prolétarienne, de faire que le prolétariat prenne et garde le pouvoir politique tout en prenant des mesures économiques bourgeoises. Toutes les mesures capitalistes --militarisation du travail, taylorisme, etc.-- seront acceptées comme étant capitalistes parce que, pour les bolchevik, la meilleure solution consistait à développer le capitalisme; Lénine disant: "il faut nous mettre à l'école des capitalistes, développer le capitalisme d'Etat (= l'électrification + les soviets), prendre exemple sur l'Allemagne", etc. pour défendre le socialisme. Les bolchevik considéraient (ou plutôt certaines fractions qui parviendront à imposer leurs positions) que ces mesures économiques bourgeoises étaient sans le moindre danger pour la révolution communiste puisque le prolétariat détenait le pouvoir politique. Toutes ces mesures "nécessitées par l'arriération" de la Russie "pouvaient" avoir des conséquences néfastes et notamment la "réapparition" de la bourgeoisie (qui n'avait jamais disparu!), mais les bolchevik se faisaient forts, grâce à leur "pouvoir politique", de contrer ces dangers ou de les maintenir dans des limites acceptables. Ne comprenant pas que cette différence entre économie et politique n'existe pas; qu'en dernière instance c'est l'économie, le mode de production qui décide de tout et qui impose ses décisions à la "politique", les bolchevik ont cru qu'ils pouvaient développer de manière concomitante, et l'exploitation du prolétariat --condition sine-qua-non du développement du capital-- et la dictature du prolétariat. Mais la dictature du prolétariat c'est la dictature sur la loi de la valeur, c'est l'ensemble des mesures destinées à diminuer puis supprimer l'exploitation pour détruire le capital et non pas à augmenter l'exploitation, fût-ce au nom du bien des ouvriers! En ce sens, la dictature du prolétariat ne peut qu'être mondiale; on ne détruit pas le capitalisme dans son village. C'est là que se situe la différence, de classe, entre réforme et révolution et non pas, comme le croyait Lénine, dans la question de la violence. La révolution communiste ne peut qu'être sociale en ce sens qu'elle ne remet pas telle ou telle partie de la société en cause, qu'elle ne lutte pas contre tel ou tel aspect particulier du système capitaliste, mais qu'elle remet en cause et détruit l'intégralité de la société bourgeoise, le mode de production bourgeois, le travail salarié. Si c'est le mode de production, le cycle de la valeur qui contraint les hommes à prendre des mesures bien précises, il a la capacité de faire que les hommes qui acceptent de le gérer (fût-ce dans l'espoir de le transformer) étant complètement submergés, subsumés par sa réalité, deviennent des gestionnaires du capital; le capital peut aussi coopter des individus de toute provenance sociale mais qui, par là, deviennent des personnifications du rapport social qui, elles et les mesures qu'elles prennent, sont complètement déterminées par le capital. C'est la principale force du capital; l'aspect militaire ne servant qu'à préserver cette subsomption des individus atomisés.

Le maintien et le développement du capital en URSS devait donc déterminer très rapidement l'évolution de toute la société et ce n'est pas la force militaire ni la conscience que le prolétariat a pu avoir à un moment donné qui auraient pu changer cela. Le prolétariat pour survivre en tant que classe ne pouvait que lutter réellement contre le capital, contre la valeur, contre le travail salarié. S'il n'était évidemment pas possible de détruire la valeur, de construire le socialisme en un seul pays, puisque la destruction du capital ne peut que passer par la dictature mondiale du prolétariat, il fallait non pas renforcer le capital en le développant, en accumulant de la plus-value, en augmentant l'exploitation, mais bien l'agresser en exigeant des augmentations de salaire, la diminution du temps de travail en supprimant d'emblée tous les aspects de la production inutiles à l'humanité et qui ne servaient que le capital.

Ne pas voir cela allait déterminer le reste de l'attitude des fractions droitières des bolchevik:

"Nous sommes défentistes; depuis le 25 octobre 1917, nous avons le droit de défendre la patrie. (...) Nous défendons la patrie contre les impérialismes. Nous sommes les défentistes de la patrie du socialisme."
... et donc "nous" participons à la guerre impérialiste puisque toute patrie est par essence capitaliste et impérialiste dans la mesure où ses forces le lui permettent... Le seul socialisme qui puisse être accolé au terme patrie, c'est le socialisme bourgeois qui s'organise contre la révolution.

Pour "construire le socialisme" c'est-à-dire pour développer le capitalisme "à l'image de l'Allemagne", il fallait convaincre par la force et l'idéologie, les prolétaires de retourner se faire exploiter. Pour défendre la patrie, il fallait convaincre de la même manière les prolétaires de participer à la guerre impérialiste et s'il fallait, faire alliance avec l'un des camps impérialistes en présence. Il fallait dès lors défendre la patrie sous prétexte d'internationalisme, sous prétexte que la révolution ne serait jamais plus forte que lorsqu'existerait un pays qui, tout entier, la défend, ou plutôt, qui se "renforcerait en attendant de pouvoir la défendre". Une fois admis que la révolution, pour demeurer solide, devait passer par le développement du capitalisme et donc par la constitution d'une "patrie du socialisme", subsistait seul le problème du "comment faire pour que cette patrie puisse subsister face aux agressions impérialistes". Il fallut alors aussi casser les reins des "empêcheurs de signer la paix impérialiste": les "ultra-gauchistes".

La fraction de la paix n'aura pas beaucoup de mal à trouver les arguments pour liquider les ultra-gauchistes; ils avaient déjà longuement été utilisés par la fraction qui avait dénoncé l'insurrection, la fraction à l'époque dirigée par Zinoviev et Kamenev que Lénine avait traités de déserteurs et de briseurs de grève.

La continuité de la défense des positions contre-révolutionnaires au sein des Bolcheviks

L'argument central qu'emploiera la droite pour promouvoir sa position capitularde sera celle de l'isolement de l'avant-garde ouvrière que les masses ouvrières ne devaient, selon elle, pas suivre. Il rappelle tout à fait la déclaration de Zinoviev et de Kamenev avant l'insurrection:
"L'Etat d'esprit des ouvriers et des soldats de la capitale est-il réellement tel qu'eux-mêmes ne voient leur planche de salut que dans des combats de rue, tel qu'ils descendent dans la rue? Non, cet état d'esprit n'existe pas. (...) Cela souligne notre tâche la plus urgente. Le congrès des soviets est convoqué pour le 20 octobre. Il doit avoir lieu quoiqu'il arrive. Il doit renforcer en l'organisant l'influence grandissante du parti du prolétariat. (...) Dans ces conditions, ce serait un mensonge historique très grave de poser la question de la prise de pouvoir par le parti prolétarien telle que c'est posé aujourd'hui: immédiatement ou jamais!

Non, le parti du prolétariat s'élargira, son programme deviendra plus clair pour des masses de plus en plus nombreuses. Si maintenant, ayant pris le pouvoir tout seuls; nous nous trouvions (du fait de la situation générale) devant la nécessité de mener une guerre révolutionnaire, la masse des soldats s'éloignerait de nous. Evidemment, le meilleur de la jeunesse des soldats restera avec nous, mais la masse, elle, nous quittera. (...) Après quarante mois de guerre impérialiste dans un pays ruiné par un régime de maraudeurs, au milieu d'un désordre causé par la tyrannie et prolongé par le règne de la bourgeoisie, les soldats épuisés sont de moins en moins capables de mener à terme une guerre révolutionnaire victorieuse contre l'union internationale des capitalistes du monde entier."

- Déclaration de Zinoviev et Kamenev - Procès verbaux du CC du Parti Bolchevik d'août 1917 à février 1918 -

Ce à quoi Lénine répond:
"Les bolcheviks peuvent et doivent prendre en main le pouvoir. (...) Il ne faut pas se laisser tromper par les chiffres des élections, il ne s'agit pas d'élections. (...) Attendre une majorité formelle serait naïf de la part des bolchevik: cela, aucune révolution ne l'attend."

"Les hommes capables de parler ainsi, ou bien dénaturent la vérité ou bien sont des formalistes qui, sans tenir compte de la situation réelle de la révolution, veulent obtenir d'avance, à toute force, la garantie que dans tout le pays les bolchevik ont recueilli exactement la majorité des voix plus une. Jamais l'histoire, dans aucune révolution, n'a offert de telles garanties et elle ne peut absolument pas les offrir. Formuler une telle exigence, c'est se moquer des auditeurs, c'est couvrir sa fuite devant la réalité, ni plus ni moins."

- Lénine - Oeuvres, Tome 26 -

Comme le dit Bilan:
"Nous apercevrons d'autant mieux la difficulté qui est à la base de l'appréciation de la situation de 1917-18, que nous comparerons l'extrême décision qui ressort des thèses de Lénine d'avril 1917, dans une situation où, pourtant, le rapport des forces entre les bolchevik et l'ennemi (sous ses différentes formes) était autrement défavorable que ne l'était le rapport de forces en 1917-18. Lénine, aussitôt arrivé en Russie, bien que minorité au sein du parti lui-même, armé qu'il était par un arsenal de principes acquis au prix d'une lutte qui avait duré de longues années, saisit immédiatement la signification de la réalité russe et, en dépit de toutes les apparences momentanées, n'hésite pas à dresser un programme d'action qui paraissait isoler le parti bolchevik des masses et des mouvements du moment, mais qui, en réalité, correspondait directement à l'évolution des situations: cinq mois après, les événements devaient parfaitement confirmer le plan de Lénine d'avril."

- Bilan - Parti, Etat, Internationale - (4)

Le retournement qui s'effectuera entre la période des thèses d'avril et de la critique acerbe de Zinoviev et Kamenev et la période où il prône la paix à tout prix, est total; d'autant plus qu'il dit, dans ses fameuses thèses:
"Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire que si les conditions suivantes sont remplies:

a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie proche du prolétariat;

b) renonciation effective et non verbale à toute annexion;

c) rupture totale en fait avec tous les intérêts du capital. (...)

Il importe de (...) leur expliquer qu'il existe un lien indissoluble entre le capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu'il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le capital."

Dès après l'insurrection, Lénine qui deviendra le chef de la fraction pacifiste argumente:
"... nous avons besoin de gagner du temps pour pouvoir réaliser des réformes sociales (il suffit de mentionner la question des transports) nous avons besoin de nous stabiliser et pour cela nous avons besoin de temps. Il nous faut étouffer notre bourgeoisie et pour ce faire, il nous faut avoir les mains libres. Après cela, nous allons libérer nos deux mains à la fois et à ce moment-là nous allons pouvoir mener une guerre révolutionnaire contre l'impérialisme international."

"Il nous faut durer jusqu'à l'éclatement de la révolution socialiste générale, et nous ne pourrons y arriver qu'en concluant la paix."

"La guerre révolutionnaire ne devrait pas rester une phrase vide. Si nous n'y sommes pas préparés, nous devons signer la paix. Puisque nous avons démobilisé l'armée, il est ridicule de parler de guerre permanente. On ne peut la comparer à la guerre civile. Le paysan n'ira pas faire la guerre révolutionnaire et il renversera tout un chacun qui proclamerait ceci ouvertement."

- Procès verbaux du CC du Parti Bolchevik d'août 1917 à février 1918 -

Comme on le voit, l'argument du concrétisme tellement bien employé par Zinoviev et Kamenev a fait école. Les bolchevik voient leurs tâches définies non plus par les nécessités internationalistes du mouvement prolétarien mais par ce que certains prétendent être le désir des masses. Cette politique opportuniste fut revendiquée noir sur blanc par certains militants:
"Plutôt que de maintenir, contre le courant, les positions internationalistes invariantes de la classe ouvrière, plutôt que de maintenir notre rôle d'avant-garde prolétarienne, plutôt que de montrer dans chaque lutte partielle et locale les intérêts historiques et mondiaux du prolétariat, nous nous soumettons à l'avis de la majorité du peuple."
Cette politique ne pouvait que mener à une défaite du prolétariat. Certains de ceux qui avaient su faire "fi de l'opinion momentanée des prolétaires" pour mettre en avant ce que ces derniers sont "historiquement contraints de faire" reculaient sous la pression du capital pour accepter comme base de décision, non plus les intérêts historiques et mondiaux du prolétariat, mais les contingences nécessairement capitalistes.

Ces contingences, qui sont liées, sont:

Contrairement à ce que croyait Bilan, ne s'expriment plus deux considérations, "l'une internationaliste faisant dépendre l'acceptation des conditions de l'impérialisme allemand de la situation que traversait à ce moment le prolétariat de ce pays, l'autre, qui devait ensuite être reprise par les centristes, de la possibilité de l'Etat russe de louvoyer entre l'entente et les empires centraux faisant ainsi dépendre la position de l'Etat russe, non de la position détenue par la classe ouvrière dans les différents pays, mais de la guerre que se faisaient les Etats impérialistes" (Bilan - Parti, Internationale, Etat), mais une seule. L'unique considération qui va réellement déterminer la position des bolchevik est la possibilité de s'allier avec l'un des camps impérialistes (et la fraction de droite des bolchevik était aussi prête à faire alliance avec les alliés, "en tout indépendance" bien sûr, qu'à signer la paix avec les empires centraux) pour sauvegarder l'Etat soviétique, le "vigoureux bébé" du nouvel essor capitaliste! Le reste ne sera que discours justificatif pour expliquer au prolétariat mondial pourquoi le prolétariat en Russie est obligé de l'abandonner, discours destiné à la postérité qui nous intéresse d'autant moins que l'on juge des groupes et les partis non sur ce qu'ils disent d'eux-mêmes, mais sur leur pratique réelle.

Il serait faux de faire peser le poids de la signature de Brest-Litovsk sur les seules épaules de Lénine et de la fraction de la paix. Le cadre qui seul permet de comprendre la défaite que représente le traité de Brest-Litovsk pour la lutte du prolétariat mondial est précisément la lutte elle-même. Si les bolchevik ont fini par capituler face à la bourgeoisie mondiale en signant une trêve, c'est avant tout à cause de l'absence du parti mondial du prolétariat qui seul, grâce à sa vision historique et mondiale du mouvement aurait pu lutter contre ce repli contre-révolutionnaire et pour l'extension de la révolution mondiale. Mais ce parti n'aurait pu réellement émerger à temps que si le travail de réappropriation théorique, de préparation des cadres, bref le travail de fraction que la fraction révolutionnaire des bolchevik a été une des seules à mener notamment par l'imposition des thèses d'avril, avait été mené partout dans le monde. C'est préalablement à la vague mondiale de lutte, qu'un centre mondial du prolétariat, une internationale combattante aurait permis que se développe la rupture avec toutes les composantes de la bourgeoisie, que la lutte continue. Cette vision beaucoup plus large aurait peut-être permis aux révolutionnaires de cette époque de comprendre que, comme le dit Bilan:

"(...) l'opposition Etat prolétarien/Etats capitalistes ne peut guider l'action ni du prolétariat victorieux ni celle de la classe ouvrière des autres pays; la seule alternative possible reste: prolétariat/capitalisme mondial et l'Etat prolétarien n'est qu'un facteur de la révolution mondiale qu'à la condition de considérer que l'ennemi qu'il doit abattre c'est la bourgeoisie mondiale. Même provisoirement, cet Etat ne peut établir sa politique en fonction des problèmes intérieurs de sa gestion, les éléments de ses succès ou de ses défaites sont dans les progrès ou les revers des ouvriers des autres pays."
De cette façon et de cette façon seulement, les révolutionnaires russes auraient pu prendre leurs décisions non pas en fonction de la force relative des armées russe et allemande mais en fonction de la force de la lutte du prolétariat mondial.

C'est le rapport de forces international à ce moment en défaveur du prolétariat, déterminant la conception de la paix comme quelque chose de neutre qui, tantôt sert les intérêts du prolétariat, tantôt ceux de la bourgeoisie, la croyance dans la possibilité de construire le "socialisme" en un seul pays,... qui amènera la signature du traité de Brest-Litovsk qui est, de ce fait, à la fois matérialisation et condition de l'écrasement du prolétariat mondial. La fraction du prolétariat censée mettre en avant les intérêts historiques et mondiaux du prolétariat, mettait en avant les intérêts particuliers non plus du prolétariat mais d'une nation et de ses citoyens atomisés. Comme expression du recul général de la lutte du prolétariat, à ce moment, cette position de repli va se répandre en dehors de la fraction de la paix et même chez ses ennemis les plus virulents. C'est ainsi que R. Luxembourg et K. Liebknecht finiront, après avoir été extrêmement critiques, par reconnaître l'absolue nécessité, vu "le rapport de forces entre l'Etat soviétique et les impérialismes" de la signature de Brest-Litovsk:

"Je ne peux toujours pas croire que Lénine et Trotsky ne sont pas des socialistes internationalistes de principe, mais des opportunistes et des démagogues russes qui, pour le succès momentané d'un maintien provisoire, sont passés dans le camp de l'impérialisme allemand, ont frappé dans le dos des socialistes allemands en lutte et toute l'internationale, et aident les canailles de Scheidemann - David à engranger leurs récoltes. (...) S'ils veulent à tout prix échapper au Scylla de la chute immédiate, ils seront d'autant plus facilement victimes de Charybde, c'est-à-dire prisonniers de leur politique de paix, conséquence du désarmement du peuple russe, il leur faudra encore, avant que l'effet international ne se produise, conclure une paix séparée avec l'impérialisme allemand. Une paix qu'on aurait vraiment pu laisser au tsarisme. Alors ils ne seront pas un gouvernement des grands propriétaires fonciers et des capitalistes russes, mais un gouvernement de l'empereur d'Allemagne en Russie. (...)"

- Lettre de K. Liebknecht du 9 décembre 1917 -

Cinq jours plus tard, le 14, il dira:
"Lénine et Trotsky doivent consolider leur pouvoir non seulement par une politique de paix (qui ne peut être ou ne pas être qu'une politique honnête, internationale et socialiste), mais par des transformations sociales et économiques de grand style c'est-à-dire en accomplissant la révolution sociale (après la révolution politique)."
Enfin, quelques mois après:
"La tactique primitive (celle de la gauche - ndlr) ne pouvait réussir qu'au prix des conséquences les plus extrêmes, jusqu'à l'abandon de Saint-Petersbourg (Petrograd) etc. et le déclenchement de la guerre révolutionnaire contre les conquérants dans les rues de la capitale. Mais cela n'était possible qu'avec l'accord de l'immense majorité du peuple russe et avant tout de la population de Saint-Petersbourg."

- Militarisme, guerre et révolution - K. Liebknecht - pages 187, 188 et 189 -

La dernière défense de cette position consistera à répéter la responsabilité du prolétariat allemand dans la signature du traité de Brest-Litovsk:
"En ne faisant pas la révolution (le prolétariat allemand) contraint le prolétariat russe à cette solution de repli."

"La faillite du prolétariat --non du russe il a fait son devoir! mais du prolétariat allemand-- est la cause principale de la catastrophe russe."

"Dilemme: naufrage dans l'honneur révolutionnaire --ou délai de grâce ignominieux-- ou révolution allemande."

- Ibid -

Rosa Luxembourg aura globalement la même position tout en étant beaucoup plus violente contre les révolutionnaires russes, beaucoup plus clairvoyante sur le caractère international de la lutte du prolétariat, elle tombera cependant dans le credo du "réalisme":
"La situation est tellement mauvaise et le peuple russe tellement dégoûté de la guerre."
et du nationalisme:
"Tout parti socialiste qui accède aujourd'hui au pouvoir en Russie est condamné à adopter une fausse tactique aussi longtemps que le gros de l'armée prolétarienne dont il fait partie lui fera faux bond. La responsabilité des fautes des bolchevik incombe en premier lieu au prolétariat international et surtout à la bassesse persistante et sans précédent de la social-démocratie allemande."

- R. Luxembourg - Oeuvres II - Ecrits politiques 1917-1918 - page 53 -

Seule la gauche communiste en Russie comprendra et criera bien fort que toutes ces visions se rejoignent par leur nationalisme. Si Lénine et la fraction de la paix étaient nationalistes parce que voulant à tout prix défendre la "patrie du socialisme", Luxembourg et Liebknecht lui répondront au même niveau: la révolution mondiale, c'est la révolution en Russie plus la révolution en Allemagne plus la révolution, ici et là, etc. Si les premiers disent "nous avons fait la révolution et maintenant nous attendons que le prolétariat des autres pays fassent de même", les autres répondent, "ils ont fait la révolution, c'est notre tour". Cette vision nationaliste de la lutte des classes est tellement poussée que Trotsky dira:
"Certes notre position serait beaucoup plus aisée si les peuples d'Europe s'étaient soulevés en même temps que nous, si nous devions discuter non avec le général Hoffman et le comte Czernin, mais avec Liebknecht, Clara Zetkin et Rosa Luxembourg."

- Trotsky - Le prophète armé - I. Deutscher - page 176 -

La révolution devient tellement une question nationale que deux pays où le prolétariat a fait l'insurrection doivent encore discuter s'ils vont faire la paix ou non!!!

La seule chose que les révolutionnaires du monde entier ont à discuter, avant ou après l'insurrection, c'est comment faire pour que l'étincelle de la révolution qui s'allume en un endroit --mais qui demeurait vacillante en Russie-- rencontre dans le prolétariat mondial --et dans le prolétariat en Allemagne-- le combustible qui lui permettrait de se transformer en un gigantesque brasier capable non seulement d'éclairer le monde, mais surtout de débarrasser à tout jamais la surface de la terre du capitalisme.

Notes :

1. La Commune de Paris, tant par son manque de vitalité révolutionnaire (elle est avant tout produit de la désertion préventive de la bourgeoisie et non du développement de la lutte de classes) que par l'extrême limite voire la quasi inexistence de mesures ouvrières, de perspectives communistes pour les générations futures, à l'inverse de 1917, donna bien peu de matériel permettant de développer une compréhension et une pratique pour ce type de situation.

2. Il est bon de se souvenir que cette RADA ukrainienne devant laquelle les bolchevik sont obligés de plier les genoux, sera abattue grâce au développement de la lutte de classes en Ukraine et ce durant même les négociations de Brest-Litovsk. Mais il est encore plus intéressant de se rappeler que si les ouvriers ont dû abattre la RADA ukrainienne, c'est parce que les bolchevik ont aidé cette dernière à prendre le pouvoir. La RADA s'était en effet alliée aux bolchevik parce que c'était le seul parti qui, bien que représenté dans l'ensemble de la Russie, défendait le droit à l'autodétermination des peuples. Evidemment, une fois la RADA au pouvoir, elle n'a rien eu de plus pressé que d'organiser le massacre des militants ouvriers; c'est pourquoi elle fut renversée. Le traité de Brest-Litovsk la remet au pouvoir et les bolchevik la re-renverseront après la défaite de l'Allemagne dans la guerre impérialiste.

3. Cf. à ce propos la compréhension par Lénine du matérialisme dialectique comme l'addition du matérialisme vulgaire radicalisé et d'un rien de dialectique hégélienne sans comprendre qu'une connerie plus une connerie donnent une grosse connerie peinte, dans ce cas-ci, en rouge et que la synthèse marxiste consiste, par contre, en une rupture avec les conceptions bourgeoises.

4. Si au sujet de Brest-Litovsk, Bilan a apporté une contribution théorique intéressante, sa conclusion soutient, bizarrement la fraction de la paix contre la fraction Boukharine-Ouritski, comme si la critique des faiblesses de Lénine restait tabou. L'argumentation anti-gauche communiste était basée sur une falsification des positions de la gauche communiste que l'on fait passer du "retrait des troupes russes et tentative de destruction, à la fois par la violence et par la propagande, de l'armée bourgeoise" à la position qui permettra l'invasion de la Pologne par l'Armée Rouge en 1920, à la position de l'"exportation de la révolution par les baïonnettes", positions que la fraction pour la guerre révolutionnaire n'a jamais défendues!

Lisez aussi la 2ème partie de ce texte

Révolution et Contre-Révolution en Russie * 1917 - 1923

Le Communiste No.22