Notes critiques sur le matérialisme dialectique

* * *

"Etre radical, c'est saisir les choses à la racine. Mais la racine pour l'homme est l'homme lui-même."

Marx - Critique de la philosophie du droit de Hegel - 1844

Introduction

La croyance vulgaire considère souvent, même dans le milieu dit "révolutionnaire", que les questions "philosophiques", méthodologiques sont des annexes aux conceptions politiques, qu'elles sont là pour garnir ou pour combler une argumentation trop inconsistante. Ces questions sont laissées aux spécialistes, de préférence universitaires et les quelques contributions de militants communistes à ce sujet sont le plus souvent laissées à "la critique rongeuse des souris" (1). Or, ce que cette croyance vulgaire ne parviendra jamais à comprendre, c'est en quoi la conception du monde, la manière dont on se situe par rapport aux antinomies de classe est entièrement liée à la méthode utilisée pour affirmer son programme.

Le marxisme -"théorie des conditions de libération du prolétariat" (Engels)- s'affirme tout autant à travers ses positions programmatiques invariantes (2) qu'à travers sa méthode elle aussi invariante: le matérialisme historique. Comme le disait Hegel: "La méthode n'est pas autre chose que la structure de tout exposé dans sa pure essentialité" - Phénoménologie de l'esprit. Le programme communiste forme un tout, une totalité où la méthode, les moyens et le but sont dialectiquement unis. "Ce qui a surgi avec le matérialisme historique, c'est à la fois la doctrine 'des conditions de la libération du prolétariat' et la doctrine de la réalité du processus total du développement historique, et cela uniquement parce que c'est, pour le prolétariat, un besoin vital, une question de vie ou de mort que d'atteindre à la vision la plus parfaitement claire de sa situation de classe; parce que sa situation de classe n'est compréhensible que dans la connaissance de la société totale; parce que ses actes ont cette connaissance pour condition préalable, inéluctable." (Lukacs - "Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe?" - 1919)

Toutes les déviations/falsifications que le marxisme a connues et connaît encore -opportunisme, réformisme, légalisme, immédiatisme,...- depuis Proudhon, Dühring et Lassalle en passant par Bernstein, Kautsky et Plekhanov jusqu'à Lénine et Boukharine (sans parler des grossières inepties des épigones à la Staline, Mao,...) se trouvent intimement liées à des déviations/falsifications du matérialisme dialectique (3).

Ce n'est évidemment pas non plus par hasard que Marx et Engels ont commencé leur oeuvre magnifique de critique radicale de la société toute entière, de sa base matérielle à ses superstructures idéologiques, par une critique définitive de toutes les principales conceptions du monde -philosophies féodales, petites-bourgeoises, bourgeoises,...- qui existaient alors, pour leur opposer la conception pratique et théorique de la classe ouvrière, synthèse supérieure de tout ce qui existait précédemment: le matérialisme historique. Et ce n'est pas non plus par hasard qu'il a fallu attendre la plus grande vague révolutionnaire de l'histoire, celle des années 17-23, pour voir, en même temps que la restauration des principes marxistes de destruction violente de l'Etat bourgeois, d'insurrection armée, de dictature terroriste du prolétariat dirigée par le parti communiste mondial (principalement due à la fraction bolchevique regroupée autour de Lénine), la restauration de la conception matérialiste de l'histoire (principalement due à des militants communistes impliqués directement dans les luttes ouvrières, le Hongrois G. Lukacs, l'Allemand K. Korsch, l'Italien A. Bordiga, le Hollandais A. Pannekoek).

Et c'est avec l'écrasement de cette vague révolutionnaire que l'idéologie bourgeoise, sous sa forme la plus pernicieuse, celle du matérialisme vulgaire, va triompher, rejetant en même temps que tous les autres principes communistes, en un choeur unanime -des curés idéalistes aux matérialistes bourgeois, staliniens et sociaux-démocrates-, la conception matérialiste de l'histoire (4).

Après 60 ans, à l'heure où le prolétariat mondial reprend sa marche vers sa réorganisation de classe, où péniblement il se réapproprie sa propre conscience, il nous paraît de la plus haute importance de réaffirmer quelques concepts fondamentaux du matérialisme historique et en premier lieu que "la coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou de l'auto-transformation, ne peut être conçue et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire." (Marx - Thèse sur Feuerbach No.3)

Idéalisme et matérialisme bourgeois

Dans sa lutte contre tous les modes de production antérieurs au sien, la bourgeoisie se devait, en même temps qu'elle détruisait les bases matérielles des anciennes classes dominantes, de détruire également leurs superstructures idéologiques. Le principal support idéologique des modes de production antérieurs au capitalisme était la religion, le fidéisme (et toutes les autres formes que peut prendre l'idéalisme) (5). La bourgeoisie révolutionnaire, stéréotypée par le Jacobinisme de 1789 s'affirma donc, antagoniquement aux religions, comme rationaliste, remplaçant le culte de dieu par celui tout autant mystique de la raison, de la science et du progrès. Le matérialisme bourgeois, ayant comme fondement principal les sciences de la nature, naissait donc pour détruire dieu, tout en le remplaçant par des fétiches tout aussi illusoires, par une nouvelle sainte trinité: l'argent, la marchandise et le capital.
"Les sciences de la nature sont les fondements spirituels du capitalisme. Le progrès technique qui pousse le capitalisme en avant dépend entièrement de leur développement. Ainsi les sciences de la nature jouissaient de la plus haute estime aux yeux de la bourgeoisie montante, d'autant plus que la science libérait cette nouvelle bourgeoisie de la domination des vieux dogmes traditionnels qui régnaient du temps du féodalisme."

(A. Pannekoek, "Lénine philosophe" cf. note à la fin du texte)

Si, pour les modes de production antérieurs -féodal, asiatique, esclavagiste,...-, la religion était la science, le mode de production capitaliste fit de la science une religion. Et depuis lors, on nous abreuve, partout dans le monde, de la croyance de l'éternité du capital et de la marche triomphante du progrès bourgeois, guidées par la main invisible mais néanmoins rationnelle de la science. (II suffit pour s'en rendre compte, de voir les millions d'êtres humains qui crèvent tous les jours des bienfaits du capitalisme!). Au mythe bourgeois du progrès (le seul progrès effectif est celui de la barbarie chaque jour plus inhumaine) correspond l'aplatissement de tous les hommes aveuglés devant la science. Cela est à tel point vrai que l'argument d'autorité par excellence, que cela soit pour vendre une poudre à lessiver ou une nouvelle théorie, est de plus en plus "c'est scientifique!" qui remplace le vieux fatalisme "Dieu le veut"!

Il nous suffit à nous marxistes révolutionnaires, de voir la réelle capacité de la science à résoudre tous les problèmes fondamentaux de l'humanité pour répéter avec la gauche communiste: "Lançons donc le cri qui laisse perplexe tant de gens aveuglés par la suggestion des lieux communs les plus éculés: A Bas La Science!" (programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance in Programma Communista No.20 de 1962).

"Le marxisme ne peut être considéré comme une 'science', même si l'on donne à ce terme la plus large signification bourgeoise, comprenant jusqu'à la philosophie la plus spéculative. Jusqu'à présent, l'on a appelé le socialisme et le communisme marxistes socialisme 'scientifique' pour l'opposer aux systèmes 'critico-utopistes' d'un Saint-Simon, d'un Fourier, d'un Owen etc.; et l'on a ainsi, pendant des années, apporté un soulagement indicible à l'honnête conscience petite-bourgeoise de nombreux sociaux-démocrates allemands; mais ce beau rêve s'écroule pour peu que l'on constate qu'au sens convenable et bourgeois du mot précisément, le marxisme n'a jamais été une 'science' et qu'il ne peut l'être, aussi longtemps qu'il reste fidèle à lui-même. Il n'est ni une 'économie', ni une 'philosophie', ni une 'histoire', ni une quelconque autre 'science humaine' (Geitsteswissenschaft) ou combinaison de ces sciences; ceci dit en se plaçant au point de vue de 'l'esprit scientifique' bourgeois. Bien plus, le principal ouvrage économique de Marx est du début jusqu'à la fin une 'critique' de l'économie politique traditionnelle, prétendument 'impartiale', en réalité purement 'bourgeoise', c'est-à-dire déterminée et entravée par des préjugés bourgeois; ceci implique également que cette critique de l'économie bourgeoise adhère ouvertement au point de vue nouveau de la classe qui, seule parmi toutesles classes existantes, n'a aucun intérêt au maintien des préjugés bourgeois, et que ses conditions d'existence poussent au contraire de plus en plus à leur destruction définitive, pratique et théorique."

(Karl Korsch - Marxisme et philosophie)

Mais si, dans sa lutte pour imposer le capitalisme, une bonne partie de la bourgeoisie dut être matérialiste, une fois sa domination sur le monde achevée, elle eut tout autant recours au bon vieil opium religieux pour garantir cette domination.
"La classe bourgeoise s'est rendue compte que lors de ses origines révolutionnaires, elle a mis trop de hâte à abattre les idoles et les autels de toute nature. La philosophie rationaliste et le programme d'égalité et de liberté avec lequel la bourgeoisie s'affichait dans l'histoire ne tardèrent pas à entrer en contraste strident avec les lois de développement de l'économie capitaliste qui forgeait de nouveaux esclaves sous la forme salariée après avoir proclamé en théorie l'émancipation de tous les hommes. Pour justifier cet état de choses, la bourgeoisie a dû reculer vers le passé et reconnaître qu'il ne peut y avoir de domination de classe qui renonce, pour trouver une légitimation de soi-même, à l'intervention mystérieuse d'une religion, plus ou moins évoluée. Et la bourgeoisie, face à l'action et à la pensée résolument subversives du prolétariat, est redevenue idéaliste."

("Pour la conception théorique du socialisme" - 1913, cf. Storia della Sinistra Communista 1912-1919)

"Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandises et où par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc... le complément religieux le plus convenable."

(Marx - Le Capital - Livre I)

Et Engels d'ajouter: "Or, toute religion (nous pourrions dire toute idéologie, ndlr) n'est que le reflet fantastique, dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui dominent leur existence quotidienne, reflet dans lequel les puissances terrestres prennent la forme de puissances supraterrestres." (Anti-Dühring) En ce sens, matérialisme bourgeois et idéalisme se complètent parfaitement, science du culte et culte de la science sont là pour maintenir les prolétaires dans leur condition d'exploités. Le fondement et la fonction sociale du matérialisme bourgeois tout comme de l'idéalisme est la justification de ce qui est, de la réalité immédiate: la dictature mondiale du capital. "Le résultat suprême auquel atteint le matérialisme passif, c'est-à-dire le matérialisme qui ne saisit pas le domaine sensible en tant qu'activité pratique, c'est la vision intuitive des individus pris isolément ou de la société bourgeoise." (Marx - Thèses sur Feuerbach)

Le sens profond du matérialisme bourgeois est la justification du réformisme, la démonstration matérielle de l'éternité de l'infâme immédiateté de l'esclavage salarié et du bouleversement continuel des conditions de cet esclavage -les réformes- par le capital lui-même (6). Ce n'est pas pour rien que les racailles staliniennes ou sociales-démocrates et leur chère franc-maçonnerie se complaisent dans le matérialisme vulgaire; c'est lui seul qui peut expliquer ce qui est, et donc pour ces anti-dialecticiens, ce qui devrait toujours être. Le réformisme ne peut exister que sous-tendu par une conception qui nie tout futur à la classe révolutionnaire pour ne lui présenter, comme seule réalité immédiate, que l'adaptation et donc la perpétuation de son esclavage salarié.

Et cette triste réalité du matérialisme bourgeois, l'exploitation capitaliste, est pleinement complétée par l'espoir idéaliste en un monde meilleur dans les cieux.

Dans le vieux débat philosophique à savoir si c'est l'être qui détermine la conscience (matérialisme) ou inversement la conscience qui détermine l'être (idéalisme), ces deux conceptions en arrivent à faire une même dichotomie entre l'être et la conscience, sans comprendre en quoi "la pensée et l'être sont donc certes distincts, mais en même temps ils forment ensemble une unité". (Marx - Manuscrits de 1844)

Ni le matérialisme vulgaire ni l'idéalisme ne parviennent à saisir l'essence du matérialisme dialectique mise en avant par Marx, à savoir que la conscience est conçue comme un élément du matériel, de l'être, comme précisément l'être conscient. "La conscience ne peut être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réelle." (Marx - l'Idéologie allemande) Et c'est cette même dichotomie entre l'être et la conscience que Marx dénonce dans sa première thèse sur Feuerbach:

"Le principal défaut de tout le matérialisme connu jusqu'ici (y compris celui de Feuerbach) est que les choses, la réalité, le domaine sensible y sont uniquement conçus sous la forme d'objets ou d'intuition mais pas comme activité sensible de l'homme, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est pourquoi en opposition au matérialisme, l'aspect actif a été développé abstraitement par l'idéalisme qui naturellement ignore l'activité réelle, sensible comme telle."
C'est pourquoi, en même temps et par le même mouvement que naissait le prolétariat, seule force capable d'abattre consciemment la société de classe, naissait le matérialisme historique seule compréhension globale du processus du surgissement du communisme à partir et comme négation du capitalisme. Lénine soulignait dans "l'Etat et la Révolution" que "le grand mérite des explications de Marx est d'appliquer là encore de façon conséquente la dialectique matérialiste, la théorie de l'évolution et de considérer le communisme comme quelque chose qui se développe à partir du capitalisme": "Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société bourgeoise, celui du nouveau matérialisme est la société humaine ou l'humanité sociale." (Marx - Thèses sur Feuerbach).

Le matérialisme historique

Contrairement aux multiples idées trop répandues, le matérialisme historique n'est pas une simple rajoute de frioritures "dialectiques" au vieux matérialisme ou pire encore, la simple continuation du matérialisme du XVIIIème siècle (Rousseau, Büchner,...) moyennant quelques adaptations scientifiques comme le présente la tradition kautskiste (Lénine y compris) et tous ses successeurs actuels (staliniens, trotskystes,...).

Non, le matérialisme historique s'affirme, comme la classe qui le porte, antagoniquement tant à l'idéalisme qu'à son complément matérialiste vulgaire; synthèse supérieure; la première compréhension de l'histoire humaine en tant que globalité en procès.

"C'est donc jusque dans les conceptions philosophiques les plus fondamentales que diffèrent le matérialisme bourgeois et le matérialisme historique. Le premier n'est qu'un matérialisme limité, incomplet et trompeur par rapport au matérialisme historique plus vaste et parfaitement réaliste, et tout comme le mouvement bourgeois dont il fut l'expression théorique, il ne représente qu'une émancipation imparfaite et trompeuse par rapport à l'émancipation complète et réelle qu'amènera la lutte de classe prolétarienne."

(A. Pannekoek - Lénine philosophe)

Pour le matérialisme bourgeois, le fait que la conscience présuppose l'être signifie -en scientisme borné- que ce sont les neurones du cerveau qui produisent la conscience humaine. Cela est partiellement exacte, c'est-à-dire globalement faux. Si, en effet, physiologiquement, les neurones du cerveau "produisent la compréhension individuelle de l'homme, sa pensée, celle-ci étant pensée humaine et donc sociale est déterminée par les conditions sociales dans et par lesquelles elle existe. La société est le milieu réel dans lequel l'homme vit. Ce milieu agit sur l'homme effectivement par l'intermédiaire de ses organes sensoriels et nerveux, mais dans la totalité qu'est la société, l'homme ne peut être autre chose qu'un ETRE SOCIAL, c'est-à-dire socialement déterminé. "L'individu est Etre social. La manifestation de sa vie, même si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux, est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale." (Marx - Manuscrits de 1844)

Ces fameux neurones ne sont donc en fait qu'une médiation entre l'individu et la société (et non pas la cause pure et unique chère à tout mécanisme aristotélicien), la pensée d'un individu n'étant jamais autre chose qu'une expression parmi d'autres de la pensée sociale.

De la même manière, le capital est toujours vu, chez tous ses apologistes comme une somme de choses stables et matérielles (usines, matières premières, ouvriers, actions, rentes foncières,...) sans comprendre en quoi le capital ne peut être compris que comme un RAPPORT SOCIAL. "La grande idée fondamentale de la dialectique matérialiste est que le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour." (Engels - L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande)

Dans l'explication de cette transformation des rapports entre les hommes en choses figées et mortes, est dévoilée par le matérialisme dialectique, le fondement même de l'aliénation capitaliste: la réification.

Avec le capitalisme, la division du travail atteint son point culminant. Dans le féodalisme par exemple, le serf disposait encore d'un morceau de terre et de ses outils de travail nécessaires lui permettant d'utiliser une partie de sa force de travail pour lui-même (l'autre revenant à son seigneur). Dans le capitalisme, l'ouvrier est par contre complètement séparé des moyens de production. Il est contraint de vendre sa force de travail (et donc lui-même), son unique propriété, pour pouvoir la mettre en valeur auprès des moyens de production qui lui sont étrangers. Sa force de travail comme lui-même devient ainsi une simple marchandise.

"Le travail ne produit pas que des marchandises, il se produit lui-même et produit l'ouvrier en tant que marchandise, et cela dans la mesure où il produit des marchandises en général."

(Marx - Manuscrits de 1844)

Tout comme les moyens de travail, les produits du travail sont devenus étrangers à l'ouvrier; la marchandise que produit son travail l'affronte comme "une puissance indépendante du producteur" (Marx - idem). Le produit du travail, son incorporation dans une marchandise, dans une chose -objectivation- est sa réalisation. II est en même temps l'aliénation de sa force de travail, c'est-à-dire sa déréalisation.
"L'ouvrier met sa vie dans l'objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l'objet. Donc, plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Donc, plus ce produit est grand, moins il est lui-même. L'aliénation de l'ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère."

(Marx - idem)

L'aliénation du travail s'exprime par le fait que, pour l'ouvrier (le bourgeois se complaît dans cette aliénation), le travail n'est pas un besoin naturel mais une contrainte, l'unique moyen de ne pas crever de faim (... et encore!).
"Son travail n'est donc pas volontaire mais contraint, c'est du travail forcé. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste."

(Marx - idem)

Et ici apparaît déjà (en 1844) très clairement l'explication de toujours des communistes contre tous les défenseurs passés et à venir du travail, et le principe invariant qui en découle: ABOLITION DU TRAVAIL SALARIE, A BAS LE TRAVAIL!
"Le travail est le fondement vivant de la propriété privée; la propriété privée n'est que le travail objectivé. Il ne faut pas simplement attaquer la propriété privée comme 'état de choses' mais l'attaquer comme activité, comme travail, si l'on veut lui porter un coup mortel. C'est une des méprises les plus graves que de parler de travail libre, humain, social, de travail sans propriété privée. Le 'travail' est de par son essence même, l'activité non libre, inhumaine, asociale, conditionnée par la propriété privée et la créant à son tour. L'abolition de la propriété privée ne deviendra réalité que si elle conçue comme abolition du 'travail', abolition qui certes a d'abord été rendue possible par le travail lui-même, c'est-à-dire par l'activité matérielle de la société, et qu'il ne faut pas concevoir comme la substitution d'une catégorie à une autre. Une 'organisation du travail' est donc une contradiction. La meilleure organisation que le travail puisse recevoir, c'est l'organisation actuelle, la libre concurrence, la dissolution de toutes les organisations du travail qui avaient pu sembler 'sociales'." (7)

(Marx - Critique de l'économie nationale - 1845)

L'unité dialectique entre être et conscience

Nous avons vu que si, pour le matérialisme dialectique, la conscience présuppose l'être, c'était avant tout en tant qu'être social. C'est en ce sens que le matérialisme dialectique résout la dichotomie entre être et conscience, véhiculée tant par le matérialisme vulgaire que par l'idéalisme. Mais cette résolution implique fondamentalement que l'on conçoive dans un même processus l'être comme distinct de la conscience et comme formant une totalité: l'être conscient. Cette totalité s'exprime de la même manière pour le prolétariat conscient, c'est-à-dire organisé et dirigé par son parti, par l'unité entre sa théorie et sa pratique.

A ce niveau du développement, il est fondamental de comprendre la distinction qui existe entre identité et unité. Avec la première, l'identité, produit direct du matérialisme bourgeois, l'être disparaît, fusionne avec la conscience (ou inversement), ce qui est en fait une autre manière de réintroduire la dichotomie; il n'y a plus aucun mouvement et l'on ne peut plus parvenir à comprendre en quoi existe une idéologie bourgeoise dominante, une fausse conscience, en quoi le prolétariat n'est pas le communisme. Avec la seconde, l'unité, concept produit du matérialisme dialectique, l'on parvient par contre à saisir et donc aussi à agir sur le mouvement qui anime l'être et sa conscience. L'on parvient à comprendre en quoi l'être est tendanciellement conscient (c'est-à-dire porteur aussi d'une fausse conscience, l'idéologie bourgeoise), en quoi le prolétariat n'est pas le communisme mais tend à le réaliser en se niant par et dans ce processus.

La conception est dialectique, elle seule permet de saisir le processus dans sa totalité. Cette distinction essentielle -qui sépare le matérialisme dialectique du matérialisme bourgeois- a d'immenses implications théoriques. C'est en effet à la fois la liquidation des fondements méthodologiques de la conception kautskiste de la conscience et donc du parti et de son action, selon laquelle l'être existerait sans conscience -le prolétariat conçu comme classe pour le capital ou dans la version léniniste comme "spontanément trade-unioniste"- tandis que la conscience planerait dans les livres des scientifiques bourgeois. Et c'est en même temps la liquidation de la conception identique mais inversée, celle conseilliste selon laquelle la conscience est considérée comme une simple partie de l'être acquise spontanément une fois pour toute.

Seul le matérialisme dialectique permet de comprendre la dynamique qui lie organiquement l'être et sa conscience pour produire tendanciellement l'être conscient. Et c'est donc cette seule compréhension dialectique qui nous permet de saisir, à la racine, la fonction et le rôle du parti communiste comme organe certes distinct mais dialectiquement uni à la classe. Le seul moment où la classe peut être réellement et pleinement identifiée au parti est le communisme qui réalise la suppression à la fois de la classe, du parti,... et de l'identité!

L'arme de la dialectique matérialiste

Nous venons de voir, grâce à cette question centrale du matérialisme historique, l'unité entre l'être et la conscience, entre le sujet et l'objet, entre la théorie et la pratique,...
"L'unité de la théorie et de la praxis n'est donc que l'autre face de la situation sociale du prolétariat; du point de vue du prolétariat, connaissance de soi-même et connaissance de la totalité coïncident; il est en même temps sujet et objet de sa propre connaissance."

(Lukacs - Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe)

... l'importance cruciale qu'a dans la conception matérialiste, la dialectique.
"Ce qui manque à tous ces messieurs (les critiques bourgeois de Marx) c'est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l'effet. Que c'est une abstraction vide que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n'existent que dans les crises; mais que tout le grand cours des choses se produit sous forme d'action et de réaction de forces, sans doute très inégales, dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive, qu'il n'y a rien ici d'absolu et que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas; pour eux, Hegel n'a pas existé."

(Engels - Lettre à Conrad Schmidt - 1890)

C'est dans l'ensemble de l'oeuvre de Marx, des manuscrits parisiens au capital que la méthode, la dialectique matérialiste, sous-tend l'analyse et exprime "la structure de l'exposé dans sa pure essentialité" (Hegel). De la même manière que vous avons développé ci-dessus la liaison entre être et conscience dans la totalité qu'est l'être conscient, Marx conçoit à tout moment de son oeuvre, la production capitaliste -déterminant en dernier lieu- comme un processus social, comme un tout organique dans lequel les différents éléments distincts se déterminent réciproquement pour constituer une totalité qualitativement supérieure. Voyons, par exemple, un extrait de l'introduction à la critique de l'économie politique où Marx explicite, une fois de plus, ce processus global qu'est la production, contre tous ses faux disciples passés et futurs, des Tougan-Baranowski aux Althusser,...
"Le résultat auquel nous parvenons n'est pas que la production, la distribution, l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont les éléments d'un tout, des diversités au sein d'une unité. La production se transcende elle-même dans la détermination contradictoire de la production; elle transcende aussi les autres moments du procès (...) Telle production détermine telle consommation, telle distribution, tel échange déterminé; c'est elle qui détermine les rapports réciproques déterminés de tous ces différents moments. Certes, dans sa forme particularisée, la production est à son tour déterminée par les autres moments. Par exemple, quand le marché, autrement dit la sphère de l'échange, s'étend, la production s'accroît en volume et se diversifie d'avantage. La production se transforme en même temps que la distribution; par exemple, en cas de concentration du capital ou de répartition différente de la population à la ville et à la campagne, etc... Enfin, les besoins des consommateurs agissent sur la production. Il y a action réciproque entre les divers facteurs: c'est le cas de tout ensemble organique."
Et lorsque Marx commente lui-même sa méthode contre toutes les déviations de l'époque et d'à venir, il précise clairement:
"Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est ce démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel transposé et transporté dans le cerveau de l'homme (...) Mais bien que, grâce à son quiproquo Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui elle marche sur la tête; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable."

(Marx - postface à la seconde édition du capital - 1873)

Cette remise de la dialectique "sur les pieds" a été faite par Marx et Engels dans la conception matérialiste de l'histoire. Voyons maintenant ce qu'est cette méthode dialectique.

La dialectique matérialiste

Il a toujours été méthodologiquement très difficile d'exposer "les lois de la dialectique" sans en déformer, par une exposition simpliste, le contenu fondamentalement révolutionnaire. C'est pourquoi nous avons déjà, préalablement à ce chapitre, longuement critiqué les multiples déviations/falsifications de cette méthode de destruction de tout ce qui est. La dialectique s'affirme effectivement comme "la science de la destruction de toute fixité". Déjà Hegel définissait que "l'alpha et l'omega de la dialectique est que toute chose tend vers sa fin"; que tout ce qui existe mérite de périr! Indépendamment du fait que Hegel ait mis sa méthode au service de l'ordre établi et s'en servit pour faire l'apologie de l'Etat bourgeois, la dialectique systématisée par celui-ci signifiait la première méthode dynamique d'appréhension de la réalité historique.

Comme le dit Engels: "Les hommes ont pensé dialectiquement longtemps avant de savoir ce qu'était la dialectique" (Anti-Dühring) et de même Marx a clairement indiqué la nature de ses rapports à Hegel: "Mes rapports avec Hegel sont très simples. Je suis un disciple de Hegel et le bavardage présomptueux des épigones qui croient avoir enterré ce penseur éminent me paraît franchement ridicule. Toutefois j'ai pris la liberté d'adopter envers mon maître une attitude de critique, de débarrasser sa dialectique de son mysticisme et de lui faire subir ainsi un changement profond" (Marx - Le Capital - Livre II). Cette précision s'impose aujourd'hui où fleurissent "les bavardages présomptueux" de nouveaux "épigones" à la Althusser (qui ne fait que prolonger les âneries de Staline) pour qui la dialectique (comme l'ensemble des "textes de jeunesse de Marx") ne serait qu'une erreur de jeunesse, qu'une influence pernicieuse d'hégélianisme liquidée par la suite dans les écrits de "maturité". Or, comme nous l'avons déjà souligné, si Marx n'a jamais exposé sa méthode en tant que telle, il a, à de multiples reprises, souligné, notamment dans le capital, que la méthode de Hegel est le fondement de sa propre méthode. "La dialectique de Hegel est la forme fondamentale de la dialectique" (Marx - Lettre à Kugelmann).

* Le grand principe général de la dialectique matérialiste est la négativité. C'est négativement, par la critique impitoyable que peut s'affirmer, positivement les positions des communistes. "Le moment essentiel, le moment dialectique est celui de la négativité" (Hegel). Le positif n'est que le "résidu" de la négativité. Le communisme se définit d'abord négativement par ce à quoi il s'oppose. "La critique négative est devenue positive; la polémique s'est transformée en un exposé plus ou moins cohérent de la méthode dialectique et de la conception communiste du monde" (Engels - Anti-Dühring). Toute l'oeuvre des marxistes révolutionnaires (contrairement aux utopistes) de Marx à la Gauche Communiste, est une oeuvre de polémique, de critique, de négation des conceptions bourgeoises dominantes. C'est contre Proudhon et ses disciples "réformateurs du monde", gestionnaires du capital, que Marx affirme la fin catastrophique du mode de production capitaliste. C'est contre "Bruno Bauer et consorts" que Marx et Engels affirment la conception matérialiste de l'histoire portée par la seule classe révolutionnaire de son époque: le prolétariat. C'est contre Dühring et tous les scientistes novateurs et fumistes qu'Engels affirme la méthode dialectique comme fondement méthodologique du programme communiste. C'est contre tant les économistes que les terroristes que Lénine, dans "Que faire?", affirme la nécessité du parti combattant, etc. Toute l'histoire de l'affirmation de plus en plus claire des principes invariants du communisme peut s'intituler critique, démolition, négation; toutes les oeuvres du marxisme révolutionnaire peuvent s'appeler "l'anti-...".

Notre force est la négation, elle-même porteuse de sa propre négation; c'est "la négation de la négation". Marx exprime cela magistralement à propos de la propriété capitaliste: "Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation." (Le Capital)

Engels donne un exemple simple de cette loi fondamentale en prenant la transformation dialectique du grain d'orge en plante: si le grain trouve un terrain favorable, il germe; "le grain disparaît en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante? Elle croît, elle fleurit, se féconde, produit enfin de compte de nouveaux grains d'orge, et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d'orge du début." (Anti-Dühring)

C'est en fonction de cette compréhension que Marx définissait le communisme non pas comme la simple négation du capitalisme mais bien comme une synthèse supérieure de la contradiction prolétariat/bourgeoisie qu'est le capitalisme. De même, le prolétariat, fossoyeur du capital, négation de celui-ci, doit lui-même se nier en tant que classe pour réaliser la société sans classe.

Ce n'est évidemment pas "par hasard" que c'est justement sur cette question que Staline (et plus tard Mao) s'est acharné à supprimer "la négation de la négation" des lois de la dialectique, comme l'exprime crûment cette racaille d'Althusser; "Staline peut être tenu pour un philosophe marxiste perspicace au moins sur ce point d'avoir rayé la négation de la négation des lois de la dialectique"! (Lénine et la philosophie). Le travail de la contre-révolution a toujours été d'émousser, de détruire le côté tranchant, destructeur de la théorie révolutionnaire. En s'attaquant au principe du la négation de la négation, le contre-révolution vise à figer le processus révolutionnaire pour n'en faire qu'une simple continuation radicale du mouvement du capital. Au lieu de comprendre en quoi la contradiction prolétariat/bourgeoisie doit se résoudre en la synthèse communauté humaine qui se fait par la négation de la négation du prolétariat, le stalinisme et ses épigones en restent à la simple apologie du prolétariat et donc du capital. Le stakhanovisme n'est rien d'autre que cette apologie dithyrambique de l'ouvrier (fort, beau, puissant, discipliné,...) en tant qu'exploité, en tant que vendeur de sa force de travail, c'est-à-dire en tant que capital.

Cette question, la négation de la négation, qui peut paraître "métaphysique" s'avère bien être un des fondements méthodologiques de la théorie révolutionnaire opposée aux théories de conservation de l'ordre bourgeois. La négation de la négation est donc le principe directeur de tout mouvement; c'est non seulement la contradiction -thèse/antithèse- qui en est le moteur, mais cette même contradiction se trouve à son tour niée.

"Le mouvement du fini et de l'infini est celui du retour de chacun à soi-même à la faveur de la négation. Ils jouent un rôle de médiateur, l'affirmatif de chacun contient la négation de chacun et est la négation de la négation. Ils ne sont plus ce qu'ils étaient dans leur détermination initiale."

(Hegel - Science de la logique)

* De la même manière, la loi dialectique de la transformation de la quantité en qualité révélée par Hegel se trouve confirmée par Marx. Ainsi le passage du possesseur d'argent au capitaliste "confirme la loi constatée par Hegel dans sa logique, loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité" (Le Capital - Livre I). Mais ici comme ailleurs, il nous faut faire attention à une trop rapide simplification. Ainsi, à propos de cette loi, Lukacs note avec justesse: "Lorsqu'Engels (dans l'Anti-Dühring) donne le passage de l'eau de l'état liquide à l'état de glace ou de vapeur comme exemple, l'exemple est juste en ce qui concerne les points de passage. Mais en adoptant cette attitude on néglige de voir que les passages qui apparaissent ici comme purement quantitatifs prennent eux aussi un caractère qualitatif dès qu'on change de point de vue. Que l'on pense, pour prendre un exemple tout à fait trivial, au caractère potable de l'eau où des modifications également 'quantitatives' revêtent, à un certain point, un caractère qualitatif, etc." (La réification et la conscience du prolétariat).

Avec cette remarque de Lukacs, nous touchons une des notions fondamentales de la dialectique matérialiste: la notion de totalité d'un processus de transformation tant qualitatif que quantitatif.

En effet, comme nous l'avons vu à plusieurs reprises dans ce texte, la contradiction est la racine de tout mouvement -thèse/antithèse-, mais cette contradiction n'a de réalité qu'au sein d'une unité. Toute unité porte en elle sa contradiction, mais toute contradiction ne peut s'exprimer qu'au sein d'une catégorie supérieure: l'unité. "La dialectique peut-être définie brièvement comme la théorie de l'unité des contraires" (Lénine - Cahiers philosophiques). Par exemple, la contradiction fondamentale entre la valeur d'usage et la valeur d'échange n'existe que médiatisée dans et par l'unité qu'est la marchandise. Chaque élément du tout, de l'unité n'a de réalité que dans sa relation à la totalité. En ce sens, l'unité marchandise est qualitativement supérieure à la somme des qualités des éléments la constituant. Et dans sa brillante synthèse des conceptions du "fondateur du matérialisme dialectique, indépendamment de Marx et Engels" -l'ouvrier tanneur Joseph Dietzgen-, Pannekoek explicite le lien dialectique entre être et pensée qui s'unifient dans une totalité constituant le monde dans son intégralité:

"Les phénomènes spirituels et matériels, c'est-à-dire la matière et l'esprit réunis, constituent le monde réel dans son intégralité, entité douée de cohésion dans laquelle la matière 'détermine' l'esprit et l'esprit, par l'intermédiaire de l'activité humaine, 'détermine' la matière. Le monde dans son intégralité est une unité en ce sens que chaque partie n'existe qu'en tant que partie de la totalité et est entièrement déterminée par l'action de celle-ci; les qualités de cette partie, sa nature particulière, sont donc formées de ses relations avec le reste du monde. L'esprit, c'est-à-dire l'ensemble des choses spirituelles, est une partie de la totalité de l'univers et sa nature consiste en l'ensemble de ses relations avec la totalité du monde. C'est cette totalité que nous lui opposons en tant qu'objet de la pensée sous le nom de monde matériel, extérieur, réel. Si maintenant nous attribuons la primauté à ce monde matériel par rapport à l'esprit, cela signifie, selon Dietzgen, tout simplement que le tout est primordial et la partie secondaire. Nous trouvons là le vrai monisme, celui où le monde spirituel et le monde matériel forment un ensemble uni."

(Lénine philosophe)

La qualité supérieure, "primordiale" du tout sur la partie, explicitée dans cet extrait, ne doit pas nous faire oublier qu'à certains moments particuliers, la totalité peut être exprimée par une de ses parties constituantes; qu'au travers d'un élément particulier, nous pouvons -grâce à la méthode dialectique- recomposer l'ensemble qu'exprimait la totalité. "On pourrait dire (...) que le chapitre du capital sur le caractère fétichiste de la marchandise recèle en lui tout le matérialisme historique, toute la connaissance de soi du prolétariat comme connaissance de la société capitaliste" (Lukacs - idem). De la même manière nous pourrions dialectiquement exprimer la totalité qu'est le mode de production capitaliste au travers d'une de ses caractéristiques, le salariat. C'est d'ailleurs ce que fait Marx lorsqu'il explique que "le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié le capital" (Travail salarié et capital). La partie, le moment particulier n'est pas un simple "morceau" de la totalité que l'on pourrait recomposer à partir de l'addition de tous ses morceaux; chaque partie recèle la possibilité de développer -grâce à la dialectique- toute la richesse du contenu de la totalité:
"La méthode dialectique ne se distingue pas seulement de la pensée bourgeoise parce qu'elle seule est capable de la connaissance de la totalité, mais cette connaissance n'est possible que parce que la relation du tout aux parties est devenue différente dans son principe de celle qui existe pour la pensée réflexive. Bref, l'essence de la méthode dialectique consiste -de ce point de vue- en ce que dans tout moment saisi de façon dialectiquement correcte, la totalité entière est contenue et qu'à partir de tout moment on peut développer la méthode entière."

(Lukacs - idem)

Le matérialisme vulgaire ne verra partout qu'éléments séparés, figés, partiels et (s'il est intelligent) contradictoires. Le dialectique, lui, comprendra ces éléments dynamiquement, en fonction d'une abstraction supérieure qualitativement, la totalité. Déjà Hegel disait: "Le tout est le vrai"! La méthode marxiste est ainsi dégagée, c'est la totalité historique que l'on doit préalablement appréhender pour en arriver à comprendre les événements tant présents que passés, qu'à venir. Pour comprendre, du point de vue prolétarien, chaque événement de l'histoire humaine, il faut préalablement, de manière la plus globale, le situer dans sa dynamique avec la totalité de l'arc historique, de la communauté naturelle au communisme intégral. La méthode dialectique marxiste permet ainsi d'aller du plus abstrait au plus concret et ensuite de revenir de l'apparence immédiate des événements pour les restituer dans leur globalité. Cette démarche fondamentale est tant la critique de l'empirisme -matérialisme vulgaire- pour qui toute l'histoire n'est qu'une collection plus ou moins bien ordonnée de faits figés, que la critique de l'idéalisme pour qui la réalité n'est que "la forme objective de l'esprit pensant".

Nous avons ainsi brièvement essayé, dans ce texte, de dégager quelques aspects essentiels de la méthode marxiste: la dialectique matérialiste. Il nous reste à répéter avec Pannekoek que "la compréhension pleine et entière du marxisme n'est possible qu'en liaison avec une pratique révolutionnaire."

Note sur "Lénine philosophe"

Nous pourrions longuement revenir sur une critique détaillée de ce texte de A. Pannekoek/J. Harper. Principalement, la méthode même de celui-ci (écrit en 1938) laisse grandement à désirer puisque c'est pour démontrer, à posteriori, la position contre-révolutionnaire, identique à celle des menchéviques, comme quoi la révolution "russe" et le parti bolchevique n'auraient été qu'une révolution nationale-bourgeoise dirigée par un parti bourgeois radical-jacobiniste, que Harper/Pannekoek remonte au débat de 1908 entre Lénine et la tendance machiste de Bogdanov et Lounatcharski. Pannekoek ne tient, dans son analyse, aucun compte de la pratique réelle de la fraction Lénine, de ses tentatives de rupture avec la social-démocratie (paradoxalement, parallèles à celles de Pannekoek exclu en 1908 du parti social-démocrate hollandais, adhérant avec Lénine à la gauche zimmervaldienne, fondateur du Parti Communiste hollandais, section de l'Internationale Communiste,... erreurs de jeunesse?). Pire encore, Harper va jusqu'à liquider l'immense retentissement international de l'insurrection d'octobre 17, son caractère directement mondial et ouvrier (comme le caractère mondial du capitalisme), reconnu spontanément par des milliers d'ouvriers dans le monde ainsi qu'à l'époque par Pannekoek (cf. la position du KAPD sur la révolution et le parti dans l'article "Le KAPD dans l'action révolutionnaire" dans Le Communiste No.7 et l'article "Quelques leçons d'octobre 17" dans Le Communiste No.10/11).

Mais vingt ans après, la contre-révolution aidant, la révolution d'octobre n'est plus, pour Pannekoek, qu'un phénomène local et bourgeois qui aurait, par le machiavélisme de Lénine, mystifié l'avant-garde mondiale. Et en même temps qu'il nie le caractère prolétarien d'octobre 17 et le rôle fondamental du Parti Communiste, il nie le contenu internationaliste et prolétarien de cette révolution, entérinant par là toute la politique stalinienne. Il essaie en effet, de démontrer, à l'aide de ses inepties, la "parfaite continuation" qui existerait entre Lénine -ou la fantastique vague de lutte internationale- et Staline -ou le "socialisme en un seul pays"-; ce que tentent vainement de démontrer tous les fervents défenseurs de ce dernier. Pannekoek méconnaît donc l'essentiel, la rupture de classe entre d'un côté la révolution mondiale et de l'autre, la dégénérescence et la victoire de la contre-révolution.

D'autre part, la critique faite par Pannekoek, du texte de Lénine "Matérialisme et empiriocriticisme", -"Notes critiques sur une philosophie réactionnaire"-, est souvent pertinente; elle démontre à juste titre que Lénine tombe, par sa critique de E. Mach, dans le matérialisme vulgaire, culte de la culture assimilée à la matière, positivisme scientiste, etc.; mais elle n'en tombe pas moins dans une vision d'un "marxisme occidental" (prétendument opposé à celui "asiatico-féodal" de Lénine) emprunt du plus pure libre-arbitre, de la liberté de critique. Cette position "libertaire" nie le caractère strictement déterminé qu'a le marxisme révolutionnaire pour qui, contrairement à Harper/Pannekoek, la révolution est conçue (pensée et préparée) comme un fait déjà advenu et non comme une hypothèse de travail parmi d'autres. En ce sens, Pannekoek rejoint une autre école de pensée "marxiste" bourgeoise, attaquée justement par Lénine dans "Que faire?"; l'économisme et son complément, le spontanéisme -théorisé quelques années après dans son livre "Les conseils ouvriers"-.

L'erreur matérialiste vulgaire que commet donc Pannekoek est d'essayer de démontrer le caractère bourgeois de l'URSS par une argumentation "en un seul pays" entièrement séparée de la compréhension que le capitalisme est un rapport social mondial. Il tombe dans le plus pur fatalisme mécaniste (et rejoint ainsi par la bande des menchéviques): "la Russie est capitaliste; la révolution n'a donc pu être que bourgeoise, et avec elle Lénine; tout est réglé,... pas de leçons à tirer, il n'y a qu'à tout recommencer"! C'est avec ce type de raisonnement que les seuls acquis de la plus formidable phase de lutte du mouvement ouvrier, ses principes politiques, sont liquidés.

Notes :

1. Engels utilisait déjà cette expression pour expliquer les quarante années qu'a dû attendre la publication de "L'idéologie allemande".

2. Cf. "Présentation" in Le Communiste No.6.

3. Nous employons indifféremment matérialisme historique et matérialisme dialectique, ce dernier ne pouvant s'appliquer qu'à l'histoire humaine qui elle-même ne peut être comprise comme processus historique global que grâce à la dialectique matérialiste.

4. Lukacs, devenu ardent zélateur du réalisme stalinien reniera comme d'autres renégats, ses "erreurs de jeunesse". K. Korsch et Pannekoek, par contre, essayeront de continuer le travail ardu de la défense du marxisme révolutionnaire mais ils sombreront également quelques années après dans l'idéologie conseilliste. Seul, Bordiga, après une longue éclipse, reprendra le dur travail et ce, jusqu'à sa mort en 1970.

5. Il va de soi qu'aujourd'hui encore, dans la totalité que représente l'idéologie bourgeoise, le matérialisme vulgaire-scientiste... se complète parfaitement avec la recrudescence et la démultiplication des sectes religieuses comme avec le regain de popularité du pape et autres gurus. Aujourd'hui comme hier, "la religion est le soupir de la créature opprimée, le coeur du monde sans coeur, de même qu'elle est l'esprit d'un monde sans esprit. Elle est l'opium du peuple." (Marx - Critique de la philosophie du droit de Hegel)

6. Le capital en tant que valeur en procès, produit par lui-même toujours plus cette nécessité de se réformer continuellement et cela tout au long de son existence.

7. Sur ce sujet, voir notre texte "A bas le travail" in Action Communiste No.4.

Le Communiste No.13