Dictature du prolétariat pour l'abolition du travail salarié

Organe central en français du Groupe Communiste Internationaliste (GCI)


COMMUNISME No.40 - CONTRE L'ETAT - (Mai 1994):



CONTRE L'ETAT !

* * *

1. Le communisme en tant qu'opposition historique à l'Etat

Le communisme -comme société primitive, comme mouvement historique, comme future communauté humaine universelle- constitue, sous quelque expression que ce soit, l'antagonisme par excellence de toute société basée sur l'exploitation, et donc de tout Etat puisque celui-ci n'est que l'organisation en force d'une partie de la société pour reproduire cette exploitation.

Une fois la subsomption historique et universelle de l'humanité (et l'unification concomitante de l'espèce humaine) réalisée dans le Capital, l'Etat n'est plus que le Capital lui-même, constitué en force pour reproduire le système universel de travail salarié.

"...Quelque soit sa forme, l'Etat (...) n'est rien d'autre, qu'une machine capitaliste, l'Etat des capitalistes." (1)
Pour mieux assumer le rôle que nous venons de définir, l'Etat se manifeste sous différentes formes qui, toutes, réalisent l'essence même du Capital en tant que communauté fictive en opposition permanente au communisme. Son expression la plus pure, sa manifestation idéale reste sans doute celle du règne total et universel de la démocratie pure, de la soumission généralisée au monde du citoyen, monde dans lequel le terrorisme inhérent à l'Etat ne subsiste que comme potentialité; mais dans la réalité, sa concrétisation pratique est le résultat d'un ensemble très complexe et puissamment entremêlé de formes particulières d'"Etats", articulant diverses manifestations de terrorisme ouvert ou caché, qui adoptent des formes tantôt parlementaires, tantôt bonapartistes, et se structurent nécessairement en "nations", en "coalitions nationales", etc...

Cette réalité complexe résulte de la contradiction même du Capital qui ne peut exister qu'en tant que nombreux capitaux et est produite du fait que les oppositions interbourgeoises constituent la forme suprême d'opposition au mouvement communiste. Ou pour le dire encore autrement, la réalité définie ci-dessus découle du fait que le Capital ne peut assurer la subsomption générale du genre humain par son être qu'en se matérialisant sous la forme de la concurrence généralisée de tous contre tous, et plus particulièrement encore, en opposant à chaque fois qu'émerge son ennemi historique, différentes oppositions à l'intérieur même de l'Etat: luttes entre nations, fascisme/antifascisme, droite et gauche, etc...

2. En dehors et contre l'Etat et ses appareils

Le mouvement prolétarien, durant sa longue et contradictoire émergence historique, ne peut affirmer son être, ne peut manifester sa substance véritable, qu'en tant que mouvement révolutionnaire, en tant que mouvement communiste; et en ce sens, le prolétariat ne peut se manifester autrement qu'en agissant en dehors et contre l'Etat capitaliste, en dehors et contre chaque expression nationale de l'Etat bourgeois, en dehors et contre tout appareil de l'Etat bourgeois, en dehors et contre toute action électorale, parlementaire, ou toute pression sur le pouvoir d'Etat.

Cette critique de la politique (2) devint plus forte et plus précise au fur et à mesure de l'avancée du mouvement révolutionnaire, dans la mesure même où le prolétariat parvenait effectivement à se construire en force historique, en parti révolutionnaire opposé à l'ordre social existant.

Il est vrai que sur cette question de l'Etat tout comme pour d'autres aspects programmatiques, certains des meilleurs militants du mouvement prolétarien ont été attirés à de nombreuses occasions par l'Etat bourgeois, en participant d'une manière ou d'une autre à une de ses expressions, une de ses structures, niant par là-même leur propre caractère révolutionnaire. Que ce soit sous la forme d'un appui à telle ou telle fraction bourgeoise ou à telle ou telle "nation", sous la forme d'une soumission au mythe du suffrage universel comme moyen de libération sociale, ou sous la forme plus subtile encore du parlementarisme "révolutionnaire", des franges entières du prolétariat et des militants communistes renoncèrent effectivement à leur pratique de classe et furent cooptés par le Capital pour la défense du système capitaliste, générant par là-même une des causes fondamentales des multiples défaites subies.

La Social-Démocratie, en tant que parti historique de la contre-révolution, s'est spécialisée dans ce processus de cooptation, en développant sous toutes les formes possibles et imaginables, une théorie et une pratique sociale visant à liquider la force subversive de la révolution sociale située en dehors et contre l'Etat capitaliste et à la transformer en une force de réformes à l'intérieur même de l'Etat.

"Révolution sociale en dehors et contre l'Etat" ou "réforme de l'Etat": pour cet aspect comme pour tous les autres aspects programmatiques, l'opposition entre ennemis et partisans de l'Etat est totale, générale, irréconciliable, en termes historico-programmatiques, et cela indépendamment de la conscience que les différents protagonistes ont ou ont eu de cette opposition au cours de la lutte.

Dans ce numéro de "Communisme" consacré à la lutte prolétarienne contre l'Etat, nous proposons un ensemble de matériaux qui mettent en évidence cette opposition absolue. Nous présentons, d'un côté, des matériaux de notre groupe (notre brouillon "Sur l'Etat") ainsi que des textes historiques de Marx, de Roig de San Martin...; et d'un autre côté, nous introduisons et commentons certaines citations représentatives des plus grands théoriciens de la pensée social-démocrate: Bernstein et Kautsky.

Il est évident que cette sélection est partielle et ne prétend pas résoudre dans l'absolu toutes les questions qui surgissent dans la lutte contre l'Etat. Des thèmes comme celui de la dictature du prolétariat sont à peine esquissés et sont abordés sous l'angle d'une opposition aux positions politicistes et social-démocrates (tant dans les notes "Sur l'Etat" que dans les textes de Marx que nous présentons ici).

Dans cette première sélection de textes, nous nous sommes attardés sur les aspects les plus généraux de la question, sans entrer dans la polémique autour de l'une ou l'autre conceptualisation plus spécifique, et cela malgré l'importance particulière qu'ont pu avoir certaines positions sur l'Etat dans l'histoire du mouvement ouvrier. Nous pensons par exemple à la conception que Bakounine a de l'Etat et à notre position critique de celle-ci. Nous ne nous sommes pas non plus penchés sur les formes postérieures et plus subtiles d'opposition à la rupture révolutionnaire contre l'Etat et la politique, tel que la développa la Troisième Internationale, ni non plus sur les tentatives de réponse communiste à cela (celles du KAPD par exemple).

Il est important de préciser que ce numéro de "Communisme" ne marque pas plus le début que la fin du développement d'un sujet comme celui de l'Etat. Nous reviendrons donc bien évidemment sur cette question même si, d'un autre côté, nous n'avons cessé de tenter de la développer, et cela depuis la création de notre groupe, (cf. par exemple, l'article intitulé "Contre le mythe des droits et des libertés démocratiques" dans le numéro 10/11 de notre revue centrale en français qui s'intitulait alors "Le Communiste").

Mais au-delà de cela, il nous parait important de comprendre en quoi la lutte contre le Capital et l'Etat n'est pas le patrimoine de telle ou telle personne, de tel ou tel groupe ou parti politique formel. La lutte contre l'Etat est la lutte historique de l'humanité, et commence donc bien avant l'existence de notre groupe ou de toute autre expression de la révolution communiste, bien avant la Ligue des Justes ou la Ligue des Communistes au sein de laquelle militèrent Marx et Engels, bien avant que Bakounine n'écrive "Etatisme et Anarchie" ou que Roig de San Martin et ses camarades n'attaquent l'Etat dans "El Productor"... En ce sens, cette lutte ne pourra véritablement s'achever qu'avec la destruction généralisée du capitalisme et de son organisation en force terroriste. L'aboutissement de la lutte contre l'Etat, c'est la réalisation de la communauté humaine mondiale.

3. Anarchisme ?

Pour terminer cette présentation générale, il nous semble indispensable de faire un éclaircissement face aux affirmations courantes attribuant à l'"anarchisme" la lutte contre l'Etat. La contre-révolution continue à s'affirmer avec une telle puissance, la déformation idéologique est telle que la bourgeoisie en général et la Social-Démocratie en particulier, sont parvenues à ce que, partout dans le monde, on assimile la lutte contre l'Etat à une position "anarchiste".

Or, le communisme s'est depuis toujours opposé à l'Etat, comme nous le développons ici et comme Marx et Engels l'ont signalé sans répit:

"Le programme de notre parti... n'est pas uniquement socialiste en général, mais directement communiste, c'est-à-dire un parti dont l'objectif final est la suppression de tout Etat et par conséquent de la démocratie." (Engels)
Dans ce numéro, comme dans ceux qui suivront, nous clarifierons cette question en réaffirmant que la lutte historique et invariante du communisme, en tant que Parti historique est une lutte historique et invariante pour la destruction de l'Etat. De même, il s'agit d'une falsification grossière de présenter le communisme ou le socialisme révolutionnaire comme partisan de l'occupation de l'Etat et de présenter l'"anarchisme" comme partisan de la destruction de l'Etat; nous éclaircirons également cette question. Nous mettrons en évidence que c'est la Social-Démocratie historique, dans sa défense de la politique et de l'Etat bourgeois, dans sa formation du "marxisme" comme théorie politique réformiste, qui a créé ce mythe.

Les termes "anarchiste", aussi bien que "communiste" ou "socialiste" ont été utilisés pour qualifier n'importe quoi: dans l'histoire, on retrouve autant de défenseurs de l'Etat, derrière l'une ou l'autre dénomination. Ces termes ne garantissent en rien le caractère classiste de ceux qui l'endossent. Les grands théoriciens du réformisme, les Lassalle, les Bernstein, les Proudhon (3), Kautsky, Abad de Santillan..., tous ces défenseurs d'un ordre bourgeois épuré de ses contradictions, se sont appelés "socialistes" ou "anarchistes"...

Et dans les moments-clés de la lutte des classes, ces idéologies social-démocrates justifieront l'action de personnalités décisives dans la défense du Capital et de l'Etat bourgeois: Noske, Scheidemann, les ministres "anarchistes" en Espagne, Staline en Russie... De même, c'est au nom du "socialisme", du "communisme" ou de l'"anarchisme", que Plekhanov ou Kropotkine appelèrent à défendre la patrie et à mourir pour elle. Nous n'allons pas expliquer ici les bases conceptuelles communes à ces idéologies fondamentales de la Social-Démocratie (4) parce que cela exigerait un travail spécifique sur cette question, mais ce qui nous paraît essentiel à ce niveau, c'est d'établir clairement l'opposition existant entre de tels individus et les révolutionnaires.

En effet, en ce qui concerne la révolution, et en totale opposition à la brochette de contre-révolutionnaires que nous venons de citer, la guerre contre le Capital et l'Etat a été portée et développée par des camarades qui se sont dénommés "communistes", mais aussi "anarchistes", "socialistes", "socialistes-révolutionnaires", "communistes anarchistes" ou "anarchistes communistes" et même "libéraux" (!!!) comme ce fut le cas pour le groupe de Ricardo Flores Magon, Praxedis Guerrero, Librado Rivera durant la révolution prolétarienne au Mexique...

C'est ici qu'est plus que jamais d'application la nécessité de juger les faits et les personnes, non pas sur ce qu'ils disent d'eux-mêmes, mais bien sur ce qu'ils sont effectivement. Pour nous, tous ceux qui ont lutté et luttent contre le Capital et l'Etat, sont des camarades, des révolutionnaires, des communistes, et cela quelle que soit la dénomination qu'ils adoptèrent. Tant Blanqui que Bakounine, tant Engels que Weitling, tant Cabet que Flores Magon, tant Pannekoek que Makhno, tant Marx qu'Archinov, tant Roig de San Martin que Jan Appel, tant Severino di Giovani que Miasnikov, tant Gorter que Gonzalez Pacheco, tant Karl Plättner que les camarades assassinés en mai 1884 à Chicago, tant Wilckens que Babeuf... appartiennent à l'effort historique du prolétariat pour se doter d'un Parti contre le Capital. Tous ces militants et tant d'autres encore, communistes ou "sans-parti", ont marqué par leur combat et leur exemple les jalons essentiels dans notre lutte de toujours, indépendamment des critiques qui peuvent être faites à l'un ou l'autre pour son manque de rupture avec l'idéologie bourgeoise (5).

En guise de conclusion, nous rappellerons que les plus conséquents des camarades, que l'histoire officielle a défini comme "anarchistes", se dénommaient eux-mêmes "communistes" ou "communistes anarchistes" ou "anarchistes révolutionnaires", pour bien se distinguer de ces "anarchistes" ou libertaires de salon, de ces "vains bavards" avec lesquels ils n'avaient rien à voir.

"Je suis convaincu que tout anarchiste révolutionnaire qui se retrouverait dans des conditions identiques à celles que j'ai connues durant la guerre civile en Ukraine, sera obligatoirement amené à agir comme nous l'avons fait. Si, au cours de la prochaine révolution sociale authentique, il se trouve des anarchistes pour nier ces principes organisationnels, ce ne seront au sein de notre mouvement que de vains bavards ou bien encore des éléments freinateurs et nocifs, qui ne tarderont pas à en être rejetés."

Nestor Makhno in "Diélo Trouda" No.25, juin 1927.

Quant aux socialistes et aux communistes dignes de ce nom, ils ont toujours reconnu que l'objectif de leur mouvement est la liquidation de l'Etat, l'anarchie.

Marx l'exprima à l'encontre de Bakounine qui voulait faire de l'"anarchisme" un mouvement spécifique et différent (6) pour justifier une scission dans l'Internationale:

"Tous les socialistes entendent par anarchie ceci: l'objectif du mouvement prolétarien, l'abolition des classes, une fois atteinte, le pouvoir de l'Etat (...) disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives."

Karl Marx - "Les prétendues scissions dans l'Internationale"

Notes

1. Roig de San Martin, in "El Productor" de La Habana, le 5 avril 1888.
2. Nous nous référons ici à "la politique" en tant que sphère particulière dans laquelle les classes dominantes des sociétés basées sur l'exploitation manifestent la nécessité de gérer -au mieux de leurs propres intérêts- les multiples contradictions et les antagonismes surgis des intérêts contradictoires des classes en présence. Dans la société capitaliste, la bourgeoisie pose la politique comme l'activité de gestion du monde démocratique qu'elle nous impose, mais sa prétention à gérer sous cette catégorie les multiples intérêts contradictoires des concurrents marchands et des classes en présence se heurte à l'inévitable développement catastrophique de son système. La politique bourgeoise se résume en ce sens à une stricte soumission aux ordres du Capital. Comme activité séparée de la vie et étrangère aux intérêts humains, elle ne pourra qu'être détruite par la révolution sociale. Le mouvement communiste ne "changera" pas la politique, il l'abolira en faveur d'une prise en charge collective des intérêts de l'humanité.
Critiquer la politique, consiste donc à refuser de "lutter" dans le cadre des règles et des limites posées par l'Etat pour la gestion de la vie. Toute l'histoire de la critique prolétarienne de la politique est l'histoire de l'affirmation des intérêts autonomes du prolétariat, et donc aussi de ses méthodes de lutte et de ses objectifs, indépendamment du terrain sur lequel la bourgeoisie entend gérer ces antagonismes.
A un autre niveau d'abstraction, l'expression "faire de la politique" renvoie à la nécessité de ne pas accepter l'apolitisme auquel nous soumet la bourgeoisie. Assez paradoxalement, cette expression manifeste ici la nécessité pour le prolétariat de sortir de l'abrutissement, de prendre conscience de son rôle pour le devenir humain... et donc de "s'occuper de tout" sans rester cet "idiot utile" au Capital, ce spectateur passif devant le sort que lui réserve l'Etat.
3. Proudhon, comme tous les réformistes, a critiqué certains aspects de la société capitaliste mais au nom d'un programme qui maintient l'essentiel de la société actuelle: la valeur, le prix, la banque, le crédit, l'échange, la marchandise, l'impôt, la concurrence, le bénéfice, le monopole... et par conséquent (que cela lui plaise ou non) le Capital et l'Etat. Il est vrai que certaines formules de Proudhon sont révolutionnaires et qu'elles furent adoptées par le mouvement communiste (telle l'affirmation que le suffrage universel est contre-révolutionnaire ou que le pouvoir sur les choses remplacera le pouvoir sur les hommes dans la société future), mais avec les concessions décrites plus haut, son opposition à l'Etat ne constituera jamais rien de plus que les classiques lamentations de la petite-bourgeoisie impuissante. Comme telles, ces protestations constitueront la clé de la version social-démocrate de type "anarchiste" qui ira jusqu'à faire naître des hommes d'Etat s'auto-proclamant "anarchistes". Sans aller aussi loin, Proudhon lui-même, fera tout de même la coquette avec Bonaparte ("en forçant en réalité, à le rendre acceptable pour les ouvriers français" - Marx, dans une lettre à Schweitzer, 1865)!
4. Comme nous l'avons déjà mentionné à d'autres occasions, pour nous, la Social-démocratie, en tant que véritable parti bourgeois pour les ouvriers, inclut sans nul doute possible ces secteurs de l'"anarchisme" réformiste. Une illustration de cette réalité commune de la Social-Démocratie a été publiée dans le numéro 36 de "Communisme" dans le cadre d'une "Mémoire ouvrière" intitulée: "1914-1918: à propos de la Social-Démocratie comme parti patriotique!" Ce texte commente et publie successivement des appels anti-militaristes, puis bellicistes, formulés sous l'étiquette "socialiste", "anarcho-syndicaliste" et "anarchiste". De même, en fin de texte, des ruptures prolétariennes avec le bellicisme sont exprimées derrière ces mêmes dénominations.
5. Manque de rupture inévitable car, dans cette société, même les militants prolétariens les plus conscients ne peuvent échapper d'une manière absolue à l'idéologie bourgeoise.
6. Le terme "marxisme" lui-même a été inventé par les camarades proches de Bakounine pour donner une certaine crédibilité à cette opposition entre "anarchisme" et "marxisme". Il fut ensuite utilisé par certains des partisans de Marx en France, avant de se transformer en une mode générale, grâce à Engels et à la Social-démocratie internationale (voir à ce sujet "La légende de Marx ou Engels fondateur" de Maximilien Rubel). Cette légende sera complémentaire à la croyance bakouniniste qui voit Marx comme partisan de l'"Etat populaire libre" (la "Critique du Programme de Gotha" a mis en évidence qu'il s'agissait d'un mensonge total: Marx critique jusque dans ses fondements, l'idéologie de l'Etat Populaire libre).



CONTRE L'ETAT

Contre la critique rongeuse des souris...

Une nouvelle rubrique :

Brouillons et Manuscrits

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Avec la présentation des notes inachevées sur l'Etat qui vont suivre, nous lançons dans notre revue centrale en français (1) une nouvelle rubrique s'intitulant "Brouillons et Manuscrits".

Nous placerons dans cette rubrique un ensemble de matériaux inachevés, de brouillons, de discussions internes qui d'après nous, méritent un meilleur sort que la critique rongeuse des souris à laquelle furent le plus souvent soumis des documents de notre Parti historique d'une extrême importance, et notamment une bonne partie des manuscrits de Marx et d'Engels (à qui nous avons emprunté la sympathique et classique formule évoquant "la critique rongeuse des souris").

S'il avait toujours fallu attendre qu'un article soit totalement achevé, qu'un thème soit pleinement développé pour le faire paraître, bien peu de textes auraient été publiés par notre classe, par notre Parti (ou par notre petit groupe international). Il est bon de se rappeler ici que le meilleur de l'oeuvre de Marx et d'Engels, nous a été laissé sous la forme de manuscrits, de brouillons, d'inédits. En effet, une des caractéristiques centrales des matériaux de notre classe tout au long de son histoire, réside dans le fait que ce genre de textes de combat, de négation, d'ébauche, de coup de rage, ces projets superposés qui se contredisent et se dépassent les uns aux autres sans jamais atteindre les objectifs fixés au départ (2), sont le plus souvent l'oeuvre de militants qui n'ont jamais trouvé les conditions ou le temps nécessaires (un temps qui est toujours exproprié au Capital (3)) à la réalisation d'une belle production, bien achevée, comme peut l'accomplir le bourgeois ou le petit bourgeois payé pour la réaliser. A l'opposé de tout ce qui est produit pour conserver le système, nos matériaux sont inachevés parce que la critique révolutionnaire est, par essence, inachevée, et il en sera ainsi tant que subsistera la société capitaliste, et cela malgré le fait qu'un texte puisse exprimer, dans sa négation du présent, le futur du mouvement.

C'est sur base de ces critères que nous avons également décidé de publier dans cette rubrique, certaines des discussions internes (au GCI) qui ont eu lieu au niveau international et qui ont permis un saut qualitatif dans notre appropriation collective du programme révolutionnaire, discussions que nous considérons essentielles de faire connaître, non seulement en tant que résultat, mais également en tant que processus.

Notre pratique s'oppose ici aussi à celle des porteurs de conscience. Les pseudo-partis "du prolétariat" considèrent leur doctrine comme achevée et il ne s'agit pour eux que de la transmettre telle quelle aux masses (de "conscientiser"). Figés dans cette conception illuministe, éducationnaliste et personnaliste, leur presse se limite à la publication de la révélation de la sainte parole de leurs chefs, et celle-ci se présente toujours comme une pensée finie. Pour nous au contraire, et en général pour les organisations internationalistes du prolétariat, il nous semble plus important de mettre en évidence que les affirmations programmatiques s'affirment tout au long d'un riche et contradictoire processus historique collectif et international.

En ce sens, nous tentons toujours de mettre en évidence que les positions programmatiques qui sont les nôtres, ne sont ni le produit de notre tête, ni le résultat des circonstances spécifiques dans lesquelles les révolutionnaires agissent, mais bien de l'arc historique du communisme, de l'affrontement séculaire entre révolution et contre-révolution et que d'autres révolutionnaires, bien avant nous, ont fait le même type d'affirmations, luttant pour la même chose (et surtout contre la même chose!), indépendamment de la forme dans laquelle cette lutte s'exprima. C'est pour cela qu'à chaque fois que nous affirmons une position et que nous montrons en quoi elle surgit inéluctablement des contradictions réelles, nous nous référons en même temps sous forme de citation à des fractions ou des militants révolutionnaires qui, avant nous, ont affirmé cette position dans leur pratique. De plus, comme les positions des communistes se sont affirmées dans la lutte, en tant que négation des partis du Capital et spécialement des partis bourgeois pour les ouvriers (la Social-Démocratie), nous citons ou mentionnons également les tendances face auxquelles se sont forgées de telles affirmations.

Tel est le processus historique réel par lequel le programme se renforce. Tels sont les mécanismes par lesquels les formulations deviennent à chaque fois (c'est-à-dire à chaque grand choc opposant la révolution à la contre-révolution) plus tranchantes, plus claires et précises et par lesquels le Parti du prolétariat s'affirme et s'approprie son programme historique.

La polémique, la contradiction, la critique impitoyable de toutes les idéologies bourgeoises, l'opposition pratique à la contre-révolution,... sont les manifestations incontournables de l'affirmation programmatique. Là où nos ennemis ont intérêt à occulter la contradiction, nous avons quant à nous tout intérêt à la divulguer, à la faire connaître au sein de notre classe. Et si en affirmant cela nous soulignons "au sein de notre classe", si nous insistons sur les critères propres à notre classe, c'est parce que nous ne revendiquons ni "la libre pensée", ni la "liberté de critique", ni non plus le fait d'accepter que n'importe quoi soit sujet à discussion (4), toutes choses actuellement fort à la mode et qui constituent une partie essentielle du programme de la contre-révolution. A l'opposé de cela, nous revendiquons l'avancée programmatique aux côtés de tous ceux qui développent la polémique au sein même des prolétaires qui se battent contre le Capital et qui saisissent cette polémique comme une partie indispensable et dynamisatrice de la communauté révolutionnaire en lutte contre le système social bourgeois.

Nous constatons, y compris dans notre propre groupe, que l'affirmation d'une position comme résultat est beaucoup moins forte que l'affirmation de la même position comme processus. Le fait de répéter qu'on est contre la démocratie quelque soit sa forme n'a pas, par exemple, la même intensité que l'exemplification de l'opposition historique entre la démocratie et la révolution, surtout si cette opposition s'est vécue directement dans la lutte, au feu de la guerre de classe (5).

Tels sont donc les principaux critères nous ayant amené à entamer cette rubrique de Brouillons et Manuscrits inachevés.

Et si cette pratique n'est pas plus généralisée, plus massive, c'est dû à la triste époque que nous vivons, à l'imbécilisation généralisée des ouvriers, et à leur désintérêt global pour leur propre histoire et la perspective de notre mouvement.

oOo

Pour terminer, nous voudrions encore préciser que nous tenterons de maintenir le texte tel qu'il a été écrit, dans la mesure du possible. Mais cette tentative requiert évidemment quelques observations et restrictions.

Il est clair qu'au moment de publier une polémique interne ou un brouillon conçu des années auparavant comme partie d'un texte à publier, nous allons souvent être tenté d'en modifier l'original. Il serait en effet très étonnant qu'avec l'expérience accumulée et les discussions menées durant toutes ces années, nous n'ayons pas éclairci tel ou tel point et que nous ne tentions donc pas de changer le contenu du texte ou tout au moins d'améliorer telles ou telles formulations. De la même façon, lorsque nous lisons des textes historiques produits par d'autres militants communistes, nous sommes tentés de rendre plus explicite ce qui, à cette époque, ne pouvait être qu'implicite. Mais cette façon de procéder pourrait nous conduire précisément à ne pas nous permettre de montrer le processus contradictoire que nous voulons mettre en évidence, à liquider la richesse de l'évolution des positions à la lumière de l'expérience historique et en pleine opposition au centrisme et à l'opportunisme toujours renouvelé dans ses formes.

En juin 1872, Marx et Engels rédigèrent un prologue pour le Manifeste, et bien que ce dernier présentait un ensemble d'insuffisances, de formules qui "apparaissaient vieillies dans leur application", ils affirmèrent qu'il s'agissait là d'"un document historique que nous ne nous reconnaissons plus le droit de modifier". C'est le même sentiment qui nous anime et nous considérons qu'aucune fraction révolutionnaire ne peut s'attribuer la faculté de changer ce qui ne lui appartient pas de façon privative, étant donné qu'il s'agit avant tout de la propriété de l'ensemble d'une communauté en lutte contre le Capital.

En principe donc, nous appliquerons le même critère à nos textes historiques qu'à ceux des autres camarades qui nous ont précédés sous d'autres latitudes et en d'autres périodes. Néanmoins, comme nous le disions, ce principe comprend un ensemble de restrictions pratiques que nous tenterons de solutionner du mieux possible. En effet, les textes inédits ont souvent différentes versions; ou dans un même texte, il arrive que l'auteur propose différentes formulations pour certains passages, formulations qui sont discutées de façon interne. Pour tous ces cas, et lorsque ce n'est pas très important (dans certains cas, les différentes versions se justifieront), nous placerons l'ultime version, celle que l'auteur proposa en dernier lieu.

Une autre restriction réside dans la question de la traduction. Le fait même qu'une polémique interne se développe internationalement parmi des camarades s'exprimant en différentes langues, pose tout le problème des traductions, des versions des traductions, des différentes possibilités de traduction. A ce sujet, nous pouvons seulement dire que nous ferons tout notre possible pour ne pas "trahir" le texte, tout en profitant de cette occasion pour réitérer notre appel aux lecteurs afin qu'ils collaborent à nos traductions.

Enfin, et pour terminer, il peut arriver qu'à l'occasion d'une polémique interne, il y ait eu des références à telle ou telle caractéristique propre à l'auteur ou à des comportements plus généraux qui pourraient permettre son identification. Dans ces cas, nous ferons évidemment les modifications qui nous semblent nécessaires pour que l'auteur ne soit pas identifié par l'ennemi. De notre point de vue de classe, de Parti, ce qui est important dans ce patrimoine historico-programmatique, n'est pas que ce soit Pierre, Jacques ou Jean qui l'ait dit, mais bien que cette position résulte de l'expérience historique de la classe et qu'à partir de ce moment, elle s'explique de telle ou telle manière.

Notes

1. Ce type de matériel existe déjà dans nos revues centrales en arabe et en espagnol où fut publié ce même brouillon sur l'Etat.
2. Lorsque Marx commença à travailler sur "Le Capital", par exemple, il pensait écrire un seul chapitre sur ce sujet et, plus tard, d'autres chapitres sur le "travail salarié", "l'Etat", "le marché mondial", etc... Mais, petit à petit, les présuppositions du Capital, ainsi que les questions méthodologiques posées, ont pris des proportions imprévues (il a écrit tant de manuscrits sur ces sujets qu'ils ont eux-même donné lieu à différents livres: "Contribution à la Critique de l'Economie", "Grundrisse"...) et le chapitre du Capital prit la forme de section, puis de livre,... et finalement d'un ensemble de livres.
3. Etant donné que le temps des prolétaires est reproduit en tant que temps pour le Capital, le temps destiné à la militance révolutionnaire manifeste déjà une récupération (expropriation des expropriateurs) par les prolétaires de leur propre vie.
4. Le "comment" et le "quoi" de ce qui se discute (et si c'est discutable!) dépend évidemment du développement même de la communauté de lutte contre le Capital, du type de structure formelle et de l'époque historique dont on parle. Prenons deux exemples: 5. C'est souvent à la suite d'une expérience de lutte et des deux, trois ruptures qu'elles ont provoquées pour ceux qui y participaient, qu'on se rend compte avec surprise, dans la froideur d'un cachot, dans la clandestinité ou en exil, que les livres servent à quelque chose et que ces quelques vérités vécues dans notre chair au cours de la lutte existaient déjà depuis des dizaines voire des centaines d'années sous une autre formulation parfois, dans des livres. On comprend dès lors également les limites de toute "formation" scolastique, tout comme les limites propres à la formation exclusivement intellectuelle pour la transmission des expériences.



Présentation du brouillon

"Notes sur l'Etat"

* * *

Ce manuscrit a été rédigé aux environs de l'année 1979, et se voulait à l'origine un texte de critique de la politique (1), c'est-à-dire un texte général traitant de l'Etat et la Révolution. Sa rédaction devait englober un ensemble de questions allant des polémiques qui eurent lieu à ce sujet durant le siècle passé et au début de celui-ci, jusqu'au développement de la révolution et la contre-révolution en Russie en 1917-1923. Il est évident qu'un projet d'une telle envergure ne pouvait se réaliser dans le cadre d'un texte pris en charge au départ par un seul camarade. Les thèmes traités furent donc incorporés à d'autres textes, ou tout simplement abandonnés au profit de projets plus ambitieux, pris en charge collectivement, telle la discussion générale internationale et interne à notre groupe à propos de la période 1917-1923.

Ainsi, la première partie de ce texte, dont nous ne possédons pas la version originale, traitait de façon globale de la question de l'invariance du programme révolutionnaire; elle a été utilisée dans différents textes explicatifs, pour être ensuite modifiée et constituer finalement la base de la Présentation des Thèses Programmatiques du Groupe Communiste Internationaliste. Par la suite, les prétentions originales du texte ne dépassèrent jamais l'état de projet.

La partie que nous publions aujourd'hui dans Communisme est restée inutilisée et inutilisable, et traînait dans une cave jusqu'à ce que des camarades insistent pour faire connaître ce type de matériel à l'intérieur de notre propre groupe (2) et en publier les meilleurs passages dans nos revues centrales.

En ce qui concerne ce texte lui-même, il n'y a rien à ajouter si ce n'est que nous avons appris pas mal de choses depuis lors, et qu'il est certaines questions que nous formulerions différemment. Pour ne pas nous étendre dans cette introduction, nous ferons fondamentalement référence à deux problèmes:

Et en effet, si l'on jette un regard sur les théories dominantes au sein des Bolcheviks dès 1918, on peut constater qu'elles prônent le développement du capitalisme au moyen d'un gouvernement "ouvrier". Dès lors, l'Etat ne pouvait être considéré que comme un instrument. On commença donc à réprimer (déjà à cette époque!) tous ceux qui luttaient pour la destruction de l'Etat!!!

Notes

1. Cf. note 2, page 4 de cette même revue, pour un bref commentaire sur ce qu'il faut entendre par critique de la politique.
2. Au cours de toutes ces années, la composition de notre petit noyau internationaliste a fort changé. Aujourd'hui, nombre de camarades, voire même des structures régionales entières du groupe, pourtant imprégnés de la défense des thèses et de l'ensemble des positions du Groupe Communiste Internationaliste, méconnaissent encore le processus de telle ou telle polémique, la façon dont se forgea telle ou telle position. C'est pour tenter de suppléer à cette carence que nous avons fait circuler internationalement et de façon interne les matériaux du groupe, et que nous avons mis à disposition des camarades qui militent à part entière dans le groupe, l'ensemble de ces documents historiques. Ces notes sur l'Etat écrites en 1979, circulèrent à l'intérieur du groupe en 1988.
3. C'est ce qui se fit dans nos différents textes à propos de la Révolution et la Contre-révolution en Russie: "Brest-Litovsk: la paix, c'est la paix du Capital" in LC No.22 et 23 (LC pour notre revue centrale en français qui s'appelait alors "Le Communiste"), "Cronstadt: tentative de rupture avec l'Etat capitaliste en Russie" in LC No.24, "La conception social-démocrate de transition au socialisme" et "La politique économique et sociale des Bolcheviks" in LC No.28, et encore "Insurrection prolétarienne en Ukraine" in Communisme No.35.



"Notes sur l'Etat"

* * *

Contre plus d'un siècle de falsifications "marxistes"

(...) (1) Cela fait exactement un siècle, que le "marxisme" a fait ses premiers pas comme idéologie bourgeoise pour les ouvriers, et Marx lui-même l'a combattue au point de se voir obligé de déclarer: "Tout ce que je sais, c'est que je ne suis pas marxiste". Cette prise de position de Marx par rapport aux "marxistes" français de 1880, fût à plusieurs reprises réitérée par Engels à l'encontre des "marxistes" allemands. Aujourd'hui, à chaque fois que nous devons réaffirmer les éléments constitutifs du programme communiste, en continuité avec l'oeuvre de Marx et d'Engels, nous sommes obligés de dénoncer simultanément l'ensemble des falsifications "marxistes", et d'en mettre les mécanismes en évidence. A tout cela, il nous faut opposer le mouvement communiste réel et la pratique de Marx, Engels et des autres militants, dans la mesure où ils s'inscrivent dans ce mouvement.

En premier lieu, le "marxisme" soutient en général que "le communisme part d'une doctrine (voire de principes) inventée par Marx et Engels". Nous démontrons abondamment dans tous nos textes que cela est entièrement faux. Nous soulignerons ici que le travail de Marx et Engels fut un travail de Parti, et qu'il tend par conséquent, à diriger, organiser, centraliser, expliquer théoriquement, le mouvement réel du prolétariat.

En second lieu, toujours d'après le "marxisme", Marx et Engels inventèrent la "doctrine communiste", réduite ici à des jeux de mots et à des citations en permanente révision. Ainsi, les syndicalistes "marxistes" combattirent le mot d'ordre gênant d'"abolition du travail salarié" pour lequel lutte toute association ouvrière, comme Marx et Engels le mirent en évidence. De la même manière, dans son oeuvre magistrale de falsification intitulée "La dictature du prolétariat" (sic), Kautsky dira que les bolcheviks "se sont souvenus à temps du petit mot" ("c'est textuel!! 'des Wortchens'", commente Lénine) "sur la dictature du prolétariat que Marx employa une fois en 1875 dans une lettre" (2)! Pour nous, il nous importe précisément de souligner que la véritable rupture de Marx et Engels avec l'hégélianisme, consiste non pas à partir de principes, d'idées, de l'homme abstrait, mais tout au contraire de l'homme concret, de la concentration de déshumanisation de toute l'"humanité" dans le prolétariat, de sa vie pratique comme sujet historique du communisme. Marx affirme que "le mouvement de l'histoire est l'acte réel de naissance du communisme, l'acte de naissance de son être empirique, et de sa conscience pensante" (3), que le développement et la lutte de cet être empirique n'est pas personnalisable, puisqu'il s'agit d'une affirmation de classe, c'est à dire de Parti. Aujourd'hui, dans cette même lutte du Parti Communiste, quand face à l'ensemble des falsifications opérées, nous revendiquons intégralement "la dictature du prolétariat pour l'abolition du travail salarié", nous ne revendiquons ni des "discours", ni des "citations", ni des "mots" (toujours susceptibles d'être vidés de contenu); nous revendiquons intégralement le contenu d'une lutte historique qui démarqua le prolétariat comme classe porteuse du communisme et qui, en tant que tel, n'est sujet à aucun type de révisions.

En troisième lieu, les idéologues de la contre-révolution, en cohérence avec leur idéologie des "principes découverts par Marx", affirment que "ce ne fut pas le prolétariat, qui le premier eut l'idée de la nécessité de s'organiser en parti, mais Marx; que ce ne fut pas le prolétariat qui parla pour la première fois de l'abolition du travail salarié, mais Marx; que ce ne fut pas le prolétariat, mais Marx qui utilisa pour la première fois le 'mot' dictature du prolétariat". A cette séparation réactionnaire entre théorie et pratique, nous opposons l'unité indissociable du mouvement communiste comme être empirique et conscience pensante et, en cohérence avec cela, nous soulignons:

En quatrième lieu, en présentant Marx et Engels comme les inventeurs de la "doctrine" et des principes communistes, la contre-révolution leurs rend "hommage" en les élevant au rang de monuments à la gloire de la "science" (excellents "philosophes", "bons économistes",...), ce qui lui permet d'intégrer leur "doctrine" et, plus important encore, d'occulter, d'enterrer leur oeuvre réelle, leur oeuvre de Parti. La force de Marx et d'Engels dans leur critique de l'économie politique, de la philosophie, etc..., est la force d'une classe en mouvement qui critique le capital et l'ensemble de ses idéologies; chaque problème théorique dont la résolution s'avère difficile pour Marx et Engels dans leur lutte contre la philosophie de Hegel et/ou Feuerbach, trouve sa solution pratique, ou l'ébauche de celle-ci, dans l'action réelle du prolétariat. La critique de l'idéologie se fonde dans l'existence et le développement du prolétariat comme classe, développement qui a comme point de convergence théorico-pratique l'action du Parti Communiste à qui Marx et Engels dédièrent leur vie. Toute séparation entre le travail de Marx et Engels et leur action de Parti est fallacieuse et constitue une mystification parce que ce n'est qu'en tant que militants du Parti Historique du Prolétariat qu'ils purent expliquer de façon déterminante son programme, en le systématisant, en le formalisant, en l'affinant, en le développant, en le démontrant, en le mettant en évidence, en l'assumant, etc...

En cinquième lieu, et comme conséquence de toute sa conception formaliste et doctrinaire, le "marxisme" comme idéologie de la contre-révolution conçoit le Parti comme une réalité idéologique formelle et par conséquent accessoire. Sur base de cela, il est incapable de comprendre (il falsifie, il distorsionne, etc...) l'oeuvre de Marx et d'Engels comme oeuvre de Parti, puisqu'il ne voit dans la vie de ceux-ci qu'un groupe formel qui s'appelle Parti. A cette falsification nous répondons:

Le programme communiste condamne les "partis marxistes" d'aujourd'hui

Ayant exposé les bases des falsifications du "marxisme" et leurs ayant opposé les positions programmatiques du mouvement communiste en conformité avec sa lutte, nous sommes en mesure de jeter un oeil sur ce qui, aujourd'hui s'auto-proclame "marxiste".

En premier lieu, viennent les plus sincères représentants du capital qui, ayant renoncé explicitement à la dictature du prolétariat, ont liquidé du programme de leurs "partis marxistes, socialistes ou communistes" toute référence à celle-ci, lui substituant "la dictature du peuple", "la démocratie populaire" ou simplement "la démocratie". La semi-sincérité avec laquelle ces personnes défendent la dictature de la bourgeoisie constituera-t-elle une circonstance atténuante pour sauver leur tête lorsque le prolétariat exercera sa dictature? Nous ne le savons point. Pour l'instant, ni leur tête, ni les élucubrations et auto-justifications qui en émergent ne méritent qu'on s'y arrête ici. Ce qui nous intéresse beaucoup plus dans ce texte, c'est de dénoncer tous ceux dont le "marxisme" continue à reconnaître la formule "dictature du prolétariat".

En second lieu, nous trouvons aujourd'hui un ensemble de "partis marxistes" qui, au sein de l'Etat bourgeois (qu'ils soient dans le gouvernement ou dans l'opposition), utilisent la formule "dictature du prolétariat" pour exercer leur dictature (au sein du gouvernement, de la propriété du capital, des syndicats, des partis) contre le prolétariat, et reproduire ainsi le travail salarié. Pour ces messieurs, pas question d'abolir ce dernier, ils ont "découvert" (sic) que le socialisme est compatible avec le travail salarié, avec la marchandise, la loi de la valeur, etc... Si, à la fin du siècle passé, la bourgeoisie avait bien assimilé la nécessité de compter avec les partis et syndicats de l'opposition qui, à l'intérieur de l'Etat, "défendaient les droits des ouvriers", au vingtième siècle, et de manière d'autant plus ouverte que la contre-révolution mondiale avançait, elle a compris que les partis "marxistes" étaient indispensables à son enrichissement et sa domination. Mieux encore, plus la propriété du capital, les syndicats, le gouvernement (on se réfère aux pays dénommés "socialistes" -sic-) sont unifiés sous la formule creuse de "dictature du prolétariat", plus la bourgeoisie peut extorquer de plus-value au prolétariat avec une technologie déficiente. Ou, formulé autrement, le capital a compris qu'il peut compenser partiellement (ou au moins dissimuler conjoncturellement) un retard technologique organisatif sur ses concurrents internationaux (retard qui se traduit par une augmentation plus lente de la plus-value relative) en centralisant formellement ses différents appareils autour de petits drapeaux rouges, de portraits de Marx et de Lénine, en s'auto-proclamant "parti communiste" et "dictature du prolétariat, et en mobilisant les ouvriers sur cette base pour qu'ils travaillent plus dans le même temps (augmentation de l'intensité: stakhanovisme, émulation "socialiste", etc...) et/ou pour qu'ils travaillent directement plus de temps par jour ou par semaine (heures de travail "volontaires", dimanches "rouges" ou socialistes, ou simple suppression des vacances, de jours de repos, augmentation de la journée de travail, etc...). Il est clair que dissimuler l'incapacité du capital mondial de développer les moyens de travail derrière une dépense toujours plus grande de sang, de sueur, d'intelligence, de bras humains et prétendre être compétitif par de toujours plus grandes augmentations de la plus-value relative sur base d'une augmentation du taux d'exploitation basée principalement sur la plus-value absolue, a ses limites physico-sociales. Celles-ci se concrétisent par les camps de travail, les camps de concentration, les indices d'absentéisme les plus élevés du monde, les hôpitaux psychiatriques, les grandes masses de prolétaires qui tentent par tous les moyens de sortir du pays. Ces limites (qui rappellent les limites historiques de la bourgeoisie comme classe) ainsi que l'émergence incomplète des luttes ouvrières contre ces Etats annoncent la violence inévitable qu'assumera là-bas la crise sociale et politique à venir, crise qui sera la plus grande de toute l'histoire du capitalisme. Cependant dans ces Etats où aujourd'hui règne non pas l'abolition du travail salarié, mais le renforcement de l'esclavage salarié; non pas la dictature du prolétariat, mais la dictature du capital sur ce dernier (esclavage salarié et dictature du capital étant inséparables), la bourgeoisie a obtenu (plus encore que dans d'autres endroits) que le prolétariat ne se reconnaisse plus dans son propre programme, que l'ignorance de sa propre histoire soit encore plus terrible, que les ouvriers identifient Marx, Engels ou Lénine à des agents directs du système d'exploitation ou aux "héros du travail" -les stakhanovs infiltrés dans leurs rangs. La répugnance qu'éprouvent les ouvriers d'avant-garde pour cette prétendue "dictature du prolétariat" est donc logique et inévitable; cependant leur lutte contre les conditions chaque fois pires d'exploitation et contre le travail salarié en général, est déjà une lutte pour leur propre dictature, et elle les pousse à se solidariser avec la lutte des ouvriers du monde entier pour la dictature du prolétariat pour l'abolition du travail salarié.

En troisième lieu, on trouve les plus cyniques de tous les opportunistes, les plus subtils, ceux qui disent lutter pour "la dictature du prolétariat" et aussi "pour l'abolition du travail salarié", mais qui, ne luttant ni pour l'une ni pour l'autre (ce qui, répétons-le, n'est qu'une seule et même lutte), se voient contraints, comme nous le verrons plus loin, d'en falsifier le contenu. Ce groupe constitue un véritable zoo présentant les variétés les plus extravagantes sur chacun des cinq continents, mais qui toutes, sans exceptions, servent la bourgeoisie dont elles grossissent les rangs au sein de "l'opposition loyale à sa majesté". Sans prétendre être exhaustifs, mentionnons les principaux groupes:

Pour dénoncer à fond les positions des différents héritiers de Kautsky, nous ferons une brève incursion du côté du programme de la sociale-démocratie, pour ensuite reprendre notre analyse des déterminations essentielles du programme communiste forgé au travers de la lutte de classes et de l'action du Parti.

L'éternel programme de la sociale-démocratie: "non à la destruction de l'Etat bourgeois"

La sociale-démocratie allemande, créatrice du "marxisme", se trouve au point de départ de toutes les falsifications du Programme Communiste et de l'oeuvre de Marx et d'Engels, mais aussi de l'histoire des luttes ouvrières et des polémiques entre les courants prolétaires qui accompagnèrent ces luttes.

Comme nous l'avons déjà dit à de nombreuses reprises, Kautsky est l'expression la plus achevée et la plus intelligente de ce parti de réformes. Dans ses oeuvres successives Kautsky, escamote d'abord le problème de la destruction de l'Etat bourgeois, pour ensuite confesser ouvertement que la sociale-démocratie lutte pour conquérir le pouvoir d'Etat et non le détruire.

Lénine, dans "L'Etat et la Révolution", qui est par son contenu, et malgré sa terminologie, une réaffirmation très importante pour l'époque du programme communiste contre l'idéologie sociale-démocrate, commente pertinemment "Le chemin du pouvoir" de Kautsky:

"Après avoir proclamé catégoriquement que l'ère des révolutions était ouverte, dans un livre spécialement consacré, comme il le dit lui-même, à l'analyse du problème de la 'révolution politique' Kautsky laisse à nouveau complètement de côté la question de l'Etat. Toutes ces tentatives pour contourner la question, tous ces silences et réticences, ont eu pour résultat inévitable son ralliement complet à l'opportunisme..." (9)
Dans sa polémique contre Pannekoek, Kautsky dit:
"Jusqu'ici, l'opposition entre les social-démocrates et les anarchistes consistait en ce que les premiers voulaient conquérir le pouvoir d'Etat, et les seconds, le détruire. Pannekoek veut l'un et l'autre." (10)
Et Lénine rajoute:
"La distinction qu'il (Kautsky, ndr) établit entre sociaux-démocrates et anarchistes est complètement erronée: le marxisme est définitivement dénaturé et avili." (11)
Il est vrai que la falsification de l'oeuvre de Marx était totale; le communisme avait toujours lutté pour la destruction de l'Etat et personne n'avait mis cela en évidence de manière plus saillante que Marx et Engels. Il n'est pas vrai par contre qu'il s'agissait là d'une falsification de l'oeuvre de la sociale-démocratie, de l'oeuvre de Kautsky lui-même ainsi que de celle de ses prédécesseurs. En effet, ceux-ci n'avaient jamais lutté contre l'Etat, mais pour tenir la barre de ce même Etat. Ce que Kautsky fait ici c'est confesser (comme l'ont fait tant d'autres avant lui, exemples: Bernstein, Bebel, Wilhelm Liebnecht, etc...) ce qui est une réalité depuis la fondation de la social-démocratie allemande. En effet, la social-démocratie, qui s'était consolidée comme organisation sur base de fusions successives au rythme où la contre-révolution avançait sur le continent européen après la Commune de Paris, ne fut jamais un parti du prolétariat révolutionnaire. Et cela n'est pas seulement applicable à ses ailes droites issues du Parti Populaire Allemand, ou aux lassalliens, mais aussi à son aile gauche issue du Parti d'Eisenach, et que la sociale-démocratie fera passer à la postérité comme l'aile "marxiste". Ces "marxistes" qui n'intégreront jamais à part entière et ne s'engageront jamais à fond dans l'Association Internationale des Travailleurs, ces "marxistes" qui promurent et approuvèrent un programme de fusion que Marx et Engels avaient d'emblée repoussé (12), étaient autant "marxistes" que les "marxistes" actuels et, à moins d'une décade de la Commune de Paris, ils confessaient:
"C'est un fait que nous nous conformons à la loi, parce que notre parti est effectivement un parti de réformes dans le sens le plus rigoureux du terme, et non un parti qui veut faire une révolution violente - ce qui de toutes façons serait une absurdité. Je nie solennellement que nos efforts tendent à renverser par la violence l'ordre établi de l'Etat et de la société." (13)

"Nous protestons contre l'affirmation selon laquelle nous serions un parti révolutionnaire... La participation de notre parti aux élections est une acte qui démontre que la social-démocratie n'est pas un parti révolutionnaire... A partir du moment où un parti se situe sur base de l'ordre légal, du droit au suffrage universel et témoigne ainsi qu'il est totalement disposé à collaborer à la législation et à l'administration de la communauté; à partir de ce moment il a proclamé qu'il n'est pas un parti révolutionnaire." (14)

Plus clair que cela, tu meurs!!!

Et cela, c'était la gauche de la social-démocratie!!

Comment pouvons-nous alors accepter que le Kautsky de 1914-15 soit un renégat de la social-démocratie?

En aucune manière et à aucun moment, la social-démocratie ne fut autre chose qu'un parti de réformes du capital! Son programme fut toujours: "NON à la destruction de l'Etat", et cela l'opposa non seulement à Bakounine, à Marx et Engels, mais à l'ensemble du prolétariat révolutionnaire.

Voici comment Kautsky résume ce programme:

"...Le rôle de la grève de masse, ne peut jamais être de détruire le pouvoir d'Etat, mais seulement d'amener le gouvernement à des concessions sur une question donnée ou de remplacer un gouvernement hostile au prolétaire par un gouvernement allant au devant des besoins du prolétariat... Mais jamais et en aucun cas cela ne peut mener à la destruction du pouvoir d'Etat; il ne peut en résulter qu'un certain déplacement du rapport des forces à l'intérieur du pouvoir d'Etat... l'objectif de notre lutte politique reste, donc, comme dans le passé, la conquête du pouvoir d'Etat par l'acquisition de la majorité au parlement et la transformation de ce dernier en maître du gouvernement." (15)

Au centre du programme communiste: la destruction de l'Etat bourgeois

Il y a un nombre incalculable de variantes du "marxisme" qui présentent les choses comme suit: "ceux qui sont pour l'abolition, la démolition de l'Etat sont anarchistes; ceux qui sont pour la conquête de l'Etat, pour sa transformation en un Etat plus libre, plus populaire, jusqu'à son extinction, sont marxistes." Nous pouvons dire sans craindre de nous tromper que cette phrase condense l'ensemble du révisionnisme anti-communiste.

La relecture de cette phrase suffit pour vérifier qu'on parle de l'Etat en général (sans éclaircir de quelle classe est cet Etat), c'est-à-dire de la conception bourgeoise de l'Etat arbitre, a-classiste, neutre, qui pourrait être utilisé pour faire le bien et le mal selon les hommes qui l'occupent et leurs idées. Comme toute conception bourgeoise, celle-ci s'effondre face à la vie réelle, face à la lutte de classe. Jamais il n'y eut et jamais il n'y aura d'Etats en général, ce qui existe, c'est l'Etat d'une classe. L'Etat est toujours l'organisation d'une classe pour en dominer une autre. L'Etat du capitalisme est l'Etat de la classe capitaliste, quelle que soit la forme ou la couverture (représentative, monarchiste, bonapartiste, fasciste, "marxiste", populaire, etc...) qu'il adopte, et quelle que soit le degré d'autonomie avec lequel ceux qui tiennent le gouvernail de l'Etat apparaissent face aux capitalistes (l'exemple classique est l'"autonomie" de l'Etat de Louis Bonaparte face à la société bourgeoise). Tous ces changements de forme ne sont que des "révolutions" exclusivement politiques (dans le sens le plus étroit du mot, et que nous, en général, dans nos textes, pour éviter toute ambiguïté, nous n'appelons pas"révolution"), ils n'ont d'autre objectif que la conquête de l'Etat et son perfectionnement. Ainsi

"La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d'action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la prise de possession (ou la conquête -selon les traductions, ndr-) de cet immense édifice d'Etat, comme la principale proie du vainqueur." (16)
En 1871 (en pleine Commune de Paris) Marx lui-même en commentant ce passage a dit:
"... dans le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, je remarque... que la prochaine tentative de révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d'autres mains, comme ce fut le cas jusqu'ici, mais à la détruire." (17)
En effet, la Commune confirme ce que les fractions de l'avant-garde défendaient, et le démontre face aux ouvriers du monde entier:
"La classe ouvrière ne peut se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte (18), elle doit au contraire la briser, la démolir, l'abolir, la détruire."
Et Lénine insiste:
"Briser, démolir, 'la machine de l'Etat toute prête' et ne pas se borner à en prendre possession...: en ces quelques mots se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l'égard de l'Etat au cours de la révolution. Et c'est cette leçon qui est non seulement tout à fait oubliée, mais encore franchement dénaturée par l'interprétation' dominante du 'marxisme' due à Kautsky."
La Commune affirme et fortifie le programme du prolétariat, elle démontre aux yeux du monde entier qu'il ne s'agit pas d'occuper l'Etat bourgeois, d'en changer la forme politique, mais de le détruire par la dictature du prolétariat, et qu'en aucune manière le programme du prolétariat ne peut être revu ou transformé (19).

Effectivement, la lutte du prolétariat acquit progressivement sa conscience au fil de son propre développement; à plusieurs reprises, elle s'illusionna (et elle s'illusionne encore aujourd'hui) devant un changement de forme de l'Etat, mais, pour être essentiellement une lutte contre la société capitaliste et non contre une de ses formes d'organisation, elle ne pouvait se situer à l'intérieur de l'Etat capitaliste, mais bien fondamentalement et instinctivement toujours contre cet Etat. Ce que la Commune va confirmer avait été exprimé aussi de façon plus ou moins claires par différentes fractions de l'avant-garde du prolétariat, dont sans nul doute Blanqui ou Weitling, fondateur de la Ligue des Justes:

"Les noms de République et de Constitution, pour beaux qu'ils soient, ne peuvent suffire au pauvre peuple qui n'a rien dans l'estomac, ni dans le corps, et qui ne cesse de souffrir. Voilà pourquoi, la prochaine révolution devra être sociale."
Marx décrivit superbement ce processus (antérieur à la Commune mais aussi à 1848):
"Le prolétariat, du moins au début du mouvement, gaspille d'autant plus de forces dans des émeutes inintelligentes, inutiles, et étouffées dans le sang, que l'intelligence politique du peuple est plus développée, plus générale. Parce qu'il pense dans la forme de la politique, il aperçoit la raison de tous les abus dans la volonté, tous les moyens d'y remédier dans la violence et le renversement d'une forme d'Etat déterminée. Exemple, les premières explosions du prolétariat français. Les ouvriers de Lyon croyaient ne poursuivre que des buts politiques, n'être que des soldats de la république, alors qu'ils étaient en réalité des soldats du socialisme. C'est ainsi que leur intelligence politique leur masquait la racine de la misère sociale, faussait chez eux la compréhension de leur véritable but; c'est ainsi que leur intelligence politique trompait leur instinct social." (20)
Non seulement Marx met en évidence, que malgré ses illusions "politiques" (aujourd'hui, nous dirions illusions "volontaristes": "Le principe de la politique est la volonté"), la lutte du prolétariat est contre l'Etat, mais ses textes expriment clairement sa propre position: il ne s'agit pas de critiquer une forme d'Etat mais son essence:
"Là où il y a des partis politiques, chacun trouve la raison de chaque mal dans le fait que son adversaire occupe la place à la direction de l'Etat. Même les politiciens radicaux et révolutionnaires (critique virulente des 'révolutionnaires' réformistes, c'est-à-dire de ceux pour qui la révolution est la prise de l'Etat augmentée des 'réformes sociales', ndr) trouvent la raison non pas dans l'essence (Wesen) de l'Etat, mais dans une forme déterminée d'Etat qu'ils veulent remplacer par une autre."

"... cette bassesse, cet esclavage de la société bourgeoise constituent le fondement sur lequel repose l'Etat moderne, de même que la société de l'esclavage constituait le fondement naturel sur lequel reposait l'Etat antique. L'existence de l'Etat et l'existence de l'esclavage sont inséparables." (21)

Etat anti-Etat: la Commune de Paris

La commune fut, comme nous l'avons déjà dit, une réaffirmation cruciale du programme que le prolétariat s'était forgé. Nous n'insisterons pas sur ce thème archi-connu, mais soulignerons les grandes conclusions (22).

La Commune fut une "dictature du prolétariat" en germes, ce qui implique nécessairement:

Et c'est cette contradiction, non de l'idée mais de la réalité, que jamais la logique vulgaire ne pourra ni appréhender, ni concevoir. Contre ceux qui prétendent que le prolétariat doit occuper l'Etat et le rendre plus populaire, plus libre, le prolétariat s'organisa contre l'Etat et lutta pour sa destruction. Contre les anti-autoritaires en général, les anti-étatistes purs, les tenants de la "démocratie ouvrière", le prolétariat s'organisa en force autoritaire, étatique. Et s'il y a une critique fondamentale à faire de la Commune, c'est d'avoir organisé des élections, lorsqu'elle se devait d'imposer l'autoritarisme révolutionnaire contre la bourgeoisie en s'emparant de la Banque et autres mécanismes du pouvoir capitaliste, et, particulièrement, en détruisant, par la terreur rouge de la Commune, par le terrorisme ouvrier du prolétariat en armes et offensif, la terreur blanche qui se préparait à Versailles.

La Commune fut une unité contradictoire: Etat - Anti-Etat.

Mais, de nouveau pour le malheur de la logique vulgaire, la contradiction ne se pas termine là, et comme nous l'avons déjà dit, par sa propre essence, l'Etat du prolétariat est un non-Etat, et son renforcement, son développement, son extension, sont à la fois, la dissolution, l'extinction, la disparition de tout Etat.

Contradictoire?

OUI, suprêmement contradictoire, comme l'est l'essence même du prolétariat comme classe contre le capital qui nécessite de se constituer en classe, en classe dominante, pour supprimer toutes les classes, et se supprimer comme classe.

Etat du prolétariat - Gemeinwesen - Extinction de l'Etat

Tout le mystère de la question de l'Etat se révèle quand on cesse de parler d'un Etat en général, qu'on se réfère à l'Etat d'une classe, à l'Etat bourgeois ou à son antagonisme, l'Etat prolétarien. Le masque des "antiétatistes", ou des "réformateurs de l'Etat" tombe devant la question: Etat? mais de quelle classe? Les "réformateurs", les opportunistes d'hier et d'aujourd'hui, les kautskystes de tout type disent qu'il est anarchiste de prétendre détruire l'Etat, que celui-ci s'éteint. Mais justement, quel est l'Etat qui peut s'éteindre?

Certainement pas l'Etat capitaliste dont le renforcement, signifie le renforcement de la polarisation de classe (donc, par essence, il ne peut liquider son ennemi), dont le développement entraîne le développement de la guerre contre le prolétariat et contre d'autres Etats capitalistes et dont l'extension est l'extension d'une force spéciale de répression contre l'énorme majorité de la population. Cet Etat, comme l'affirme le prolétariat révolutionnaire dans ses luttes pratiques et théoriques, ne s'éteindra jamais, il faudra le détruire. Mais, de la même manière que l'Etat capitaliste accomplit ce que le capital porte en lui, c'est-à-dire l'esclavage salarié et l'oppression de la masse toujours croissante de ceux qui n'ont rien d'autre à vendre que leur force de travail, l'Etat du prolétariat, quant à lui, réalisera nécessairement ce que contient son propre mouvement actuel: l'affirmation de l'être humain, de la Communauté humaine mondiale.

En effet, l'Etat du prolétariat, tout embryonnaire qu'il soit, part de bases antagoniques, comme le signale Marx dans "La guerre civil en France" (24); son renforcement est renforcement du Parti, affirmation programmatique et multiplication croissante du prolétariat conscient qui assume de plus en plus que les tâches de direction de la société, inaugurées par une minorité (il est indubitable que, par rapport à l'ensemble du prolétariat mondial, c'est et ce sera une minorité qui entamera ces tâches) se dissolvent dans l'ensemble de la classe consciente, jusqu'à sa dissolution totale dans l'humanité que le Parti, la classe a préfiguré. Le renforcement de l'Etat du prolétariat signifie simultanément une augmentation de sa capacité destructrice du capital et de toutes les bases qui soutiennent le développement de ce dernier: armées, polices, églises, propriété privée, syndicats, marchandises, famille, et bien d'autres choses encore dont il serait prétentieux et absurde de vouloir énumérer la totalité, puisque la plus optimiste des listes sera considérée par les générations futures, comme ridiculement modeste et misérable.

Il ne peut y avoir renforcement de l'Etat du prolétariat sans destruction despotique du capital et participation croissante des producteurs à cette destruction, ce qui équivaut à la direction de la société vers le communisme, et vice et versa.

Plus cette participation, cette destruction, cette direction est profonde, c'est à dire plus son activité en tant qu'Etat est intense, plus il existe comme "non-Etat". Et c'est lui, cet "Etat, l'Etat du prolétariat, qui s'éteint.

Lénine, rompant avec toute la conception "marxiste" dominante et en se référant aux passages maintes fois transformés de Engels sur l'extinction de l'Etat, dit:

"Engels parle ici de la 'suppression', par la révolution prolétarienne, de l'Etat de la bourgeoisie, tandis que ce qu'il dit de 'l'extinction' se rapporte à ce qui subsiste de l'Etat du prolétariat, après la révolution socialiste. L'Etat bourgeois, selon Engels, ne 's'éteint pas'; il est 'supprimé' par le prolétariat dans le cours de la révolution. Ce qui s'éteint après cette révolution, c'est l'Etat du prolétariat, autrement dit un semi-Etat." (25)
Il est évident que le texte d'Engels n'est pas aussi clair que le dépeint Lénine, qu'il présente des ambiguïtés, et que, comme dans tous les cas de formalisations inachevées, la contre-révolution s'en servira pour en falsifier le contenu. Il ne faut pas oublier que ces formulations seront utilisées pour dire que l'Etat (l'Etat tout court -sans classe-!) ne doit pas être détruit puisqu'il s'éteint. Ce qui importe, dans notre lutte impersonnelle de parti, c'est que le contenu de la thèse de Lénine attaque le fondement même de la falsification à un moment crucial de la lutte du prolétariat mondial: en pleine guerre impérialiste, en pleine lutte révolutionnaire contre la guerre et préparation de l'insurrection (26).

Les anti-étatistes en général, qui supportent mal la dialectique, répondront en disant "mais si l'Etat du prolétariat décide de se renforcer, comme cela s'est passé jusqu'à maintenant, sans destruction du capital et sans participation croissante des producteurs dans cette destruction-direction de la société, l'Etat ne s'éteindra pas."

L'incompréhension que révèle ce type d'affirmation est totale.

Mais ces "lois" qui régissent la vie réelle sont aujourd'hui antagoniques et il ne pourra en être autrement demain. Comment un Etat bourgeois peut-il s'étendre et se développer si ce n'est en développant ses corps spéciaux de répression et de domination? Comment un Etat prolétarien peut-il se développer et s'étendre sans armer l'ensemble du prolétariat et, par cela même, disparaître comme corps spécial de répression et s'éteindre comme Etat? Actuellement, dans la vie quotidienne, l'Etat capitaliste ne peut que se renforcer et séparer le corps de spécialistes, administrateurs, organisateurs, politiciens, syndicalistes, militaires (gestionnaire du capital en général), etc., de la masse de ceux qui ne sont rien d'autres que des prolétaires. Ce sont deux réalités "collectives", deux "êtres collectifs" mais de nature antagonique.

La première, l'Etat bourgeois, ne peut faire autrement que de développer une sphère dominante de la société aux dépens de cette même société. Son être collectif, l'être de l'Etat bourgeois -"STAATSWESEN"- est non seulement collectif comme totalité abstraite, séparé de la vie réelle, mais "il serait impensable sans la contradiction entre l'idée générale et l'existence individuelle de l'homme" (27). Toutes les luttes pour le pouvoir de cet Etat trouvent leur origine dans l'isolement qu'une fraction des gestionnaires du capital ressent à l'égard de l'être de l'Etat et du pouvoir.

Par contre:

"L'être collectif dont le travailleur est isolé est un être collectif d'une tout autre réalité, d'une tout autre ampleur que l'être politique. L'être collectif dont le sépare son propre travail, est la vie même, la vie physique et intellectuelle, les moeurs humaines, l'activité humaine, la jouissance humaine, l'être humain. L'être humain est la véritable GEMEINWESEN des hommes. De même que l'isolement funeste de cet être est incomparablement plus universel, plus insupportable, plus terrible, plus rempli de contradictions que le fait d'être isolé de l'être collectif politique; de même la suppression de cet isolement -et même une réaction partielle, un soulèvement contre cet isolement- a une ampleur beaucoup plus infinie, comme l'homme est plus infini que le citoyen et la vie humaine que la vie politique. L'émeute industrielle si partielle soit-elle, renferme en elle une âme universelle. L'émeute politique si universelle soit-elle, dissimule sous sa forme colossale un esprit étroit." (28)
C'est pourquoi, tous les maux sociaux sont pris en considération... (29)

Notes

1. Comme nous l'avons déjà dit, ce brouillon contenait au départ d'autres chapitres dans lesquels nous prenions position pour l'invariance du programme révolutionnaire, et où l'on expliquait, dans le même temps, la nécessité de développement permanent et de l'affirmation du programme dans ses diverses formalisations.
2. Kautsky - "La dictature du prolétariat". Le commentaire sarcastique de Lénine est celui de sa réponse à Kautsky: "La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky".
3. Marx - "Manuscrits de 1844".
4. C'est le titre original du Manifeste. Nous avertissons le lecteur qui sera surpris de posséder une édition où ne figure pas le mot Parti, de ne pas s'étonner; en effet la plupart des traductions n'utilisent pas la première édition allemande de 1848, mais celles réalisées par la social-démocratie allemande de 1872, 1883 ou 1890, où il est logique d'"oublier" le "mot" Parti.
5. Il est clair que par "synthèse de la théorie de l'auto-émancipation du prolétariat", nous ne nous référons en aucune façon à telle ou telle mesure concrète proposée, mais à la mise en évidence systématique de la nécessité et de la possibilité pour prolétariat de se transformer par la révolution en classe dominante et d'abolir la société de classes.
6. Déjà en 1872, dans le prologue à l'édition allemande, Marx et Engels insistent sur le fait que l'expérience de la lutte du prolétariat, et particulièrement celle de la Commune de Paris, exigent la transformation de ces passages.
7. Cet exemple est fourni par Roger Dangeville dans son "Introduction" à "La sociale-démocratie allemande".
8. Comme nous le verrons plus loin, l'Etat du prolétariat est et n'est pas un Etat, simultanément.
9. Lénine - "L'Etat et la Révolution".
10. Cité par Lénine, idem.
11. Idem.
12. La critique de Marx est celle connue sous le nom "Gloses marginales au Programme de Gotha" ou simplement "Critique du Programme de Gotha". Engels résumera ainsi le contenu de ce programme: "il se compose de quatre parties: 1. Les principes et slogans lassalliens... 2. Les revendications démocratiques rédigées entièrement dans le sens et le style du Parti Populaire. 3. Des revendications par rapport à l''Etat actuel' (...) qui sont non seulement confuses, mais totalement illogiques. 4. Des propositions générales empruntées au Manifeste et aux Statuts de l'Internationale, mais qui ont été accommodées de telle façon qu'elles sont soit absolument fausses soit totalement ineptes..."
13. Wilhelm Liebknecht à la Diète de Saxe le 17/2/1880.
14. Le texte est de 1912 et nous le reproduisons tel que Lénine le cite dans "L'Etat et la Révolution".
15. Le texte est de 1912 et nous le reproduisons tel que Lénine le cite dans "L'Etat et la Révolution".
16. Marx - "Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte". C'est nous qui soulignons.
17. Marx à Kugelmann, le 12/04/1871. C'est Marx qui souligne.
18. Ce passage est de "La guerre civile en France". Message du Conseil Général de l'Association Internationale des Travailleurs, il est cité par Marx et Engels dans le prologue de 1872 au Manifeste, afin de combler les ambiguïtés que ce dernier contient sur ce thème.
19. Ceci est extrêmement important car les innombrables héritiers de Kautsky existant aujourd'hui, prisonniers de leur formalisme considèrent soit que le fait de détruire l'Etat bourgeois par la violence se résume à quelques simples phrases, à des mots de Marx à un moment donné (sic); soit ils utilisent ce soi-disant changement, ce tournant de 180 dans le programme "marxiste" pour justifier toutes leurs révisions.
20. Marx, "Gloses critiques marginales à l'article 'Le roi de Prusse et la réforme sociale par un prussien'". C'est Marx qui souligne.
21. Idem.
22. Nous mettons entre guillemets les passages les plus connus de Marx et d'Engels à ce sujet.
23. Nous utilisons "Etat du prolétariat", "organisation du prolétariat en classe dominante" pour indiquer les tendances, les germes car "la solution ne peut être atteinte nulle part à l'intérieur des frontières nationales... La révolution ne trouvera pas ici son terme, mais son commencement organisatif." (Marx: "Les luttes de classes en France, 1848 à 1850")
24. "Le premier décret de la Commune fut... la suppression de l'armée permanente et son remplacement par le peuple en armes."
25. Lénine - "L'Etat et la Révolution".
26. La mise en évidence de la révision que Lénine fera de ces thèses sera l'objet de textes spécifiques.
27. Les passages entre guillemets proviennent du texte de Marx "Gloses marginales à l'article 'Le roi de Prusse et la réforme sociale par un prussien'". Marx désigne l'être collectif de l'Etat bourgeois par STAATSWESEN, et l'être humain, l'être collectif des hommes, le communisme par GEMEINWESEN.
28. Marx - "Gloses marginales à l'article 'Le roi de Prusse et la réforme sociale par un prussien'".
29. Le brouillon se termine ici.



CONTRE L'ETAT

Gloses critiques marginales

à l'article: "Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien"

(Ecrites par Karl Marx)

* * *

1. Présentation

Le fait que Marx n'ait pas réuni en un seul ouvrage sa critique de la politique et de l'Etat, a facilité l'oeuvre des Bernstein, Kautsky et autres révisionnistes qui donnèrent naissance au "marxisme" en tant que théorie de l'Etat ("populaire", "libre", "démocratique"...).

Pourtant dès que commence sa rupture avec l'hégélianisme et la démocratie en 1842-44, Marx pense à écrire un livre contre l'Etat. Mais à la différence de ses contemporains qui font une critique platonique de l'Etat, opposant le "bon peuple" à l'"Etat mauvais", Marx quant à lui, cherche les fondements de l'Etat dans les relations sociales de production, ce qui le conduit inévitablement à considérer la critique de la politique comme une conséquence logique de la critique de l'économie. C'est pour cela qu'en 1845, peu avant de s'exiler en Belgique, Marx signe à Paris, un contrat avec un éditeur allemand, dans lequel il s'engage à livrer une oeuvre en deux volumes qui portera pour titre: "Critique de la politique et de l'économie politique". Il ne se doute pas à ce moment qu'il développera ce projet toute sa vie... et qu'il restera inachevé.

Cette oeuvre devait assurer la continuité de l'ensemble des travaux qu'il avait réalisés durant les années 1843-1844: nous nous référons ici à la "Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel", mais aussi et surtout à "La question juive", à la "Critique de la philosophie du droit de Hégel", aux "Gloses critiques marginales à l'article 'Le Roi de Prusse et la Réforme sociale, par un prussien'", ainsi qu'aux manuscrits intitulés "Manuscrits de Paris". Dans ces différents textes, la rupture de Marx avec la totalité de la société bourgeoise s'est consolidée. La critique de l'Argent et de l'Etat, dans leur relation dialectique, constitue la clé de ces travaux. Le prolétariat en tant que négation vivante de l'argent, de l'économie, de l'Etat, du travail,..., est devenu le sujet actif de cette critique. D'autres affirmations, d'autres ruptures complètent la cassure totale avec la société bourgeoise: le dépassement de la philosophie coïncide avec la négation pratique de l'économie, de la politique..., l'arme de la critique ne peut se substituer à la critique par les armes, la révolution sociale prolétarienne apparaît comme une nécessité historique, l'auto-émancipation du prolétariat constitue la base de l'émancipation totale de l'homme.

Quelques années plus tard, Marx fait un autre plan de son oeuvre dans lequel, après les "chapitres" (qui deviendront "sections" puis "livres"!) sur le "capital", la "propriété foncière" et le "travail salarié", il conçoit un livre sur "l'Etat". Mais l'intense activité militante que mène Marx durant toute sa vie l'empêche d'aborder explicitement ce thème, et de le traiter distinctement des autres sujets, tel qu'il en avait l'intention. C'est ce qui permet à certains d'affirmer de manière imbécile que "Marx n'a pas de théorie de l'Etat" (1) ou que "Marx n'a pas fait de critique de la politique" ou pire encore, de maintenir la légende bakouniniste et kautskyste (puis léniniste, stalinienne) d'un Marx prétendument "adorateur de l'Etat"! En plus du texte que nous présentons ici, en plus des textes écrits au cours des années 1843-1844 et que nous venons de mentionner, il existe dans l'oeuvre de Marx d'autres documents déterminants sur cette question, qui démontrent explicitement l'inanité de pareilles affirmations. Avec Maximilien Rubel, citons entre autres:

"Ces trois documents constituent en quelque sorte la quintessence du livre que Marx pensait écrire sur l'Etat", poursuit Rubel (2).

oOo

Quant aux circonstances qui amenèrent Marx à écrire les "Gloses critiques marginales..." que nous présentons maintenant, nous en retrouvons une description dans la "Note d'introduction" effectuée par "Etcetera" et que nous reproduisons ici (3):
"A la fin de l'année 1843, Marx quitte l'Allemagne et s'installe à Paris avec d'autres intellectuels allemands, à la suite des ordonnances du gouvernement prussien relatives à la censure, ordonnances qui l'amènent à démissionner du poste de directeur du quotidien démocrate-libéral "La Gazette Rhénane", et lui suscitent ce commentaire évoquant Pline le Jeune: "Oh! rare fortune, celle des temps où l'on pouvait penser ce qu'on voulait, et dire ce que l'on pensait!", citation par laquelle il concluait son article "Notes sur la récente réglementation de la censure prussienne", écrit en janvier/février 1842 et publié un an plus tard dans les "Anecdotes" que dirigeait A.Ruge en Suisse allemande.

A peine arrivé à Paris, Marx projette avec Ruge la création d'une nouvelle revue visant à "réaliser la critique impitoyable de tout ce qui existe". Il s'agit des "Annales franco-allemandes" dont le premier et unique numéro parait en février 1844, et dans lequel Marx signe deux articles: "La question juive" et "Introduction à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel". Marx présentait ce dernier article en guise d'introduction à une étude plus large entamée durant le printemps et l'été 1843. Au cours de cette période, il s'était retiré à Kreuznach (dans la résidence de Jenny, avec laquelle il se marie en juin de cette même année) où il avait abordé la révision critique du paradigme hégélien, le dénonçant sans détour comme une pure mystification, critique dont découle déjà son adhésion à la cause ouvrière. Les Manuscrits de Kreuznach, inachevés, ne furent publiés que bien plus tard (1927), mais dans ceux-ci on découvre déjà ses réflexions à propos de l'Etat et ses relations avec la société civile, à propos des ordres corporatistes et de la bureaucratie, à propos de la propriété privée.
Le court séjour de Marx à Paris (un peu plus d'un an) peut se réaliser grâce à la générosité de ses amis de Cologne qui lui envoient de l'argent pour lui permettre de répondre aux nécessités domestiques de sa nombreuse famille.

La France représentait à ce moment l'avancée de la civilisation bourgeoise et le pays des traditions révolutionnaires. Les lectures de Marx à Paris se centrent sur l'étude de la Révolution française et sur le courant historique qui expliquait le développement de la société française depuis le Moyen-Age comme une série ininterrompue de luttes des classes: des auteurs tels Guizot et Thierry sont cités dans ses cahiers, remplis de notes, comme exemples de ce courant historique. Il s'intéresse également à la philosophie matérialiste qui, partie de Descartes et surtout de Locke, débouche sur une philosophie sociale et constituera, tout au long du 18ème siècle, le substrat théorique des arguments des Encyclopédistes face aux classes gouvernantes.
Le contact avec le mouvement ouvrier est révélateur pour Marx. Avant de partir d'Allemagne déjà, et sans abandonner encore le terrain philosophique, il avait fait remarquer qu'il ne suffisait pas de clamer l'idée pour en faire la réalité, mais qu'il était nécessaire que la réalité elle-même se proclame pour se dresser en idée; c'est donc avec cette conviction de la nécessité de conjuguer théorie et pratique qu'il découvre précisément cette même théorie en mouvement, le socialisme et le mouvement ouvrier convergent.

A cette époque, il a encore de longs entretiens avec Proudhon, entretiens auxquels se joindra ensuite Bakounine; c'est de cette époque que date également l'édition de "L'Union Ouvrière" de Flora Tristan, dont le postulat central annonçait l'émancipation des travailleurs comme étant l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes et où apparaissent déjà les termes de "prolétariat" et "classe" que Marx reprit dans l'"Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hégel".

Ce dernier écrit est important parce que Marx y fait apparaître le prolétariat comme classe émancipatrice de l'ensemble de l'humanité; mais l'article publié quelques mois plus tard dans le "Vorwärts" intitulé "Gloses critiques marginales à l'article 'Le Roi de Prusse et la Réforme sociale, par un Prussien'" est encore plus déterminant comme apport à sa théorie de la révolution.

Le "Vorwärts" était un périodique allemand fondé à Paris au début de 1844. A partir du mois de mai, Bernays, le nouveau directeur, y impulse une tendance plus nettement antiprussienne et fait appel à des collaborateurs tels Ruge, Heine, Herwegh, Bakounine, Weerth, Engels et Marx. Ruge, qui avait écrit à de nombreuses reprises dans ce périodique signe un de ces articles sous le pseudonyme d'"Un prussien", afin d'en imputer la paternité à Marx, d'après Mehring. Dans cet article, Ruge critiquait une ordonnance de Frédéric-Guillaume IV exigeant des autorités chargées d'assister les pauvres, qu'elles en appellent à la charité chrétienne de l'ensemble des allemands. Dans sa réponse, le périodique parisien "La Réforme" présentait cette ordonnance comme une mesure prise sous l'emprise de la peur et du sentiment religieux, suite à la révolte des tisserands de Silésie, et affirmait également que l'ordonnance prussienne était le signe annonciateur d'une révolution que l'Europe ne pouvait éviter.

Le fait historique concret qui servit de prétexte à la polémique fut la révolte des tisserands de Silésie. Cette région d'Allemagne concentrait des masses d'ouvriers qui travaillaient dans des usines de textiles, et voyaient leurs journées rallongées par du travail pris à domicile; l'exploitation sans limites de cette main d'oeuvre constituait un véritable filon pour l'accumulation rapide de capital. Les tisserands exprimaient à l'aide d'un chant d'une lucidité sombre non seulement leur propre situation mais aussi celle des propriétaires de ces fabriques:

"Vous êtes la source de la misère
Qui opprime ici le pauvre
Vous êtes ceux qui arrachez
Le pain sec de sa bouche
(...)
Mais votre argent et vos biens
Disparaîtront un beau jour
Comme le beurre au soleil.
Que restera-t-il alors de vous?"

Le 4 juin, la police arrête un tisserand qui chantait cette chanson sous les fenêtres d'un fabricant. La réponse fut immédiate. L'après-midi même, une foule en colère pille les maisons des industriels et détruit les livres de comptabilité. Le jour suivant, 3000 tisserands se dirigent vers un village voisin et y prolongent le mouvement de révolte en s'affrontant à l'armée. Malgré les coups de feu contre la foule, malgré les morts qu'ils causèrent, l'armée ne peut contenir la furie des tisserands qui parviennent à chasser les soldats du village à coups de pierres et de bâton. Le 6 juin, le gouvernement envoie trois compagnies d'infanterie et une batterie d'artillerie qui finit par écraser la rébellion. Les survivants cherchèrent refuge dans les montagnes et les bois avoisinants.

Marx répondit à Ruge dans l'article qui est présenté ici. Il franchit un pas supplémentaire dans la mise en valeur du mouvement ouvrier, et dans sa rupture avec le néo-hégélianisme. Par le biais du concept de "conscience", Marx se détache de la séparation philosophie active/prolétariat passif, unifiant philosophie et prolétariat et convertissant celui-ci en un élément actif de la révolution."

oOo

En ce qui concerne les problèmes conceptuels et les problèmes de traduction, nous renvoyons le lecteur aux "éclaircissements finaux" qui font suite au texte de Marx. Précisons encore que les italiques mis en gras qui se trouvent dans le texte de Marx, sont le fait de notre rédaction. Nous avons repris la traduction qu'Invariance en a donné dans son No.5, agrémenté des quelques corrections opérées par les Editions Spartacus qui la republièrent en 1970.

Notes

1. Il faut dire qu'il existe même l'un ou l'autre idiot pour prétendre que Marx n'a jamais écrit de théorie sur les classes sociales, et qu'il ne les a pas non plus définies!
2. Cfr. à ce propos "Marx, théoricien de l'anarchisme" de Maximilien Rubel, et plus largement son livre "Marx, critique du marxisme" (Payot - 1974) ou encore le petit fascicule du même auteur intitulé: "L'Etat vu par Karl Marx".
3. "Etcetera" - Apartado de Correos 1363 - 08080 Espagne.
Nous avons estimé que cette "note d'introduction" faite par Etcetera donnait quelques repères événementiels liés aux conditions dans lesquelles le texte de Marx a été réalisé, mais nous sommes en total désaccord avec la façon dont Etcetera met en valeur les notions de "philosophie", "conscience",... et autres concepts largement critiqués et démolis par Marx. Ainsi, Marx n'a jamais accompli, ni même envisagé "l'unification de la philosophie et du prolétariat" (cf. dernière phrase de la "note...". Tout au contraire, à l'encontre du concept de conscience, Marx mettait en avant dans les "Thèses sur Feuerbach":
"Les philosophes ('...ces épiciers de la pensée!' dit-il dans l'Idéologie Allemande -NDR) n'ont fait qu'interpréter le monde; ce qui compte c'est de le transformer."



Gloses critiques marginales

à l'article: "Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien"(1)

(Karl Marx)

* * *

2. Texte

Le numéro 60 du "Vorwärts" contient un article intitulé "le Roi de Prusse et la Réforme sociale", signé: "un Prussien". (2)

Tout d'abord le prétendu Prussien se réfère au contenu de l'ordre du Cabinet du roi de Prusse concernant l'insurrection ouvrière de Silésie (3) et à l'opinion, sur cet ordre du journal français "La Réforme" (4). "La Réforme" considère, dit-il, la "terreur et le sentiment religieux" du roi comme l'origine de l'ordre du Cabinet. Elle découvrirait même dans ce document le pressentiment de grandes réformes qui s'annoncent à la société bourgeoise. Le "Prussien" fait comme suit la leçon à "La Réforme":

"Le roi et la société allemande n'est pas encore arrivée (5) au pressentiment de sa réforme"; même les soulèvements de Silésie et de Bohême n'ont pas fait naître chez eux ce sentiment. Il est impossible de faire comprendre à un pays non politique comme l'Allemagne que la détresse partielle des régions manufacturières est une question d'ordre général, bien plus encore un préjudice causé à tout le monde civilisé. Pour les Allemands, cet événement a le même caractère qu'une inondation ou une famine locales. Voilà pourquoi le roi la traite comme un défaut d'administration ou de bienfaisance. Pour cette raison, et parce qu'il n'a fallu que peu de troupes pour venir à bout des faibles tisserands, la démolition des fabriques et des machines n'inspire pas la moindre "terreur" au roi et aux autorités. Bien plus, ce n'est pas le sentiment religieux qui a dicté l'ordre du Cabinet; cet ordre du Cabinet, c'est une très sobre expression de la science politique chrétienne et d'une doctrine qui ne laisse subsister aucune difficulté devant son unique remède, la "bonne disposition des coeurs chrétiens". La pauvreté et le crime sont deux grands maux; qui peut les guérir? L'Etat et les autorités? Non, mais l'union de tous les coeurs chrétiens."
Une des raisons pour lesquelles le "Prussien" nie la "terreur" du roi, c'est qu'il n'a fallu que peu de troupes pour venir à bout des faibles tisserands.

Ainsi donc, dans un pays où les banquets avec toasts libéraux et champagne libéral -qu'on se rappelle la fête de Düsseldorf- provoquent un ordre du Cabinet du roi; dans un pays où l'on n'eut besoin d'aucun soldat pour étouffer dans toute la bourgeoisie libérale le désir de liberté de la presse et de constitution; dans un pays ou l'obéissance passive est à l'ordre du jour, dans un tel pays l'emploi contraint de la force armée contre de faibles tisserands ne serait pas un événement, ni surtout un événement terrifiant? Et les faibles tisserands sortirent vainqueurs de la première rencontre. Ils furent ultérieurement réprimés grâce à un accroissement du nombre des troupes. Le soulèvement d'une masse d'ouvriers est-il moins dangereux, parce qu'on n'a pas besoin d'une armée pour l'étouffer? Que notre malin Prussien compare la révolte des tisserands de Silésie avec les soulèvements des ouvriers anglais, et les tisserands de Silésie lui paraîtront de forts tisserands.

Nous expliquerons, à l'aide du rapport général de la politique aux maux sociaux, pourquoi le soulèvement des tisserands ne pouvait pas inspirer de "terreur" particulière au roi. Il nous suffira, pour le moment, de dire ceci: le soulèvement n'était pas dirigé directement contre le roi de Prusse, mais contre la bourgeoisie. En tant qu'aristocrate et monarque absolu, le roi de Prusse peut ne pas aimer la bourgeoisie; il peut encore moins s'effrayer quand la tension et la difficulté des rapports entre prolétariat et bourgeoisie accroissent la servilité et l'impuissance de cette dernière. En outre, le catholique orthodoxe est plus hostile au protestant orthodoxe qu'à l'athée, de même que le légitimiste est plus hostile au libéral qu'au communiste. Non pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, mais au contraire parce qu'ils leur sont plus étranger que le protestant et le libéral, parce qu'ils se meuvent en dehors de leur sphère. Le roi de Prusse, en tant que politicien, a son contraire immédiat dans le libéralisme. Pour le roi, la contradiction du prolétariat existe aussi peu que le roi existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour étouffer les antipathies, les oppositions politiques, pour s'attirer toute l'hostilité de la politique. Enfin, il est évident que le roi, dont le caractère avide de choses intéressantes et importantes est universellement connu, devait être surpris et enchanté à la fois de trouver sur son propre terrain ce paupérisme "intéressant" et "de grand avenir" et d'avoir ainsi une nouvelle occasion de se mettre en vedette. Quelle ne dut pas être sa béatitude, à la nouvelle qu'il possédait désormais, son "propre" paupérisme royal prussien!

Notre "Prussien" est encore plus malheureux quand il nie que le "sentiment religieux" soit la source de l'ordre du Cabinet royal.

Pourquoi le sentiment religieux n'est-il pas la source de cet ordre du Cabinet? Parce que cet ordre "est une expression très sobre de l'art politique chrétien", une expression "très sobre" de la doctrine "qui ne laisse subsister aucune difficulté devant son unique remède, la bonne disposition des coeurs chrétiens".

Le sentiment religieux n'est-il pas la source de l'art politique chrétien? Une doctrine qui possède son remède universel dans les bonnes dispositions des coeurs chrétiens n'est-elle pas fondée sur le sentiment religieux? L'expression très sobre du sentiment religieux cesse-t-elle d'être une expression du sentiment religieux? Bien plus! Je prétends que c'est un sentiment religieux très infatué de lui-même, très enivré, qui cherche la "guérison de grands maux" -guérison dont il dénie la possibilité "à l'Etat et aux autorités"- dans "l'union des coeurs chrétiens". C'est un sentiment religieux très enivré qui, d'après l'aveu du "Prussien", voit tout le mal dans le manque de sens chrétien et renvoie les autorités au seul moyen qu'il y ait de fortifier ce sens religieux: à "l'exhortation". Le sentiment chrétien, voilà, d'après le "Prussien", le but de l'ordre du Cabinet. Le sentiment religieux quand il est ivre, cela va de soi, et non quand il est sobre-, se considère comme le seul bien. Partout où il voit du mal, il l'attribue à sa propre absence: en effet, puisqu'il est le seul bien, il peut seul produire le bien. L'ordre du Cabinet dicté par le sentiment religieux dicte donc, par voie de conséquence, le sentiment religieux. Un politicien de sentiment religieux sobre ne cherchait pas, dans sa "perplexité", son "aide" dans "l'exhortation du pieux prédicateur au sentiment chrétien".

Comment le "Prussien" de la "Réforme" démontre-t-il donc que l'ordre du Cabinet n'est pas une émanation du sentiment religieux? En nous le présentant partout comme une émanation du sentiment religieux! Peut-on espérer d'une tête si illogique la compréhension des mouvements sociaux? Ecoutons ses bavardages au sujet du rapport de la société allemande au mouvement ouvrier et à la réforme sociale en général.

Distinguons, ce que le "Prussien" néglige, les différentes catégories qui ont été groupées sous l'expression "société allemande": gouvernement, bourgeoisie, presse, enfin les ouvriers eux-mêmes. Voilà les masses différentes dont il s'agit ici. Le "Prussien" fait un tout de ces masses et, de son point de vue élevé, les condamne en masse. D'après lui, la société allemande n'est pas encore arrivée au pressentiment de sa "réforme".

Pourquoi cet instinct lui manque-t-il?

"Il est impossible de faire comprendre à un pays non politique comme l'Allemagne", répond le Prussien, "que la détresse partielle des régions manufacturières est une question d'ordre général, bien plus encore, un préjudice causé à tout le monde civilisé. Pour les allemands, cet événement a le même caractère qu'une inondation ou une famine locales. Voilà pourquoi le roi la traite conne un défaut d'administration ou de bienfaisance."

Cette conception renversée de la détresse ouvrière, notre "Prussien" l'explique donc par cette particularité que l'Allemagne est un pays non politique.

On nous concédera que l'Angleterre est un pays politique. On reconnaîtra encore ceci: l'Angleterre est le pays du paupérisme, ce terme est même d'origine anglaise. L'examen de l'Angleterre sera donc le moyen le plus sûr de connaître le rapport d'un pays politique au paupérisme. En Angleterre, la détresse ouvrière n'est point partielle, mais universelle; elle ne se limite pas aux régions industrielles, mais s'étend aux régions agricoles. Les mouvements n'y sont pas à leur naissance. Ils reviennent périodiquement depuis près d'un siècle.

Comment la bourgeoisie anglaise, le gouvernement et la presse qui lui sont liés conçoivent-ils le paupérisme?

Dans la mesure où la bourgeoisie anglaise admet que le paupérisme est une faute de la politique, le Whig considère le Tory (6) et le Tory le Whig comme la cause du paupérisme. D'après le Whig, la source principale du paupérisme, c'est la grande propriété foncière et la législation protectionniste interdisant l'importation de céréales. D'après le Tory, tout le mal réside dans le libéralisme, la concurrence, le système manufacturier poussé trop loin. Aucun des partis n'en trouve la raison dans la politique en général, mais plutôt, uniquement, dans la politique du parti adverse. Et aucun des deux partis ne songe à une réforme de la société.

L'expression la plus nette de la compréhension anglaise du paupérisme -nous parlons toujours de la compréhension de la bourgeoisie anglaise et du gouvernement- c'est l'économie politique anglaise, c'est-à-dire le reflet scientifique de la situation économique anglaise (7).

Un des meilleurs et des plus fameux économistes anglais qui connaît la situation actuelle et doit posséder une vision globale du mouvement de la société bourgeoise, Mac Culloch, élève du cynique Ricardo, vient encore d'oser dans un cours public et au milieu des applaudissements, appliquer à l'économie politique ce que Bacon dit de la philosophie:

"L'homme qui, avec une sagesse véritable et inlassable, suspend son jugement, avance par paliers, surmonte l'un après l'autre les obstacles qui, semblables à des montagnes, arrêtent la marche de l'étude, finira par atteindre, avec le temps, le sommet de la science, où l'on jouit du calme et de l'air pur, où la nature s'offre aux yeux dans toute la beauté, et d'où, par un sentier commode et facile, on peut descendre aux derniers détails de la pratique."

Quel bon air pur que l'atmosphère empestée des logements anglais dans les caves! Quelle grande beauté de la nature que les haillons étranges des pauvres Anglais et la chair ratatinée et flétrie des femmes usées par le travail et la misère; les enfants, couchés sur le fumier; les avortons que produit l'excès de travail dans le mécanisme uniforme des fabriques! Détails ultimes, adorables, de la praxis: la prostitution, l'assassinat, le gibet!

Même ceux des bourgeois anglais qui se sont pénétrés du danger du paupérisme conçoivent celui-ci, comme aussi les moyens d'y remédier, d'une façon non seulement particulière, mais, disons-le sans détour, puérile et stupide.

C'est ainsi, par exemple, que dans sa brochure: "Recent measures for the promotion of education in England", le docteur Kay ramène tout à l'éducation négligée. On devine pour quelle raison! Par manque d'éducation, notamment, l'ouvrier ne comprend pas "les lois naturelles du commerce" qui le réduisent nécessairement au paupérisme. C'est pour cela qu'il se révolterait. Cela "pourrait gêner la prospérité des manufactures anglaises et du commerce anglais, ébranler la confiance mutuelle des gens d'affaires, diminuer la stabilité des institutions politiques et sociales."

Telle est la grande irréflexion de la bourgeoisie anglaise et de sa presse au sujet du paupérisme, de cette épidémie nationale de l'Angleterre.

Supposons donc que les reproches adressés par notre "Prussien" à la société allemande soit fondés. La raison réside-t-elle dans l'état non politique de l'Allemagne? Mais si la bourgeoisie de l'Allemagne non politique ne parvient pas à la compréhension de la signification générale d'une détresse partielle, la bourgeoisie de l'Angleterre politique sait, par contre, méconnaître la signification générale d'une détresse universelle qui a manifesté son importance universelle par son retour périodique dans le temps, son extension dans l'espace et par l'échec de toutes les tentatives en vue de la supprimer.

Le "Prussien" impute encore à l'état non politique de l'Allemagne le fait que le roi de Prusse trouve la cause du paupérisme dans un défaut d'administration et de bienfaisance et recherche donc dans des mesures d'administration et de bienfaisance les remèdes au paupérisme.

Cette façon de voir est-elle particulière au roi de Prusse? Jetons un rapide coup d'oeil sur l'Angleterre, le seul pays où l'on puisse parler d'une grande action politique contre le paupérisme.

La législation d'assistance publique, telle que nous la voyons dans l'Angleterre actuelle, date de la loi du 43éme acte du règne d'Elisabeth (8). En quoi consistent les moyens de cette législation? Dans l'obligation imposée aux paroisses de secourir leurs ouvriers indigents, dans la taxe des pauvres, dans la bienfaisance légale. Cette législation -la bienfaisance par voie administrative- a duré deux siècles. Après de longues et douloureuses expériences, quel point de vue voyons-nous le Parlement défendre dans son bill d'amendement de 1834?

Le Parlement commence par déclarer que l'accroissement énorme du paupérisme est dû à "un défaut d'administration".

On réforme donc l'administration de la taxe des pauvres qui comprenait jusqu'alors des fonctionnaires des paroisses respectives. On constitue des unions d'environ vingt paroisses, soumises à une seule administration. Un bureau de fonctionnaires -Board of Guardians- désignés par les contribuables, se réunit, un jour déterminé, au siège de l'union et décide de l'attribution des secours. Ces bureaux sont dirigés et surveillés par des délégués du gouvernement, la commission centrale de Sommerset-House, le ministère du paupérisme, comme l'appelle un français (9). Le capital que cette administration contrôle est presque aussi considérable que le budget de la guerre en France. Le nombre des administrations locales compte un minimum de douze employés.

Le Parlement anglais ne s'est pas borné à une réforme purement formelle de l'administration.

C'est dans la loi sur les pauvres elle-même qu'il a découvert la source principale de l'état aigu du paupérisme anglais. Le remède légal contre le mal social, c'est-à-dire la bienfaisance, favoriserait le mal social. Quant au paupérisme en général ce serait, d'après la théorie de Malthus, une loi éternelle de la nature:

"Comme la population tend incessamment à dépasser la limite des moyens de subsistance, la bienfaisance est une pure folie, un encouragement officiel à la misère. Tout ce que l'Etat peut faire, c'est d'abandonner la misère à son sort et de faciliter tout au plus la mort des miséreux."

Le Parlement anglais compléta cette théorie philanthropique par l'idée que le paupérisme est la misère dont la faute incombe aux ouvriers eux-mêmes, qu'on n'a donc pas à la prévenir comme un malheur, mais qu'il faut au contraire le châtier comme un crime.

Ce fut là l'origine des Workhouses, des maisons de travail, dont l'organisation effraie les miséreux et les empêche d'y trouver un refuge contre la mort par la faim. Dans ces maisons de travail, la bienfaisance est ingénieusement combinée à la vengeance que la bourgeoisie tient à tirer des miséreux qui font appel à sa charité.

L'Angleterre a donc essayé d'abord d'anéantir le paupérisme par la bienfaisance et les mesures administratives. Elle s'aperçut ensuite que le progrès incessant du paupérisme était, non la conséquence nécessaire de l'industrie moderne, mais celle de la taxe des pauvres. Elle conçut la misère universelle uniquement comme une particularité de la législation anglaise. Ce que l'on attribuait précédemment à un manque de bienfaisance, fut attribué alors à un excès de bienfaisance. Enfin on considéra la misère comme une faute des miséreux et on la punit comme telle.

L'importance générale que l'Angleterre politique a retiré du paupérisme se limite à ceci: le paupérisme, au cours de son développement et en dépit des mesures administratives, s'est érigé en institution nationale; il est devenu, par là, l'objet d'une administration ramifiée et toujours plus étendue; une administration dont la tâche n'est plus de le juguler, mais de le discipliner, de l'éterniser. Cette administration a renoncé à tarir la source du paupérisme par des moyens positifs; elle se contente, chaque fois qu'il jaillit à la surface du pays officiel, de lui creuser, avec une douceur policière, un nouveau lit de mort. L'Etat anglais, bien loin d'aller au delà des mesures d'administration et de bienfaisance, est resté bien en deçà. Il n'administre plus que le paupérisme que domine le désespoir de se laisser prendre et de se faire incarcérer.

Jusqu'ici le "Prussien" ne nous a donc révélé rien de particulier dans la conduite du roi de Prusse. Mais pourquoi s'écrie le grand homme avec une rare naïveté, "pourquoi le roi de Prusse n'ordonne-t-il pas immédiatement l'éducation de tous les enfants abandonnés?". Pourquoi s'adresse-t-il d'abord aux autorités et attend-il leurs plans et leurs propositions?

Le très astucieux "Prussien" n'aura plus d'inquiétude dès qu'il saura qu'ici, comme dans toutes ses autres actions, le roi de Prusse n'a pas montré d'originalité, et qu'il a même suivi la seule voie que puisse prendre un chef d'Etat.

Napoléon voulut, d'un seul coup, anéantir la mendicité. Il chargea les autorités de préparer des plans en vue d'éliminer la mendicité dans toute la France. Le projet se fit attendre. Napoléon perdit patience. Il écrivit à son ministre de l'intérieur, Cretet, et lui intima l'ordre de supprimer la mendicité dans le délai d'un mois. Il lui disait:

"On ne doit pas passer sur cette terre sans laisser de traces qui recommandent notre mémoire à la postérité. Ne me réclamez plus trois ou quatre mois pour recevoir des renseignements. Vous avez de jeunes auditeurs, des préfets avisés, des ingénieurs des ponts et chaussées bien instruits; mettez-les tous en mouvement, ne vous endormez pas dans le travail bureaucratique habituel."
En quelques mois tout fut fait. Le 5 juillet 1808 parut la loi qui interdit la mendicité. Comment? Par la création des dépôts de mendicité, qui se transformèrent tellement vite en établissements pénitentiaires que l'indigent ne put bientôt plus y entrer qu'après être passé devant le tribunal correctionnel. Pourtant M. Noailles du Gard, membre du corps législatif, s'écria alors:
"Reconnaissance éternelle au héros qui assure un refuge à l'indigence et des aliments à la pauvreté. L'enfance ne sera plus abandonnée, les familles pauvres ne seront plus privées de ressources, ni les ouvriers d'encouragement et d'occupation. Nos pas ne seront plus arrêtés par l'image dégoûtante des infirmités et de la honteuse misère." (10)
Ce dernier passage cynique est la seule vérité de ce panégyrique.

Puisque Napoléon a fait appel au discernement de ses auditeurs, de ses préfets, de ses ingénieurs, pourquoi le roi de Prusse ne ferait-il pas, lui aussi, appel à ses autorités?

Pourquoi Napoléon n'ordonna-t-il pas immédiatement la suppression de la mendicité? La question du "Prussien" est du même style: "Pourquoi le roi de Prusse n'ordonne-t-il pas immédiatement l'éducation de tous les enfants abandonnés?" Sait-il, le "Prussien", ce que le roi devrait ordonner? Rien d'autre que l'anéantissement du prolétariat. Pour éduquer des enfants, il faut les nourrir et les dispenser de travailler pour gagner leur vie. Nourrir et éduquer les enfants abandonnés, c'est-à-dire nourrir et élever tout le prolétariat en train de croître, reviendrait à anéantir le prolétariat et le paupérisme.

La Convention eut, un moment, le courage d'ordonner la suppression du paupérisme, mais pas immédiatement, comme le "Prussien" l'exige de son roi, mais seulement après avoir chargé le comité de salut public d'élaborer les plans et les propositions nécessaires et après que celui-ci eut utilisé les enquêtes détaillées de l'assemblée Constituante sur la situation de la misère en France et proposé, par l'intermédiaire de Barrère la fondation du "Livre de la bienfaisance nationale", etc. Quelle fut la conséquence de l'ordre de la Convention? Il y eut une ordonnance de plus au monde et, un an après, les femmes affamées assiégèrent la Convention.

Or, la Convention fut le maximum de l'énergie politique, de la puissance politique et de l'intelligence politique.

Aucun gouvernement au monde n'a pris, immédiatement et sans accord avec les autorités, de mesures contre le paupérisme. Le parlement anglais envoya même des commissaires dans tous les pays d'Europe, afin de prendre connaissance des différents remèdes administratifs contre le paupérisme. Mais pour autant que les Etats se sont occupés du paupérisme, ils en sont restés aux mesures d'administration et de bienfaisance ou en deçà.

L'Etat peut-il se comporter autrement?

L'Etat ne découvrira jamais dans "l'Etat et l'organisation de la société", comme le "Prussien" le demande à son roi, la raison des maux sociaux. Là où il y a des partis politiques, chacun trouve la raison de chaque mal dans le fait que son adversaire occupe la place à la direction de l'Etat. Même les politiciens radicaux et révolutionnaires trouvent la raison non pas dans l'essence (Wesen) de l'Etat, mais dans une forme déterminée d'Etat qu'ils veulent remplacer par une autre.

Du point de vue politique, l'Etat et l'organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L'Etat c'est l'organisation de la société. Dans la mesure où l'Etat reconnaît des anomalies sociales, il en cherche la raison soit dans les lois naturelles qu'aucune puissance humaine ne peut plier, soit dans la vie privée qui est indépendante de l'Etat, soit dans une inadaptation de l'administration qui dépend de l'Etat. C'est ainsi que l'Angleterre trouve que la misère a sa raison d'être dans la loi naturelle, d'après laquelle la population doit toujours dépasser les moyens de subsistance. D'un autre côté, elle explique le paupérisme par la mauvaise volonté des pauvres, comme le roi de Prusse l'explique par le sentiment non chrétien des riches et la Convention par la mentalité contre-révolutionnaire des propriétaires. C'est pourquoi l'Angleterre punit les pauvres, le roi de Prusse exhorte les riches, et la Convention guillotine les propriétaires.

Enfin, tous les Etats cherchent dans des déficiences accidentelles ou intentionnelles de l'administration la cause, et par suite, dans des mesures administratives, le remède à tous leurs maux. Pourquoi? Précisément parce que l'administration est l'activité organisatrice de l'Etat.

L'Etat ne peut supprimer la contradiction entre la destination et la bonne volonté de l'Administration d'une part, ses moyens et ses possibilités d'autre part, sans se supprimer lui-même parce qu'il repose sur cette contradiction. Il repose sur la contradiction entre la vie publique et la vie privée, sur la contradiction entre l'intérêt général et les intérêts particuliers. L'administration doit donc se borner à une activité formelle et négative; car là où la vie civile et son travail commencent cesse le pouvoir de l'administration. Bien plus, vis-à-vis des conséquences qui découlent de la nature non sociale de cette vie civile (11), de cette propriété privée, de ce commerce, de cette industrie, de ce pillage réciproque des différentes sphères civiles, vis-à-vis de ces conséquences, c'est l'impuissance qui est la loi naturelle de l'administration. Car cette division poussée à l'extrême, cette bassesse, cet esclavage de la société civile constituent le fondement sur lequel repose l'Etat moderne, de même que la société civile de l'esclavage constituait le fondement naturel sur lequel reposait l'Etat antique. L'existence de l'Etat et l'existence de l'esclavage sont inséparables. L'Etat antique et l'esclavage antique -franches oppositions classiques- n'étaient pas plus intimement soudés l'un à l'autre que ne le sont l'Etat moderne et le monde moderne du trafic sordide -hypocrites oppositions chrétiennes. Si l'Etat moderne voulait supprimer l'impuissance de son administration, il faudrait qu'il supprime la vie privée actuelle. S'il voulait supprimer la vie privée, il faudrait qu'il se supprime lui-même car il n'existe qu'en opposition avec elle. Aucun être vivant ne croit que les défauts de son être immédiat (Daseins) soient fondés dans le principe de sa vie, dans l'essence de sa vie, mais plutôt dans des circonstances en dehors de sa vie. Le suicide est contre nature. L'Etat ne peut donc pas croire à l'impuissance intrinsèque de son administration, c'est-à-dire à sa propre impuissance. Il ne peut y découvrir que des imperfections formelles et accidentelles et s'efforcer d'y remédier. Si ces modifications sont infructueuses, c'est que le mal social est une imperfection naturelle, indépendante de l'homme, une loi de Dieu, ou bien, la volonté des particuliers est trop corrompue pour correspondre aux bonnes intentions de l'administration. Et quels particuliers pervertis? Ils murmurent contre le gouvernement dès que celui-ci limite la liberté; ils demandent au gouvernement d'empêcher les conséquences nécessaires de cette liberté!

Plus l'Etat est puissant, plus un pays est donc politique, et moins il est disposé à chercher dans le principe de l'Etat, donc dans l'organisation actuelle de la société dont il est lui-même l'expression active, consciente et officielle, la raison des maux sociaux et d'en comprendre le principe général. L'intelligence politique est précisément intelligence politique parce qu'elle pense à l'intérieur des limites de la politique. Plus elle est aiguë, plus elle est vivante et plus elle est incapable de comprendre les maux sociaux. La période classique de l'intelligence politique c'est la révolution française. Bien loin d'apercevoir dans le principe de l'Etat la source des imperfections sociales, les héros de la Révolution française découvrent au contraire dans les tares sociales la source d'embarras politiques. C'est ainsi que Robespierre ne voit dans la grande pauvreté et la grande richesse qu'un obstacle à l'avènement de la démocratie pure. Il désire donc établir une frugalité générale à la spartiate. Le principe de la politique est la volonté. Plus l'intelligence politique est unilatérale, c'est-à-dire donc, parfaite, plus elle croit à la toute-puissance de la volonté, plus elle se montre aveugle à l'égard des limites naturelles et spirituelles de la volonté, plus elle est donc incapable de découvrir la source des maux sociaux. Un plus long développement n'est pas nécessaire pour détruire le ridicule espoir du "Prussien" pour qui "l'intelligence politique" est appelée "à découvrir pour l'Allemagne la racine de la misère sociale".

Il était insensé d'exiger du roi de Prusse qu'il possède une puissance comparable à celles de la Convention et de Napoléon réunis; d'exiger de lui un mode de voir qui dépasse les limites de toute politique, un mode de voir que l'astucieux "Prussien", comme son roi, est loin de posséder. Toute cette déclaration est d'autant plus stupide que le "Prussien" nous confesse:

"Les bonnes paroles et les bons sentiments sont bon marché, mais le discernement et les actes efficaces sont chers; dans ce cas, ils sont plus que chers, ils sont encore à venir."
Mais si elles sont encore à venir, que l'on reconnaisse les efforts de tout individu qui cherche à réaliser ce qu'il lui est possible en fonction de sa situation. D'ailleurs je laisse, à cette occasion, le soin au lecteur de décider si le langage mercantile de romanichel: "bon marché", "cher", "plus que cher", "sont encore à venir" peut être compté dans la catégorie des "bonnes paroles" et des "bons sentiments".

Supposons donc que les remarques du "Prussien" sur le gouvernement allemand et bourgeoisie allemande -cette dernière rentrant évidemment dans la "société allemande"- soient absolument fondées. Cette partie de la société est-elle plus désemparée en Allemagne qu'en Angleterre et en France? Peut-on être plus désemparé que par exemple en Angleterre, où l'on a érigé la perplexité à la hauteur d'un système? Lorsque, de nos jours, des soulèvements ouvriers éclatent dans toute l'Angleterre, la bourgeoisie anglaise et le gouvernement anglais ne sont pas mieux avisés que dans le dernier tiers du XVIIIème siècle. Leur unique expédient, c'est la force matérielle; comme la force matérielle diminue dans la même mesure qu'augmente l'extension du paupérisme et l'intelligence du prolétariat dans une proportion géométrique.

Enfin, dire que la bourgeoisie allemande méconnaît totalement la signification générale de l'insurrection silésienne est inexact, c'est ne pas tenir compte des faits. En bien des villes les patrons essaient de s'associer avec les ouvriers. Tous les journaux libéraux allemands, organes de la bourgeoisie libérale, ne tarissent pas au sujet de l'organisation du travail, la réforme de la société, la critique du monopole et de la concurrence, etc. Tout cela, à la suite des mouvements ouvriers. Les journaux de Trèves, Aix-la-Chapelle, Cologne, Wesel, Mannheim, Breslau, Berlin même, publient fréquemment des articles sociaux fort raisonnables où le "Prussien" peut toujours apprendre quelque chose. Bien plus, dans les lettres d'Allemagne, on s'étonne constamment que la bourgeoisie n'oppose pas plus de résistance aux tendances et aux idées sociales.

Si le "Prussien" était plus au courant du mouvement social, il aurait posé la question à l'envers. Pourquoi la bourgeoisie allemande donne-t-elle à la misère partielle cette importance relativement universelle? D'où viennent l'animosité et le cynisme de la bourgeoisie politique, le manque de résistance et les sympathies de la bourgeoisie impolitique à l'égard du prolétariat?

("Vorwärts!" No.63, 7 août 1844.)

oOo

Venons-en maintenant aux oracles du "Prussien" à propos des ouvriers allemands.

"Les Allemands pauvres" raille-t-il "ne sont pas plus astucieux que les pauvres allemands; c'est-à-dire: ils ne voient nulle part au delà de leur foyer, de leur fabrique, de leur district; toute la question a été jusqu'à maintenant délaissée par l'âme politique qui pénètre tout."

Pour pouvoir établir une comparaison entre la situation des ouvriers allemands et la situation des ouvriers français et anglais, le "Prussien" aurait dû comparer la première forme, le début du mouvement ouvrier en France et en Angleterre, avec le mouvement débutant actuellement en Allemagne. Il néglige cela. Son raisonnement aboutit donc à une trivialité dans le genre de celle-ci, l'industrie allemande est encore moins développée que l'industrie anglaise, ou un mouvement à ses débuts ne ressemble pas à un mouvement en cours de développement. Il voulait parler de la particularité du mouvement ouvrier allemand. Il ne souffle pas mot de tout cela.

Que le "Prussien" se place au point de vue exact. Il trouvera que pas un seul des soulèvements ouvriers en France ou en Angleterre n'a présenté de caractère aussi théorique, aussi conscient, que la révolte des tisserands silésiens.

Qu'on se rappelle d'abord la chanson des tisserands, ce hardi mot d'ordre de guerre, où il n'est même pas fait mention du foyer, de la fabrique, du district, mais où le prolétariat clame immédiatement, de façon brutale, frappante, violente et tranchante, son opposition à la société de la propriété privée. Le soulèvement silésien commence précisément par là où finissent les insurrections ouvrières anglaises et françaises, avec la conscience de ce qu'est l'essence du prolétariat. L'action même a ce caractère de supériorité. On ne détruisit pas seulement les machines, ces rivales de l'ouvrier, mais encore les livres de commerce, les titres de propriété; et tandis que les autres mouvements ne sont d'abord dirigés que contre le patron industriel, l'ennemi visible, ce mouvement se tourne également contre le banquier, l'ennemi caché. Enfin, pas un soulèvement ouvrier anglais n'a été conduit avec autant de vaillance, de supériorité et d'endurance.

En ce qui concerne la culture des ouvriers allemands en général, ou leur aptitude à se cultiver, je rappelerai les écrits géniaux de Weitling (12) qui, au point de vue théorique, dépassent même, souvent, les ouvrages de Proudhon, tout en y étant bien inférieurs quant à l'exécution. Où donc la bourgeoisie -y compris ses philosophes et ses savants- peut-elle nous présenter -au sujet de l'émancipation bourgeoise, de l'émancipation politique- un ouvrage comparable à celui de Weitling: "Garanties de l'harmonie et de la liberté". Que l'on compare la médiocrité mesquine et prosaïque de la littérature politique allemande avec ce début littéraire énorme et brillant des ouvriers allemands. Que l'on compare cette gigantesque chaussure d'enfant du prolétariat avec la chaussure politique éculée et naniforme de la bourgeoisie allemande, et l'on devra prédire une forme athlétique à la cendrillon allemande. On doit admettre que le prolétariat anglais en est l'économiste et le prolétariat français le politicien. On doit admettre que l'Allemagne possède autant une vocation classique pour la révolution sociale qu'une incapacité pour une révolution politique. Car de même que l'impuissance de la bourgeoisie allemande est l'impuissance politique de l'Allemagne, les aptitudes du prolétariat allemand -sans parler même de la théorie allemande- sont les aptitudes sociales de l'Allemagne. La disproportion entre le développement politique et le développement philosophique de l'Allemagne n'a rien d'anormal; c'est une disproportion nécessaire. Ce n'est que dans le socialisme qu'un peuple philosophique peut trouver sa pratique adéquate; ce n'est donc que dans le prolétariat qu'il peut trouver l'élément actif de sa libération.

Mais, en ce moment, je n'ai pas le temps, ni l'envie d'expliquer au "Prussien" le rapport de la "société allemande" au bouleversement social et de dégager de ce rapport, d'une part la faible réaction de la bourgeoisie allemande contre le socialisme, et d'autre part les aptitudes excellentes du prolétariat allemand pour le socialisme. Les premiers éléments pour l'intelligence de ce phénomène, il les trouvera dans mon introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. (Annales franco-allemandes.)

L'intelligence des Allemands pauvres est donc en raison inverse de l'intelligence des pauvres allemands. Mais les publics, aboutissent, par cette activité formelle à un contenu renversé, tandis que, de son côté, le contenu renversé impose, de nouveau, à la forme le cachet de la trivialité. Aussi la tentative du "Prussien" -dans une occasion comme celle des événements de la Silésie- de procéder sous forme d'antithèses- l'a conduit à la plus grande antithèse avec la vérité. L'unique tâche d'un homme qui pense et aime la vérité consistait -en face de la première explosion du soulèvement ouvrier de Silésie- non à jouer au maître d'école mais plutôt à étudier le caractère qui lui est propre. Pour cela il faut avant tout une certaine perspicacité scientifique et un certain amour des hommes, tandis que pour l'autre opération une phraséologie tout prête, immergée dans un creux égoïsme, suffit amplement.

Pourquoi le "Prussien" juge-t-il avec tant de mépris les ouvriers allemands? Parce qu'à son avis "toute la question" -c'est-à-dire la question de la misère des ouvriers allemands- est "jusqu'à maintenant" délaissée "par l'âme politique qui pénètre tout". Il expose ensuite son amour platonique pour l'âme politique:

"Seront étouffées dans le sang et dans l'incompréhension toutes les émeutes qui éclateront dans l'isolement funeste des hommes de l'être collectif (13) et dans l'isolement de leurs idées vis-à-vis des principes sociaux. Mais, dès que la misère engendrera l'intelligence et que l'intelligence politique des Allemands aura découvert les racines de la misère sociale, alors, en Allemagne aussi ces événements seront ressentis comme les symptômes d'un grand bouleversement."

Que notre "Prussien" nous permette d'abord une remarque sur son style. Son antithèse est incomplète. Dans la première moitié il est dit: la misère engendre l'intelligence, et dans la seconde: l'intelligence politique découvre les racines de la misère sociale. La simple intelligence de la première moitié de l'antithèse devient, dans la seconde moitié, l'intelligence politique, comme la simple misère de la première moitié de l'antithèse devient, dans la seconde moitié, la misère sociale. Pourquoi notre orfèvre en style a-t-il ordonné si inégalement les deux moitiés de l'antithèse? Je ne crois pas qu'il s'en soit rendu compte. Je vais interpréter son instinct véritable. Si le "Prussien" avait écrit: "la misère sociale engendre l'intelligence politique, et l'intelligence politique découvre la racine de la misère sociale", le non-sens de cette antithèse n'aurait pu échapper à aucun lecteur impartial. Chacun se serait demandé d'abord pourquoi l'anonyme ne joint pas l'intelligence sociale à la misère et l'intelligence politique à la misère politique, comme le réclame la plus simple logique. Au fait, maintenant!

Il est tellement faux que la misère sociale engendre l'intelligence politique, que c'est tout au contraire le bien-être social qui produit l'intelligence politique. L'intelligence politique est une spiritualiste; elle est donnée à celui qui possède déjà, à celui qui est douillettement installé. Que notre "Prussien" écoute à ce sujet un économiste français, M. Michel Chevalier:

"En 1789, au moment où la bourgeoisie se souleva, il ne lui manquait, pour être libre, que de participer au gouvernement du pays. Pour elle, la libération consistait à retirer des mains des privilégiés qui possédaient le monopole de ces fonctions la direction des affaires publiques, les hautes fonctions civiles, militaires et religieuses. Riche et éclairée, capable de se suffire à elle-même et de se diriger toute seule, elle voulait se soustraire au régime du bon plaisir."
Nous avons déjà démontré au "Prussien" à quel point l'intelligence politique est incapable de découvrir la source de la misère sociale. Ajoutons encore un mot, au sujet de sa manière de voir. Le prolétariat, du moins au début du mouvement, gaspille d'autant plus ses forces dans des émeutes inintelligentes, inutiles et étouffées dans le sang, que l'intelligence politique du peuple est plus développée, plus générale. Parce qu'il pense dans la forme politique, il aperçoit la raison de tous les abus dans la volonté, tous les moyens d'y remédier dans la violence et le renversement d'une forme d'Etat déterminée. Exemple: les premières explosions du prolétariat français. Les ouvriers de Lyon croyaient ne poursuivre que des buts politiques, n'être que des soldats de la république, alors qu'ils étaient en réalité des soldats du socialisme. C'est ainsi que leur intelligence politique masquait la racine de la misère sociale, faussait chez eux la compréhension de leur véritable but; c'est ainsi que leur intelligence politique trompait leur instinct social.

Mais si le "Prussien" s'attend à ce que la misère engendre l'intelligence, pourquoi associe-t-il: "étouffement dans le sang" et "étouffements dans l'incompréhension" (14)? Si la misère en général est un moyen, la misère sanglante est un moyen très aigu d'engendrer l'intelligence. Le "Prussien" devait donc dire: l'étouffement dans le sang étouffera l'inintelligence et procurera à l'intelligence un souffle nécessaire.

Le "Prussien" prophétise l'étouffement des émeutes qui éclatent dans l'"isolement funeste des hommes de l'être collectif et dans la séparation de leurs idées vis-à-vis des principes sociaux".

Nous avons montré que, dans l'explosion de l'émeute silésienne, il n'y avait nullement séparation des idées et des principes sociaux. Nous n'avons donc plus à nous occuper que de l'"isolement funeste des hommes de l'être collectif". Par être collectif, il faut entendre ici l'être collectif politique, l'être de l'Etat (Staatswesen). C'est le vieux refrain de l'Allemagne non politique.

Mais toutes les émeutes, sans exception, n'éclatent-elles pas dans l'isolement funeste des hommes de l'être collectif? Toute émeute ne présuppose-t-elle pas nécessairement cet isolement. La Révolution de 1789 aurait-elle pu avoir lieu sans cet isolement funeste des bourgeois français de l'être collectif? Elle était précisément destinée à supprimer cet isolement.

Mais l'être collectif dont le travailleur est isolé est un être collectif d'une tout autre réalité, d'une tout autre ampleur que l'être politique. L'être collectif dont le sépare son propre travail, est la vie même, la vie physique et intellectuelle, les moeurs humaines, l'activité humaine, la jouissance humaine, l'être humain. L'être humain est le véritable être collectif des hommes (15). De même que l'isolement funeste de cet être est incomparablement plus universel, plus insupportable, plus terrible, plus rempli de contradictions que le fait d'être isolé de l'être collectif politique; de même la suppression de cet isolement -et même une réaction partielle, un soulèvement contre cet isolement- a une ampleur beaucoup plus infinie, comme l'homme est plus infini que le citoyen et la vie humaine que la vie politique. L'émeute industrielle si partielle soit-elle, renferme en elle une âme universelle. L'émeute politique si universelle soit-elle, dissimule sous sa forme colossale un esprit étroit.

Le "Prussien" termine dignement son article par cette phrase: "Une révolution sociale sans âme politique (c'est-à-dire sans compréhension organisatrice opérant au point de vue de la totalité) est impossible."

Nous l'avons vu: quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel, une révolution sociale se place au point de vue de la totalité, parce qu'elle est une protestation de l'homme contre la vie déshumanisée, parce qu'elle part du point de vue de chaque individu réel, parce que l'être collectif dont l'individu s'efforce de ne plus être isolé est le véritable être collectif de l'homme, l'être humain. Au contraire, l'âme politique d'une révolution consiste dans la tendance des classes sans influence politique de supprimer leur isolement vis-à-vis de l'être de l'Etat et du pouvoir. Leur point de vue est celui de l'Etat, d'une totalité abstraite qui n'existe que par la séparation de la vie réelle, qui serait impensable sans la contradiction organisée entre l'idée générale et l'existence individuelle de l'homme. Conformément à sa nature limitée et ambiguë, une révolution à âme politique organise donc une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société.

Nous allons dire au "Prussien" ce qu'est une "révolution sociale à âme politique"; nous lui révélerons le secret de son incapacité à s'élever avec ses beaux discours, au-dessus du point de vue politique borné.

Une révolution "sociale" à âme politique est: ou bien un non-sens complexe, si le "Prussien" comprend par révolution sociale une révolution "sociale" opposée à une révolution politique, et prête néanmoins à la révolution sociale une âme politique au lieu d'une âme sociale; ou bien une simple paraphrase de ce qu'on appelait d'ordinaire une "révolution politique" ou une "révolution tout court". Toute révolution dissout l'ancienne société: en ce sens, elle est sociale. Toute révolution renverse l'ancien pouvoir: en ce sens, elle est politique.

Que notre "Prussien" choisisse entre la paraphrase et le non-sens! Mais, autant une révolution sociale à âme politique est paraphrastique ou absurde, autant une révolution politique à âme sociale est quelque chose de rationnel. La révolution en général, -le renversement du pouvoir existant et la dissolution des anciens rapports- est un acte politique. Mais, sans révolution, le socialisme ne peut se réaliser. Il a besoin de cet acte politique, dans la mesure où il a besoin de destruction et de dissolution. Mais là où commence son activité organisatrice, et où émergent son but propre, son âme, le socialisme rejette son enveloppe politique (16).

Il nous a fallu tout ce long développement pour déchirer le tissu d'erreurs dissimulées dans une seule colonne de journal. Les lecteurs ne peuvent tous avoir la culture et le temps pour se rendre compte d'une telle charlatanerie littéraire. Le "Prussien" anonyme n'a-t-il donc pas l'obligation, vis-à-vis de son public de lecteurs, de commencer par renoncer à toute élucubration littéraire dans le domaine politique et social, comme aux déclamations sur la situation allemande, et de se mettre plutôt à l'étude consciencieuse de son propre état?

("Vorwärts!" No.64. 10 août 1844, Paris, le 31 juillet 1844)

Notes

1. Des raisons spéciales me font déclarer que l'article suivant est le premier que j'aie fait parvenir au Vorwärts! (note de Marx.)
2. "Un Prussien": Arnold Ruge qui écrivait sous ce pseudonyme dans "Vorwärts!"
"Vorwärts!" ("En Avant!"). Journal allemand, paraissant deux fois par semaine à Paris de janvier à décembre 1844. De tendance communiste. Critiquait en particulier la situation en Prusse. Ce qui valut à Marx, Engels et d'autres rédacteurs de se faire expulser de France en janvier 1845 par le ministère Guizot. (Note d'Invariance)
3. Insurrection des tisserands silésiens, 4-6 juin 1844. Premier gros affrontement entre prolétariat et bourgeoisie en Allemagne. (Note d'Invariance)
4. Organe des démocrates républicains petits-bourgeois français (1843-1850). (Note d'Invariance)
5. On remarquera le non-sens stylistique et grammatical "Le Roi de Prusse et la société n'est pas encore arrivée au pressentiment de sa -à qui se rapporte le "sa"... (en allemand 'ihrer' signifie à la fois 'sa' et 'leur'; ndr)- réforme..." (Note de Marx).
6. Whig = libéral. Tory = conservateur.
7. Marx avait déjà lu les économistes anglais et fait la critique de la philosophie de Hegel. Dans l'Economie Politique anglaise, il trouva le meilleur instrument pour analyser l'anatomie de la société bourgeoise, de la même manière que l'avait été la Philosophie dans les formations sociales antérieures. (Rappelons le caractère encore encyclopédiste des oeuvres de A.Smith et D.Ricardo qui embrassent l'étude de la totalité du progrès social).
Le Capital (Critique de l'Economie Politique) supposera la continuité de cette analyse de la totalité (par la suite, l'économie se convertit en une Science Positive de techniques partielles) mais, en provoquant des insomnies et en "remettant sur leurs pieds" tous les concepts de l'école classique, il convertira l'Economie Politique, d'arme de la bourgeoisie pour justifier et expliquer son monde en arme du prolétariat pour subvertir le monde. (Note de Etcetera)
8. Il est inutile, pour notre propos, de remonter jusqu'au statut des ouvriers sous Edouard III. (Note de Marx)
9. Eugène Buret (Note des Werke, p.397, tome I.).
10. En français dans le texte.
11. Il faut savoir qu'en allemand "civil" et "bourgeois" se disent de la même manière. C'est la raison pour laquelle il y a des résultats tellement différents entre les traductions puisque celles-ci reflètent l'adoption de l'une ou l'autre version. Cf. dans les "Eclaircissements finaux", ce même passage nanti d'une autre traduction.
12. W.Weitling, un des nombreux émigrants allemands, séjourna en exil entre Paris et la Suisse. Autodidacte et artisan tailleur, il fréquenta les cercles ouvriers et fonda "La Ligue des Justes" avec laquelle Marx prendra contact et où il aura l'occasion de prendre connaissance de ses écrit. Déjà en 1838, il peint un modèle d'Etat égalitaire de claire inspiration Saint-simonienne et fouriériste. Il y proclame l'abolition de l'héritage et de la propriété privée et il imagine un monde où travail et divertissement se confondent. La vocation de révolution sociale à laquelle Marx fait allusion se retrouve dans cette citation de Weitling: "Les noms de République et de Constitution, pour beaux qu'ils soient, ne peuvent suffire au pauvre peuple qui n'a rien dans l'estomac ni dans le corps et qui ne cesse de souffrir. C'est pourquoi la prochaine révolution, pour son plus grand bien-être, devra être sociale". (Note de Etcetera)
13. "Staatwesen" est le terme allemand qu'utilise Ruge pour désigner l'être collectif. Pour lui, l'infériorité des tisserands silésiens vient du fait qu'ils sont séparés de l'être collectif de l'Etat (traduction de "Staatwesen"), du fait de ne pas être politiques. En retour, pour Marx, c'est ce qui fait leur supériorité: se séparer de l'être collectif de l'Etat pour supprimer toute séparation d'avec l'être collectif humain, d'avec la "Gemeinwesen". (Note de Etcetera)
14. Intelligence = Verstand. Incompréhension = Un-verstand (Un- = négation). D'où, littéralement: "étouffement dans l'intelligence". (Note d'Invariance)
15. Marx oppose "Gemeinwesen" à "Staatwesen"; cf. à ce sujet les "Déclarations finales à propos de la traduction" qui suivent le texte de Marx.
16. Cf. les "Thèses d'orientation Programmatique" du GCI, No.44, 45, 46 et 50.



3. Déclarations finales à propos de la traduction

Etant données les difficultés que représentent la traduction d'un texte de Marx, nous reproduisons dans sa totalité une note finale d'Invariance et nous y ajoutons d'autres déclarations.

Note d'Invariance

"Cependant si l'aspect antidémocratique de ces textes a été souvent mis en évidence, la question essentielle, celle de la Gemeinwesen (communauté) n'a jamais été soulevée. Or justement (dans ces textes, "Pour la question juive" et "Gloses critiques marginales à l'article: 'le roi de Prusse et la Réforme Sociale'"), Marx aborde cette question en montrant que l'éloignement de l'homme de sa Gemeinwesen rend inévitable la révolution -laquelle n'est possible, comme cela sera précisé ultérieurement, qu'à la suite d'une crise économique qui affaiblit la puissance de répression de la classe dominante et fournit l'énergie nécessaire à la classe opprimée pour tenter l'assaut insurrectionnel. On y trouve de plus l'affirmation que seul l'être humain est la véritable Gemeinwesen (communauté) de l'homme. Or, qui dans cette société peut représenter cette Gemeinwesen? quelle est la classe qui dans cette société se soulève à un titre humain? Le prolétariat. Cette réponse donnée dans "Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel" montre à quel point il y a unité profonde entre tous ces textes. Il y a une unité parce que la question de la communauté est la question centrale du mouvement prolétarien. De façon synthétique, elle se présente comme suit: ... Ce dernier mot (Gemeinwesen) indique le mieux l'idée que dans le communisme, il y a une communauté mais que celle-ci est un être commun, collectif, dans son devenir, (dans son mouvement - ndr)... parce que le terme "communauté" nous semble trop statique, indiquant un résultat donné et non le devenir et parce que l'être n'y apparaît pas."

- Invariance, No.2, p.231 -

Note de Etcétera

Marx oppose "Gemeinwesen" à "Statwesen" et affirme ici que l'être humain est la véritable "Gemeinwesen" de l'homme. "Gemeinwesen" est l'expression allemande du concept de communisme qu'Engels utilisera plus tard pour désigner la Commune de 1871. Le séparation de l'homme de sa véritable "Gemeinwesen", l'être humain, exprime sa misère infinie. Le mouvement communiste détruit cette séparation.

Tout au long de son oeuvre, Marx enrichira cette conception. Déjà dans l'"Introduction à la Critique de la Philosophie de Droit de Hegel" (1843), il soutient que le véritable dépassement de l'Etat ne peut pas s'opérer plus que dans la communauté (Gemeinwesen).

Dans La Question Juive (1884), un feuillet de trente pages inspiré par la lecture d'un texte de Bruno Bauer au sujet de l'émancipation politique des juifs allemands (texte qui ne propose qu'une réforme de l'Etat prussien), Marx affirme que l'émancipation politique ne met nullement fin à l'aliénation, mais qu'au contraire, elle réduit l'homme d'une part à un individu égoïste, et d'autre part, à un citoyen abstrait. Le prolétariat, artisan de l'émancipation humaine, fera disparaître le citoyen abstrait au profit de l'individu dans sa vie empirique et sociale:

"C'est seulement lorsque l'homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu'il sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels; lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses propres forces comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l'aspect de la force politique; c'est alors seulement que l'émancipation humaine sera accomplie."
Dans les Manuscrits économico-philosophiques (1844), il affirme que la communauté (Gemeinwesen) ne peut être opposée à l'être individuel:
"Il faut surtout éviter de fixer de nouveau la 'société' comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'être social. La manifestation de sa vie -même si elle n'apparait pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux- est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l'homme ne sont pas distinctes, malgré que -et ceci nécessairement- le mode d'existence de la vie individuelle soit un mode plus particulier ou plus général de la vie générique ou que la vie du genre soit une vie individuelle plus particulière ou plus générale".
Dans ses annotations au livre de James Mill (Notes aux Eléments d'Economie Politique de James Mill, 1844), lorsque Marx décrit les relations libérées du système salarié et donc du Capital, il développe plus amplement sa conception de "Gemeinwesen":
"Supposons maintenant que nous produisions en tant qu'être humain. Chacun de nous s'affirme alors doublement dans sa production: pour lui-même et pour les autres. 1) dans ma production, je réaliserai mon individualité, ma spécificité; par conséquent, dans l'activité, j'expérimenterai la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie et, dans la contemplation de l'objet, j'aurai la satisfaction individuelle d'avoir la confiance de ma personnalité dans le pouvoir de l'objet concrètement tangible et, sans que nul doute soit permis, de mon activité. 2) Dans ta jouissance de mon produit, j'aurai la satisfaction immédiate et la conscience d'avoir satisfait, par mon travail, une nécessité humaine, d'avoir réalisé la nature humaine et donc d'avoir donné à la nécessité d'un autre homme l'objet correspondant à sa nature. 3) j'aurai conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu par toi même comme un complément à ta propre nature humaine et comme une partie nécessaire à toi même, en d'autres mots, je me saurai confirmé dans ta pensée et dans ton amour. 4) Dans mon activité vitale personnelle, j'aurai réalisé et affirmé directement ma véritable nature, mon être social, la collectivité, la 'Gemeinwesen'".
La Commune de Paris est pour Marx une révolution contre l'Etat qui réalisa une tentative de "Gemeinwesen" -être humain collectif-:
"La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque de pouvoir d'Etat, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Elle fut une révolution contre l'Etat en tant que tel, contre cet avorton monstrueux de la société: elle fut la résurrection de l'authentique vie sociale du peuple, réalisée par le peuple" (Premier essai de rédaction de La Guerre Civile en France).

- Etcétera -

oOo

Nous présentons pour finir un extrait des "Gloses critiques Marginales..." tiré des OME (Obras completas de Marx y Engels) qui proposent une solution différente de celle de Etcétera dans la traduction des oeuvres de Marx. Au lieu du mot "civil", on trouve le mot "bourgeois" et les termes allemands "bürgerliche Gesellschaft" sont traduits non pas par "société civile" comme chez Etcetera, mais par "société bourgeoise":
"Plus encore, face aux conséquences qui naissent de la nature anti-sociale de cette vie bourgeoise, de cette propriété privée, de ce commerce, de cette industrie, de ce pillage mutuel des différents secteurs bourgeois, l'impuissance est la loi naturelle de l'administration. Et ce déchirement, cette bassesse, cet esclavage de la société bourgeoise est le fondement naturel sur lequel se base l'Etat moderne; de même que la société bourgeoise de l'esclavagisme fut le fondement naturel sur lequel s'appuya l'Etat antique. L'existence de l'Etat et de l'esclavage sont inséparables..."

- OME -



CONTRE L'ETAT

L'Etat, la politique, la démocratie... tels que le défend la social-démocratie

* * *

"Le 24 février 1848 se leva l'aube d'une nouvelle période historique. Qui dit suffrage universel lance un cri de conciliation."

F.Lassalle "Programme ouvrier" (1)

Le programme de la révolution est invariant. Le programme de la contre-révolution également. Autant le prolétariat révolutionnaire se définit historiquement par son opposition ouverte, déclarée et consciente à l'Etat et à la politique, autant le programme de la contre-révolution manifeste la défense intransigeante de l'Etat et de la politique. Son but est de canaliser tout antagonisme social vers une incorporation démocratique à l'Etat, à la politique, vers une utilisation de l'Etat comme s'il s'agissait d'un simple instrument "bon à tout faire" y compris à "instaurer le socialisme".

Dans cet article, nous présentons des extraits caractéristiques du réformisme et du centrisme international dans lesquels s'expriment les positions que nous combattons sur l'Etat et la politique. Nous ne ferons que quelques brefs commentaires tant nous estimons que les citations choisies parlent d'elles-mêmes.

Nous avons choisi les extraits publiés ci-dessous parmi les écrits de deux des représentants les plus célèbres et les plus classiques du réformisme et du centrisme international de la période précédant la vague de guerre et de révolution qui s'étend de 1914 à 1923: nous voulons parler de Bernstein et Kautsky.

Toute ressemblance avec des personnages existants aujourd'hui n'est en rien fortuite et si le lecteur reconnait dans ces écrits l'un ou l'autre personnage réformiste auquel il s'affronte actuellement, ce n'est pas par hasard. L'opportunisme, le révisionnisme ainsi que le centrisme sont toujours d'actualité et nous sommes ici face aux pères spirituels de tous les social-démocrates (2) (qu'ils s'auto-proclament tel quel ou non).

Chaque fois que c'était possible, nous avons présenté les textes de chaque auteur, dans l'ordre chronologique. Par ailleurs, sauf avis contraire, les passages soulignés et en gras sont le fait de la rédaction de "Communisme".

Le réformisme classique: Edouard Bernstein

Bernstein est à coup sûr le représentant le plus classique du réformisme, du révisionnisme et de l'opportunisme. En tant que tel, il fait systématiquement l'apologie du progrès, de la démocratie, du développement du capitalisme et de son Etat, en les présentant comme autant de pas "naturels" vers le socialisme:
"La démocratie moderne, inscrite dans la classe ouvrière, acquiert, comme nous l'avons vu, une influence croissante directe et indirecte sur l'Etat et la communauté. Plus cette influence est forte, plus se transforme, dans le sens de la démocratie, les principes de gestion d'entreprise. Les intérêts de la minorité privilégiée se subordonnent toujours plus à l'intérêt commun... Prétendre caractériser ce développement sans équivoque par des termes tels "capitalisme d'Etat" ou "capitalisme communal", c'est forcément se fermer à toute compréhension de son importance historique. De fait, un tel développement a une orientation décisivement anti-capitaliste, contre l'appropriation des moyens et des excédents de production par les capitalistes; appropriation qui est l'aspect caractéristique et essentiel du système économique capitaliste... Et, ce qui est tout aussi néfaste, on fait abstraction du fait qu'il y a des Etats très différents les uns des autres: on compare l'entreprise d'Etat de pays dans lesquels l'Etat est un organe qui se trouve au-dessus de la société et s'y oppose de façon quasi indépendante, à l'entreprise d'Etat de pays où l'Etat est subordonné à la société et où cette dernière est démocratisée à un haut niveau."

Bernstein
"Observations générales sur l'utopisme et l'éclectisme" (1896)
(les gras sont de Bernstein)

L'économie bourgeoisie naturalise idéologiquement les catégories sociales et historiques de l'économie. De la même façon, le révisionnisme naturalise toutes les catégories sociales et historiques de la politique, y compris l'Etat. C'est effectivement le meilleur moyen pour présenter cette catégorie comme éternelle:
"De la même manière que dans le monde animal, l'évolution qui entraîne la différenciation des fonctions provoque inévitablement le développement du squelette, dans la vie sociale, avec la différenciation des économies, la formation d'un corps administratif qui représente l'intérêt social en tant que tel devient indispensable. A ce jour, et encore actuellement, ce corps est l'Etat."

Bernstein
"La signification politique et sociale de l'espace et du nombre" (1896-97)

Le réformisme classique se caractérise par la clarté avec laquelle il défend le "socialisme" qu'il identifie à un ensemble de modifications modérées et démocratiques du capitalisme:
"Si par réalisation du socialisme on entend l'organisation d'une société régulée de façon strictement communiste dans tous les domaines, alors je ne vois aucun inconvénient à reconnaître que, selon moi, cette société est bien lointaine. Par contre, je suis fermement convaincu que notre génération vivra beaucoup de succès socialistes, si pas reconnus, en tout cas dans les faits. L'accroissement continuel du cercle des devoirs sociaux, c'est-à-dire, des droits et devoirs des individus face à la société, et des obligations de la société face aux individus, l'élargissement du droit de contrôle de la société sur la vie économique -organisé au niveau de la nation ou de l'Etat-, le développement de l'autonomie administrative démocratique des communes, districts et provinces et l'élargissement des fonctions de ces associations, tout ceci signifie pour moi le développement vers le socialisme ou, si vous préférez, la réalisation du socialisme. Naturellement, ce développement s'accompagnera du passage de la gestion privée à la gestion publique des exploitations économiques, mais ce passage ne se vérifiera que très lentement. Et de sérieuses raisons de convenance imposent la modération dans ce sens... Dans une bonne loi manufacturière il peut y avoir plus de socialisme que dans l'étatisation de tout un groupe d'usines. Je reconnais ouvertement que pour moi ce qu'on entend communément par "le but du socialisme" a très peu de sens et d'intérêt. Quoi qu'il en soit, pour moi ce but ne signifie rien, par contre le mouvement est tout. Et par là, j'entend tout autant le mouvement général de la société c'est-à-dire le progrès social, que l'agitation politique et économique et l'organisation qui conduit à ce progrès."

Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1889)

Et voici pour suivre, une excellente synthèse du programme historique de la social-démocratie en ce qui concerne l'Etat (synthèse qui, soit dit en passant, met en évidence l'unité programmatique existant entre la défense du capitalisme, la démocratie, le nationalisme, le racisme et l'impérialisme):
"Ce qu'elle (la social-démocratie) doit faire, et qui est une tâche à long terme, c'est organiser politiquement la classe ouvrière et la former à la démocratie et à la lutte dans l'Etat, et ce, par toutes les réformes permettant d'élever la classe ouvrière et de transformer l'Etat dans le sens de la démocratie. En ce qui concerne la question de la politique coloniale et la conquête de nouveau marché, pour respecter ses propres principes, la social-démocratie devra s'opposer à tout chauvinisme colonial, à tout chauvinisme en général, sans tomber pour autant dans l'extrême opposé de proscrire sans distinction toute réclamation et exaltation des droits nationaux, toute conscience nationale, en la taxant de chauviniste. Elle luttera contre la violation et le pillage des peuples sauvages ou barbares, mais jugera inopportun toute opposition concernant leur incorporation à la sphère des institutions civilisatrices et se désistera de toute lutte systématique contre l'accroissement des marchés. L'accroissement des marchés et des relations commerciales internationales fut un des plus puissants leviers du développement social; il favorisa extraordinairement le développement des rapports de production et fut reconnu comme facteur de l'augmentation de la richesse des nations. Les ouvriers aussi s'intéressèrent à cette augmentation à partir du moment où les droits de coalition, les lois effectives de protection et le droit politique de suffrage les mirent en conditions de s'assurer une participation croissante à celle-ci. Plus la société est riche, plus faciles et sûres sont les réalisations socialistes. Si on tient compte de ce qui vient d'être dit, la position des socialistes des différents pays sur la question coloniale devra être très différente: elle dépend des institutions et des conditions du pays qui voudrait mener à bien une politique similaire, et elle dépend de la nature des colonies projetées et de la manière dont le pays en question colonise et administre ses colonies."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" - (1899)

Difficile d'être plus explicite, du point de vue "socialiste", quant à la défense raciste et impérialiste des intérêts de sa propre bourgeoisie et quant aux appels au prolétariat (au nom de ses propres intérêts!) pour qu'il participe à la guerre capitaliste qui se prépare, et dont la concrétisation portera le nom de "Première Guerre Mondiale".

oOo

Marx et Engels décidèrent de taire leurs virulentes critiques à la politique contre-révolutionnaire de la social-démocratie (ils ne firent leurs critiques qu'en privé) et refusèrent d'autre part de rompre publiquement, malgré leurs menaces, avec cette organisation. Cette attitude néfaste augmentée de la soumission presque totale d'Engels à la pratique et la théorie de la social-démocratie après la mort de Marx seront utilisés à fond par nos ennemis:
"Il est fort probable que des considérations de ce type aient été présentes à l'esprit d'Engels lorsque, dans la préface à 'Les luttes de classes', il exposa avec une résolution jamais vue auparavant, les avantages du suffrage universel et de l'activité parlementaire, comme instruments d'émancipation pour les travailleurs, et quand il abandonna définitivement l'idée de la conquête du pouvoir politique par des coups d'état révolutionnaires."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

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La défense de la démocratie comme synonyme de progression vers le socialisme est la déterminante fondamentale de cette politique du capital à l'adresse des ouvriers, que représente la théorie social-démocrate:
"La démocratie est en même temps un moyen et une fin, c'est le moyen de lutte pour le socialisme et la forme de la réalisation du socialisme... Le principe de la démocratie est la suppression de la domination de classe."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

Voici ce que nos ennemis répondent à la propagande révolutionnaire qui dénonce les élections:
"Dans la démocratie, le droit de vote fait virtuellement de son titulaire un participant aux affaires publiques, et cette participation virtuelle doit se traduire à la longue par une participation effective. Pour une classe ouvrière non développée numériquement et intellectuellement, le droit de vote peut apparaître pendant longtemps comme le droit de choisir son propre 'bourreau', mais à mesure que cette classe croit numériquement et intellectuellement, le droit de vote se convertit en instrument pour la transformation réelle des représentants du peuple, de patrons en serviteurs du peuple."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

La social-démocratie, quoiqu'en dise les centristes (3), n'a jamais conçu d'autre moyen de "transformation sociale" que le suffrage universel:
"La social-démocratie n'a pas de meilleur instrument pour appuyer ce processus que de se situer sans réticences, même du point de vue de la doctrine, sur le terrain du suffrage universel et de la démocratie. Pratiquement, c'est-à-dire, dans ses actes, la social-démocratie l'a toujours fait; malgré le fait que bien des fois par le passé ses représentants littéraires ne l'aient pas revendiqué comme tel et malgré qu'aujourd'hui encore ils le taisent dans les déclarations."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

Ce qui dérange le plus chez Bernstein c'est la confession de ce type de vérité et ses appels à l'abandon des déclarations et des formules que la social-démocratie maintient, tels par exemple, les appels à la révolution ou à la dictature du prolétariat, qui pour Bernstein sont un "compromis du passé". En même temps, la défense du suffrage universel comme moyen de transformation sociale conduit nécessairement à nier la nécessité de la dictature du prolétariat:
"Les expressions formulées dans une période où en Europe dominait sans concurrence le privilège de la propriété -et qui pour cette raison étaient explicables et dans une certaine mesure, justifiables, mais qui aujourd'hui ne signifient plus qu'une concession- sont traitées avec une crainte révérencieuse comme si la progression du mouvement dépendait d'elles et non de la conscience vive de ce qui peut se faire et est urgent de faire. Est-ce que cela a un sens de s'accrocher à l'expression de la dictature du prolétariat dans une période où, de toutes parts, les représentants de la social-démocratie se situent pratiquement sur le terrain de l'action parlementaire, de la représentation proportionnelle et de la législation publique -toutes choses qui s'opposent à la dictature? Aujourd'hui, cette expression a survécu à elle-même de manière telle que l'unique possibilité de la concilier avec la réalité consiste à dépouiller le terme 'dictature' de son sens effectif et à lui attribuer un contenu plus modéré. Toute l'activité pratique de la social-démocratie s'achemine vers la création de situations et de conditions rendant possible et garantissant le passage sans rupture violente de l'ordre social moderne à un ordre supérieur."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

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Bernstein se verra accusé d'avoir révélé un secret de parti, d'avoir ouvertement affirmé ce qu'était la social-démocratie dans la réalité: un parti de réformes. Mais, il persistera et réitérera ses affirmations.
"Bebel dans son discours sur les attentats rejeta vigoureusement l'insinuation alléguant que la social-démocratie puisse patronner une violence politique, et tous les journaux du parti accueillirent chaleureusement ces déclarations, sans qu'elles suscitent la moindre protestation. Kautsky dans 'La question agraire' développe une série de principes de politique agraire de la social-démocratie qui, du début à la fin, sont des principes de réformes démocratiques, et le programme communal approuvé à Brandebourg est un programme de réformes démocratiques. Au Reichstag, le parti sollicite l'introduction obligatoire et l'augmentation des pouvoirs des commissions d'arbitrage industrielles qui sont des organes de promotion de la paix industrielle. Tous les discours ont un air de réforme. A Stuttgart même, où selon Clara Zetkin on a donné le coup de grâce à la 'bernsteiniade', un accord électoral a été signé avec la démocratie bourgeoise pour les élections du conseil communal, immédiatement après le congrès des social-démocrates, et l'exemple fut suivi dans d'autres villes du Württemberg. Dans le mouvement syndical, un syndicat après l'autre introduit l'aide aux sans-emplois -ce qui signifie pratiquement l'abandon du caractère de simple coalition- et ils se déclarent tous en faveur de l'institution de bureaux de placement paritaires composés d'entrepreneurs et de travailleurs. Dans le même temps, dans certains grands centres du parti, comme Hambourg et Elberfeld, socialistes et syndicalistes s'apprêtent à fonder des coopératives de consommation. Partout on lutte pour les réformes, pour le progrès social, pour la conquête de la démocratie; partout on étudie les particularités des problèmes quotidiens et on cherche les leviers et points d'appui pour impulser le développement de la société dans le sens du socialisme. C'est exactement ce que j'écrivais il y a un an, et je ne vois aucune raison qui puisse m'obliger à changer un seul mot."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

Au nom de cette vérité qu'est l'opposition de la social-démocratie à la révolution, Bernstein n'hésitera pas à terroriser ses camarades de parti en brandissant le spectre qu'ils redoutent le plus: la catastrophe du capitalisme et la solution révolutionnaire.
"Un développement de ce type ne peut ni intéresser la classe ouvrière ni paraître souhaitable aux adversaires de la social-démocratie. Ces derniers sont d'ailleurs déjà convaincus que l'ordre social actuel n'est pas éternel, qu'il est sujet aux lois du changement et qu'une évolution catastrophique, avec toutes les destructions effrayantes que cela entraîne, ne pourra être évitée que si on tient compte du changement des rapports de production et d'échange et de l'évolution des classes, y compris en termes de droits politiques. Le nombre de ceux qui se rendent compte de cela est toujours plus grand. Son influence serait plus grande encore si la social-démocratie avait le courage de s'émanciper d'une phraséologie obsolète et le désir de se présenter pour ce qu'elle est réellement aujourd'hui: un parti démocratique de réformes sociales."

Edouard Bernstein
"Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie" (1899)

Le centrisme: les positions invariantes de Karl Kautsky

La gauche de la social-démocratie sera nettement moins sincère que Bernstein. Les centristes enfouiront le réformisme sous une phraséologie radicale, en parlant de "révolution politique et sociale", mais ils maintiendront néanmoins l'essentiel de la social-démocratie: la défense de l'Etat bourgeois.

Le réformisme à la manière de Bernstein sera critiqué parce qu'il risquait de pousser les franges radicales du prolétariat à rompre avec la social-démocratie, lui ôtant ainsi sa fonction première qui est de les contrôler.

C'est pour ces mêmes raisons donc que, quand Kautsky défend l'Etat, la politique, la domination bourgeoise (c'est-à-dire la démocratie), il le fait toujours de façon indirecte et la plupart du temps sous un prétexte ou à l'aide d'une phraséologie "révolutionnaire".

En lisant les extraits qui suivent, il importe de garder en mémoire que Kautsky passait pour le meilleur disciple de Marx, pour le véritable défenseur du marxisme orthodoxe face au révisionnisme. Il faut aussi tenir compte du fait que dans certains pays et pour certaines langues, Marx n'était connu qu'au travers de Kautsky (en Espagne, par exemple). On comprendra alors pourquoi, découvrant ce qu'était "le marxisme" (bien que Marx ne se soit jamais déclaré "marxiste"), de nombreux révolutionnaires et communistes se proclamèrent "anarchistes", "socialistes révolutionnaires", "marxistes révolutionnaires", "communistes anarchistes",... pour se différencier de ces "marxistes" là.

Voyons d'abord comment, très tôt, Kautsky se révèla partisan de la pérennité des parlements:

"La législation directe par le peuple ne peut... rendre le parlement superflu... Il est absolument impossible que cette législation directe décide de la législation d'un Etat... Aussi longtemps que subsisteront les grands Etats modernes, la majeure partie de l'autorité incombera aux parlements."

Kautsky
Programme de Erfurt (1891)

Dans le même temps, on peut voir la façon dont la confusion entre Etat et pays, permanente dans l'opinion publique, est sciemment introduite dans "le socialisme". Il s'agit, de manière à peine déguisée, de nier le caractère de classe de l'Etat et de présenter ce dernier comme un synonyme de "la nation".

Ce sera une constante chez Kautsky: rendre neutre dans une phrase ce qui en réalité relève de la bourgeoisie, présenter les organes de concentration du pouvoir du capital comme des structures neutres, utilisables par tous. C'est une question centrale pour la démocratie.

"... l'idée que le parlementarisme était, avant tout, une représentation de la bourgeoisie,... était, d'une certaine façon, justifiable... du moins... du temps où Rittinghaussen conçu son projet de législation directe. De nos jours, ce n'est plus le cas. En effet, entre ce moment-là et aujourd'hui s'étend une période de forte poussée prolétarienne. Il faudrait être aveugle pour soutenir que le système représentatif assure, même sous le règne du suffrage universel, la domination de la bourgeoisie, et que, pour la renverser, il faudrait donc rompre avec ce système. Il est clair aujourd'hui qu'un régime réellement parlementaire peut être un instrument de la dictature du prolétariat comme il le fut pour la dictature de la bourgeoisie."

Kautsky
"Parlementarisme et socialisme" (1893)

Si à ce moment Kautsky ne renonce pas ouvertement aux termes "dictature du prolétariat" (4), il essaye clairement d'en liquider le contenu révolutionnaire en l'assimilant à la démocratie bourgeoise, voire à la forme républicaine de celle-ci:
"... la dictature du prolétariat est l'utilisation du pouvoir de classe du prolétariat dans le contexte des libertés démocratiques... pour transformer les rapports sociaux et réprimer, avec la force et l'autorité émanant du consensus de la majorité, l'action des contre-révolutionnaires."

Kautsky
"Edouard Bernstein et la social-démocratie allemande" (1899)

Kautsky s'oppose à "l'économicisme" des réformistes classiques, et se pose en défenseur des droits politiques, de la "politisation" de la lutte pour la conquête de la démocratie, jusqu'à la conquête du pouvoir dans l'Etat bourgeois. Ainsi, contre Woltmann (partisan déclaré de Bernstein), il défendra coûte que coûte le programme de Erfurt et l'interprétation politiciste de la vieille phrase qui dit que toute lutte de classe est une lutte politique. Le programme de Erfurt dit ceci:
"La lutte de classe contre l'exploitation capitaliste est nécessairement une lutte politique. La classe ouvrière ne peut mener le combat économique ni développer son organisation économique sans droits politiques."
Et Kautsky, ironisant contre Woltmann, de défendre ouvertement cette perspective:
"Nous reconnaissons qu'il est très innocent de réclamer les droits politiques à l'Etat; mais, malheureusement, Woltmann oublie de nous dire à qui nous pourrions les réclamer si ce n'est pas à l'Etat et à ses organismes, le Gouvernement et le Parlement. L'an passé, nos amis de Belgique furent une fois de plus suffisamment candides pour demander le suffrage universel au Parlement et au Gouvernement, et non à une coopérative de consommation."

Kautsky
"Edouard Bernstein et la social-démocratie allemande" (1899)

On oppose ainsi, au réformisme économiciste, le réformisme politiciste. Si pour les réformistes classiques il faut mettre toutes les forces ouvrières au service du progrès économique, pour le réformiste politiciste, ces forces doivent être mises au service des droits politiques jusqu'à la conquête de l'Etat:
"Voici les forces que la classe ouvrière a utilisées, celles qu'elle utilise et utilisera toujours pour conquérir les droits politiques. C'est tout-à-fait naturel qu'elle utilise les droits politiques pour développer des organisations économiques et augmenter ainsi toujours plus son pouvoir. Personne ne nie qu'un prolétariat fortement organisé dans des syndicats, disposant de riches coopératives de consommation, de nombreuses imprimeries, de journaux à gros tirage, obtienne des résultats très différents aux élections et au Parlement que ceux qu'obtiendrait un prolétariat qui manquerait de toutes ces armes de combat. Mais la puissance économique fondamentale du prolétariat est la puissance créée spontanément par l'évolution économique. Et la forme la plus élevée de la lutte de classe, celle qui donne son caractère à toutes les autres, ce n'est pas la lutte entre organisations économiques isolées, mais la lutte soutenue par la collectivité du prolétariat pour la conquête de la plus puissante des organisations sociales: l'Etat; c'est la lutte politique. C'est elle qui est décisive."

Kautsky
"Edouard Bernstein et la social-démocratie allemande" (1899)

Jamais, au grand jamais il n'est question de détruire l'Etat (ces "marxistes" crieraient à "l'anarchisme"), mais bien de prendre les rênes, de s'emparer du gouvernail, de conquérir le pouvoir de l'Etat, et même lorsqu'il est question de "la prise du pouvoir de l'Etat" par les "socialistes", l'essence de l'Etat demeure inchangée. La neutralité de l'Etat est la clé de toute cette conception:
"Nous n'avons, il est vrai, aucune garantie de ce que le Parti Socialiste se maintienne au pouvoir, si demain on l'obtenait grâce à un ouragan politique soudain. Sans doute que tôt ou tard, les rênes de l'Etat nous échapperaient ou nous seraient arrachées, des mains comme ce fut le cas pour les classes démocratiques lors de la Révolution Anglaise du XVIIème siècle et lors de la Révolution Française. Mais, quelle solution préventive y a-t-il contre la victoire prématurée? Il n'y en a qu'une: la dissolution du Parti Socialiste. Un parti, s'il existe, doit lutter; et lutter signifie combattre pour la victoire. Et celui qui combat pour la victoire doit toujours compter avec la possibilité d'être vainqueur. Si nous voulons être sûrs que le pouvoir ne nous échappera pas pour cause de victoire prématurée, il ne reste qu'une chose à faire: aller dormir."

Kautsky
"Edouard Bernstein et la social-démocratie allemande" (1899)

Mais, à cette époque de paix sociale, le centrisme n'a pas besoin de s'insurger contre le réformisme classique. C'est pourquoi, les mentions de "prise du pouvoir politique" ou de "révolution sociale" seront accompagnées chez Kautsky par des expression destinées à tranquilliser la police (et toute la bourgeoisie) sur le caractère de la social-démocratie, réitérant ainsi les vieilles garanties que d'autres social-pacifistes avaient déjà données:
"Il n'est pas question ici, naturellement, de révolution dans le sens que la police donne à ce terme, c'est à dire un soulèvement armé. Un parti politique serait insensé s'il se déclarait par principe pour l'émeute, alors qu'il y a à sa disposition d'autres moyens plus sûrs et moins terribles. Dans ce sens, le Parti Socialiste, n'a jamais été, par principe, révolutionnaire. Il est révolutionnaire uniquement au sens où il est conscient qu'il ne pourra utiliser le pouvoir politique, le jour où il l'obtient, que pour détruire la forme de production sur laquelle repose aujourd'hui l'ordre social. J'ai honte de devoir répéter ces lieux communs, mais je me vois obliger de le faire lorsque Bernstein étourdit les oreilles avec sa polémique contre notre tactique, qui, selon lui, est basée sur l'éventualité de catastrophes."

Kautsky
"Edouard Bernstein et la social-démocratie allemande" - 1899

Mais même lorsque face à la proximité d'une vague révolutionnaire le centrisme se fait plus radical, il défend toujours l'Etat comme si ce dernier était un instrument, un appareil neutre, qui, une fois conquis, pourrait être utiliser par le prolétariat:
"... L'Etat est un instrument, il est l'instrument le plus formidable de domination classiste, et la révolution sociale vers laquelle tendent tous les efforts du prolétariat ne pourra s'accomplir tant qu'il n'aura pas conquis le pouvoir politique... Il incombe au parti socialiste d'assortir toutes les différentes modalités d'action,... conscient du dessein qu'il cherche à atteindre et qui culminera dans les grandes luttes finales par la conquête du pouvoir politique. Telle est la conception exposée dans le Manifeste du Parti Communiste et reconnue aujourd'hui par les socialistes de tous les pays. C'est sur elle que repose le socialisme international de notre époque."

Kautsky
"Le chemin du pouvoir" (1909)

"Mais, que le prolétariat résiste au maximum à toute tentative de bâillonnement ne suffira pas. Sa situation sera chaque fois plus intolérable s'il ne parvient pas à imposer une transformation des institutions qui lui permette de mettre constamment l'appareil politique au service de ses intérêts de classe."

Kautsky
"Le chemin du pouvoir" - 1909

La révolution politique elle même, dont Kautsky se dit partisan, est définie comme "un énergique déplacement des forces dans l'Etat" (Kautsky "Le chemin du pouvoir" - 1909), et le prolétariat est considéré, non comme une classe antagonique, mais comme interne à l'Etat et à ses appareils:
"Le prolétariat devient la classe la plus nombreuse dans l'Etat et dans l'armée, sur laquelle repose le pouvoir de l'Etat."

Kautsky
"Le chemin du Pouvoir" (1909)

La préoccupation principale reste la canalisation de la force révolutionnaire vers l'intérieur de l'Etat:
"Pour cela, les forces du prolétariat devront augmenter considérablement dans le feu de la lutte; le prolétariat ne pourra sortir victorieux de celle-ci, il ne pourra atteindre l'objectif défini plus haut, c'est-à-dire la démocratie et la suppression du militarisme, s'il n'arrive pas à prendre une position dominante dans l'Etat... La folie de l'armement ira croissante jusqu'à ce que le prolétariat aie la force de diriger la politique de l'Etat, jusqu'à ce qu'il aie la force de mettre fin à la politique impérialiste et de la remplacer par le socialisme."

Kautsky
"Le chemin du Pouvoir" (1909)

Le centrisme se montre ainsi inébranlablement partisan du travail à l'intérieur de l'Etat et du renforcement de ses appareils.
"Ce ne sont pas seulement les succès des syndicats mais aussi les luttes victorieuses livrées autour et dans les parlements qui exaltèrent puissamment chez le prolétariat le sentiment de force, et donc de sa propre force."

"C'est la peur que des victoires électorales successives du parti socialiste donne au prolétariat un tel sentiment de force et intimide à tel point ses adversaires que toute résistance deviennent impossible; c'est la peur qu'une fois les pouvoirs publics rendus impuissants, une dislocation totale des forces se produise dans l'Etat."

Kautsky
"Le chemin du Pouvoir" (1909)

Contrairement au réformisme classique qui exprime ouvertement son opposition à tout acte révolutionnaire de masse de façon générale, le centrisme voile cette même opposition sous des motifs tel celui de "ne pas donner de prétexte à l'ennemi". Aujourd'hui encore, toute action décidée d'une minorité révolutionnaire est condamnée comme "provocation" et accusée de servir "la droite" par les bourgeois de gauche modernes:
"La situation politique dans laquelle se trouve le prolétariat laisse prévoir que, tant qu'il le pourra, il tentera de profiter de l'usage exclusif des méthodes légales mentionnées plus haut. Le danger de voir cette tendance contrecarrée, réside surtout dans l'exaspération des classes dominantes. Leurs hommes d'Etat souhaitent généralement cet accès de colère, et si possible, non seulement de la part de la classe dirigeante mais aussi de celle de la masse des indifférents; ils désirent voir la colère éclater le plus tôt possible, avant que le parti socialiste n'aie la force de résister. C'est l'unique moyen qui leur reste encore pour retarder, pour quelques années au moins, la victoire des socialistes... C'est pourquoi le parti socialiste n'a aucun raison d'adopter cette politique désespérée; il a même toutes les raisons de manoeuvrer de façon à ce que l'accès de colère des dirigeants, s'il était inévitable, soit retardé le plus possible afin qu'il n'éclate que lorsque le prolétariat sera devenu suffisamment fort pour combattre la colère et la dominer sans avoir besoin d'autres moyens; de cette manière, cet accès de rage sera le dernier et les dommages qu'il causera, les sacrifices qu'il coûtera seront les plus minimes possibles. Le parti socialiste doit donc éviter et même combattre tout ce qui pourrait équivaloir à une provocation inutile des classes dirigeantes, tout ce qui pourrait donner à leurs hommes d'Etat un prétexte pour réveiller chez les bourgeois et leur coterie le déchaînement de fureur assassine dont les socialistes payeraient les conséquences. Si nous déclarons qu'il est impossible d'organiser les révolutions, si nous jugeons qu'il est insensé et même funeste de vouloir fomenter une révolution, et si nous oeuvrons en conséquence, ce n'est certainement pas par amour pour nos gouvernants, mais seulement dans l'intérêt du prolétariat militant. Et sur ce point, la social-démocratie allemande est d'accord avec les partis socialistes des autres pays. Grâce à cette attitude les hommes d'Etat des classes dirigeantes n'ont pu jusqu'à maintenant s'acharner sur le prolétariat militant comme ils l'auraient voulu."

Kautsky
cité par lui-même dans "Le chemin du pouvoir" (1909),
en référence à un texte de 1893 paru à l'occasion du douzième anniversaire du Neue Zeit.

Comme on le voit, il s'agit de la même inversion que celle que réalisera plus tard l'anti-fascisme bourgeois, qui présente un secteur de la bourgeoisie comme l'ennemi de la légalité et appelle le prolétariat à devenir le défenseur de la légalité bourgeoise, donc de la légalité de son propre ennemi.

Dans ce texte, Kautsky rejoint le réformisme classique et s'oppose ouvertement à tout mouvement révolutionnaire et, de façon plus globale, à toute minorité révolutionnaire. Ces dernières seront traitées d'"anarchistes" par Kautsky, tout comme par la police et l'opinion publique (il est bon de rappeler que Lénine reçut ce même qualificatif de la part du socialisme bourgeois en 1917):

"La Commune de Paris constitue comme on l'a déjà dit, la dernière grande défaite du prolétariat. Depuis, la classe ouvrière a fait des progrès constants dans presque tous les pays, suivant la méthode que nous avons décrite; progrès moins rapides que ce que nous espérions mais plus sûrs que ceux de tous les mouvements révolutionnaires antérieurs... Depuis 1871, le mouvement ouvrier ne souffrît de revers notables que dans quelques cas. Et à chaque fois, l'erreur fut causée par l'intervention de certaines personnes qui se servirent des moyens que l'usage désigne actuellement comme anarchistes et qui répondent en tout cas à la tactique de la "propagande par le fait" prêchée par l'immense majorité des anarchistes actuels. Souvenons-nous le préjudice que les anarchistes occasionnèrent à l'Internationale et au soulèvement espagnol de 1873. Cinq ans après ce soulèvement, se produisit la réaction générale de colère provoquée par les attentas de Hödel et Nobiling; sans ces attentats, Bismark aurait difficilement pu faire approuver la loi contre les socialistes... Ensuite, ce fut en Autriche où... la puissante énergie du mouvement socialiste fut cassée non pas par les autorités mais par la fureur générale de la population qui attribua aux socialistes l'oeuvre de ces anarchistes. Un autre revers se produisit en Amérique en 1886. Le mouvement ouvrier avait pris alors dans ce pays une impulsion rapide et puissante... Le 4 mai 1886, lors d'un des nombreux affrontements qui se produisirent à cette époque entre la police et les ouvriers, fut lancée à Chicago la fameuse bombe. On ignore toujours qui fut l'auteur de l'attentat. Les anarchistes exécutés pour ce fait le 11 novembre et leurs camarades condamnés à plusieurs années de prison furent victimes d'un assassinat judiciaire. Mais l'acte répondait à la tactique qu'avaient toujours préconisée les anarchistes et, pour cette raison, déchaîna la furie de la bourgeoisie américaine, sema le désordre dans les rangs ouvriers et discrédita les socialistes qui souvent ne purent ou ne surent se distinguer des anarchistes..."

Kautsky
"Le chemin du pouvoir" (1909)

Confronté aux masses prolétariennes attirées par la révolution, par ce que Kautsky nomme "l'anarchisme", la social-démocratie de gauche tente toujours de dévier ce mouvement vers la politique et de lui donner confiance en une alternative étatique, tout en voyant pertinemment bien la nécessité, pour ce faire, de radicaliser son langage. Ici, l'opposition avec Bernstein parait totale: alors que celui-ci appelle à dire de la social-démocratie "ce qu'elle est réellement aujourd'hui: un parti de réformes sociales démocratiques" (cf plus haut), Kaustky, quant à lui, explique à ses pairs qu'il est indispensable de parler de "révolution" pour que les prolétaires n'abandonnent pas le parti et qu'il faut moins parler de paix, pour mieux la défendre. Il est difficile d'être plus explicite:
"Les deux causes principales qui poussent les masses dans les bras de l'anarchisme sont le manque de vision politique et le désespoir, et surtout, l'impossibilité apparente d'obtenir une quelconque amélioration par l'intermédiaire de la politique... Plus nous deviendrons "modérés", plus nous ferons le jeu des anarchistes, prêtant ainsi notre soutien à un mouvement dont les efforts tendent à remplacer les formes civilisées de lutte par des formes plus brutales... On peut affirmer donc, que de nos jours il n'existe plus qu'une seule circonstance qui pourrait décider les masses prolétariennes à renoncer volontairement aux méthodes de luttes pacifiques exposées plus haut: qu'elles cessent de croire au caractère révolutionnaire de notre parti. Manifestant un amour excessif pour la paix, nous ne pourrions que compromettre l'évolution pacifique... Ainsi donc, le danger de la situation actuelle consiste dans le fait que nous courrons le risque de paraître plus "modérés" que ce que nous sommes..."

Kautsky
"Le chemin du pouvoir" (1909)

Qui est plus utile à la contre-révolution, le sincère ou le cynique? Celui qui dit les choses comme elles sont ou celui qui cache le réformisme derrière un discours "révolutionnaire"? Pour défendre le pacifisme vaut-il mieux parler de paix ou de révolution? Tel fut en réalité le véritable débat au sein de la social-démocratie.

Ce qui est certain pour nous, prolétaires, c'est que face à la révolution, il y eut, il y a et il y aura toujours des Bernstein et des Kautsky! D'autre part, si en période de paix sociale, les Bernstein fonctionnent merveilleusement bien, dans les périodes révolutionnaires, seuls les Kautsky, ou les centristes plus radicaux encore (comme Rosa Luxembourg en Allemagne par exemple) parviennent à empêcher, entraver ou retarder la rupture fondamentale dont le prolétariat a besoin pour la révolution.

En 1909, la contre-révolution et la révolution se préparent. Kautsky sera le plus grand théoricien du centrisme de tous les temps, l'héritier et le pilleur de Marx ainsi que le principal architecte du "marxisme" international (5). Il n'est pas étonnant qu'il soit tout-à-fait capable de prévoir les contradictions à venir. Toujours dans ce même livre, "Le chemin du pouvoir", il dira:

"La guerre approche de façon menaçante, et la guerre c'est la révolution."
Dans de telles circonstances, ses conseils de 1893, plus actuels que jamais, sont de véritables cris d'alarme lancés à ses pairs social-démocrates "marxistes". Il insiste même sur le fait que sa théorie s'est déjà vérifiée dans le virage à droite des socialistes:
"C'est ce que disait l'article en 1893. Il contient donc une prophétie qui s'est accomplie. Ce que je craignais en 1893 arriva peu d'années après. En France, une fraction des socialistes participa temporairement au pouvoir. Les masses ouvrières eurent l'impression que le parti socialiste avait renié ses principes révolutionnaires; elles perdirent confiance en lui et la plupart d'entre elles devinrent prisonnières de la variété la plus récente de l'anarchisme: le syndicalisme révolutionnaire... Or c'est parmi les socialistes français qu'on trouve les révolutionnaires marxistes qui se sont opposés le plus catégoriquement à ces manigances. Ils combattent le syndicalisme aussi énergiquement que le ministérialisme et les considèrent aussi nocifs l'un que l'autre."

Kautsky
"Le chemin du Pouvoir" (1909)

oOo

C'est sur cette dernière citation que nous fermons cette première sélection de textes de la contre-révolution. Le dernier extrait cité constitue à nos yeux une perle exprimant merveilleusement bien la tactique du centrisme témoignant d'une part du caractère contre-révolutionnaire de Kautsky (qui ne fut jamais un renégat comme le voudrait le mythe léniniste), et attestant d'autre part du fait que la social-démocratie formelle fut de façon permanente un parti bourgeois de réformes (contrairement au mythe qui veut que ce parti ait "trahi" en 1914), et ce, bien que certains de ses membres tinrent des discours "révolutionnaires".

Dans ce numéro, par manque de place, nous nous sommes contentés de citer Bernstein et Kautsky (avant la guerre) parce qu'ils sont respectivement les représentants les plus importants du réformisme et du centrisme classiques. Dans des travaux ultérieurs nous montrerons qu'avec la vague de guerre et de révolution qui s'ouvre en 1914, Kautsky se retrouve dans la position occupée antérieurement par Bernstein, et que plus tard se développent des formes plus subtiles de centrisme tel le léninisme, le luxembourgisme, le syndicalisme révolutionnaire, le conseillisme,... Ces formes se caractérisent par leurs appels à la violence révolutionnaire, et souvent même, par l'assumation et la direction d'actes de violence (insurrectionnelle ou non), par la critique des formes classiques de la démocratie bourgeoise, par la dénonciation du parlementarisme et du syndicalisme (6). Néanmoins, elles conservent pour objectif non pas la destruction de l'Etat mais sa conquête, elles ne s'opposent pas au travail dans ses appareils mais appellent à travailler en son sein (alors que la consigne caractérisant les révolutionnaires est "en dehors et contre"). Elles transforment ainsi le parlement classique en parlementarisme "révolutionnaire", le syndicalisme classique en syndicalisme "révolutionnaire" (et/ou font l'apologie des conseils "ouvriers" comme si cette forme pouvait garantir le contenu de la révolution). Dans ce sens, ces manifestations plus subtiles du centrisme assumeront après 1914 le rôle de gauche de la social-démocratie (tout en s'appelant "communistes"), rôle que Kautsky avait joué jusqu'en 1914. Elles constitueront donc l'ultime rempart empêchant la rupture du prolétariat avec l'Etat et ses appareils. Le parlementarisme, le syndicalisme, bien qu'on y ait ajouter le qualificatif de "révolutionnaire", pourra continuer de la sorte à remplir son rôle -coopter les prolétaires à l'Etat bourgeois- et, dans l'Allemagne de l'après-guerre '14-'18 par exemple, ils le firent nettement plus efficacement que le parlementarisme et le syndicalisme classique. Ces fractions centristes assumèrent ainsi la continuité de la contre-révolution malgré leur nouvelle dénomination.

Notes

1. Cité par Edouard Bernstein au nom de l'objectif suprême -la conciliation- dans son livre "Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie", 1899 (chapitre "Tâches et possibilités de la social-démocratie", sous-titré "Démocratie et socialisme").
2. Que ces représentants locaux aient connaissance ou non de Bernstein ou de Kautsky ne change rien. Autant le prolétariat tend partout dans le monde au même programme révolutionnaire (à la même centralisation), autant les défenseurs de l'ordre tendent également au même programme. C'est bien là l'invariance de la révolution et de la contre-révolution.
3. Nous ne parlons pas seulement des centristes de l'époque tel Kautsky, ou de ceux qui vinrent un peu plus tard, comme Lénine ou Rosa Luxembourg; nous nous référons également à tous ceux qui au jour d'aujourd'hui se considèrent encore comme les seuls et véritables héritiers de la social-démocratie. Et nous retrouvons dans ce même panier, les gauchistes auto-proclamant leur appartenance au "milieu-révolutionnaire", tels le CCI, Battaglia Comunista, CWO, etc. pour lesquels le mythe de la social-démocratie trahissant en 1914 (contrairement à nous qui défendons que la naissance même de la social-démocratie a pour fonction l'opposition à la révolution) se base sur l'occultation du véritable contenu contre-révolutionnaire de la social-démocratie, dévoilé ici par les citations de Bernstein.
4. Ce qu'il ne fera, comme tout bon centriste, que lorsque il n'y aura plus d'autre possibilité, c'est à dire en pleine révolution mondiale, quand la dictature du prolétariat se posera comme réalité non seulement en Russie , mais aussi en Allemagne (sa "patrie" et celle de la social-démocratie par excellence).
5. "Marxisme" au sens où nous l'avons défini dans nos "Contributions à la critique de l'économie" dans "Le Communiste" No.27 et "Communisme" No.30, 31. Rappelons que "Le Communiste" est devenu "Communisme" depuis le No.29, dans un souci d'homogénéisation des titres de nos revues centrales internationales.
6. Il existe bien évidemment des versions actualisées de ces courants centristes qui, derrière une terminologie radicale, dissimulent mal leur non rupture avec la politique et l'Etat. Nous ne résistons pas à l'envie de l'illustrer ici par une courte critique du CCI, formulée de façon très pertinente par Jean Barrot dans une note sur les textes de "Bilan" présentés dans son livre "Contre-révolution en Espagne", p.430:
"Mais le Courant Communiste International actuel renouvelle cette erreur dans sa 'Revue Théorique' No.1. Ne voyant pas sur quoi reposerait une société communiste, il remet à plus tard la transformation des rapports sociaux, et a besoin de construire une structure tripartite: Etat-conseils-parti, avec un ingénieux système d'équilibre typique de la politique, pour éviter toute dégénérescence du pouvoir, tout 'abus'. Le parti éclaire les conseils mais ne s'impose pas. L'Etat prolétarien exerce sa dictature, mais au nom des conseils et sous leur contrôle (et non sous la direction du parti). Les conseils, quant à eux, évitent de tomber sous la coupe des contre-révolutionnaires grâce au parti, ou de perdre leur efficacité grâce à l'action centrale de l'Etat. Il s'agit d'un système politique avec séparation des pouvoirs, où les conseils sont le parlement, l'Etat l'exécutif, et le parti une force morale et politique, gardienne des principes rappelant le prolétariat à sa vraie mission. Ce sera le premier Etat dictatorial mais contrôlé par ses administrés, et le premier parti politique dirigeant mais ne s'imposant pas. Si le communisme avait besoin d'une pensée 'constitutionnelle', il l'a trouvée avec le CCI."



CONTRE L'ETAT

Contre la politique:

Notes de lecture et extraits de

EL PRODUCTOR

de la Havane, Cuba (1887-1890)

* * *

Il nous a semblé intéressant, dans ce numéro, dédié à la lutte du prolétariat contre l'Etat et à l'opposition pratique entre révolution et social-démocratie, de montrer comment à l'époque même où la social-démocratie dominait mondialement en tant que théorie et pratique de cooptation du prolétariat à l'Etat, différentes fractions révolutionnaires de notre classe continuaient à affirmer de manière invariante, la critique de la politique.

C'est dans ce contexte que nous avons sélectionné quelques extraits du journal ouvrier "El Productor" publié à la Havane à Cuba, aux environs des années 1887-1890. Pour ceux qui ne connaissent pas ce périodique et la lutte développée ces années-là en Amérique, nous recommandons la lecture de Communisme No.37 et des articles "A propos de la lutte contre la démocratie durant les difficiles années '80 du siècle passé", "Reconstituer l'histoire du prolétariat révolutionnaire", et "Comment est falsifiée et distorsionnée l'histoire de notre classe".

Rappelons toutefois brièvement qu'"El Productor" fut à l'origine la tribune d'un groupe restreint de militants révolutionnaires, parmi lesquels on trouvait Enrique Roig de San Martín, Rafael Garcia, Enrique Messonier, Enrique Creci et Alvaro Aenlle. Particulièrement lié aux ouvriers du tabac, "El Productor" est pour ce noyau d'avant-garde un moyen de propagande et d'organisation. Des prolétaires de Cuba, mais également du Mexique et de la Floride aux Etats-Unis, s'expriment régulièrement dans ses colonnes. "El Productor" se développa dans ce milieu jusqu'à se transformer en Organe officiel de la Centrale des Artisans de La Havane. De 1887 à 1889, il y eut 167 numéros de cette revue. De 1889 à 1890, 78 numéros supplémentaires virent le jour. Au cours de cette deuxième période, "El Productor" porta comme sous-titre: "Périodique consacré à la défense des intérêts économico-sociaux de la classe ouvrière".

En d'autres occasions, nous donnerons plus de détails sur l'histoire de ce noyau révolutionnaire ainsi que sur la falsification historique qui continue à se faire dans l'île de Cuba. Pour l'instant, nous nous contenterons de quelques extraits qui, malgré un style qui aujourd'hui peut paraître difficile, rebutant, et qui n'est plus très à la mode (mais quelle merde, la mode!!!), affirment néanmoins la clarté des positions de ces camarades contre la politique et l'Etat.

Ces textes sont d'une force étonnante. La dénonciation du parlementarisme, de la patrie, de la guerre et de l'exploitation capitaliste côtoie la revendication des luttes historiques du prolétariat. République et monarchie sont renvoyées dos à dos comme autant de formes d'une même domination bourgeoise sur notre classe. L'explication matérialiste de l'extorsion de survaleur flirte avec des appels enflammés au prolétariat pour qu'il déchire le voile de toutes les idéologies qui l'attachent au monde capitaliste et se libère de la politique. Il n'est pas jusqu'à la liberté bourgeoise elle-même qui, bien avant la description du monde démocratique fait par Georges Orwell en 1948 sous sa célèbre formule -"La liberté, c'est l'esclavage"-, ne se voit dénoncée par les militants d'"El Productor":

"Quand ils reviennent (de la guerre) -si jamais parmi ceux qui s'en allèrent il y en a qui ont la chance de revenir-, ils se rendent compte que malgré le sang versé la patrie n'est pas libre, la gloire est pour les autres, la liberté est leur esclavage, et la victoire la misérable ascension des moins nombreux sur les plus nombreux."
La lecture de ces extraits permet véritablement de se rendre compte que les niveaux de contradiction existant à l'époque entre réforme et révolution sont exactement les mêmes que ceux que nous affrontons aujourd'hui. Le Capital est le véritable maître des hommes et ce n'est pas en prônant quelques "améliorations" politiques que le prolétariat obtiendra la victoire. "El Productor" dénonce déjà clairement les réformes capitalistes:
"Nous l'avons dit mille fois, c'est le Capital et lui seul qui réduit les travailleurs en esclavage, que ce soit dans les monarchies ou dans les républiques, et tant que nous ne nous organiserons pas comme classe pour combattre face à face l'ennemi commun, ce sera en vain que nous courrons les urnes et y déposerons nos votes avec l'espoir d'améliorer notre situation économique, seule pierre angulaire de notre libération..."
L'existence même de ces textes formule également un démenti cinglant au mythe imbécile de la décadence capitaliste... décadence qui aurait commencé en 1914! A l'opposé de cette légende commune aux staliniens "anti-impérialistes" et aux ultra-gauchistes "luxembourgistes", les communistes d'"El Productor" manifestent tout au contraire la permanence de l'opposition historique séparant le réformisme de la révolution, en 1890 comme en 1914, en 1917 comme en 1994.

Et en effet, avec ces quelques manifestations des affirmations programmatiques de prolétaires presque contemporains de Marx, c'est toute la dialectique de la vie et de la lutte réelle de notre classe dans les années 1890 qui éclate à la gueule de ces penseurs mécanistes "de gauche et d'ultra-gauche". Leur consécration de l'année 1914 en tant que limite avant laquelle le réformisme était soi-disant prolétarien leur permet sans doute de canoniser dans leurs plates-formes l'une ou l'autre fripouille n'ayant jamais vraiment rompu avec le programme de la social-démocratie, mais au regard de la lutte historique de notre classe, la manoeuvre ne parvient décidément pas à voiler que ce type de récupération de "personnalités" a pour but avant tout de justifier leur propre absence de rupture avec le programme de la contre-révolution.

On verra tout au long des extraits qui suivent qu'en 1890 déjà, la lutte contre les formes de récupération les plus subtiles de la contre-révolution était à l'ordre du jour, et là où nos décadentistes actuels cherchent des ancêtres célèbres pour justifier leurs ronds de jambes théoriques, nous nous revendiquons de l'héritage de ces militants peu connus qui oeuvraient à la destruction de l'Etat en dénonçant très tôt le suffrage universel, le républicanisme, la politique réformiste, et autres manifestations plus subtiles de la politique capitaliste à l'adresse des ouvriers.

Nous demanderons au lecteur de tenir compte du fait que la conservation de ces journaux n'est pas excellente et qu'en bien des endroits le texte était à peine lisible; certaines parties de l'original étaient carrément détruites et nous avons dû les substituer par trois points de suspension. Les éditoriaux repris ici furent tous écrits par Roig de San Martín. Les gras en italiques sont le fait de notre rédaction.

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En 1888, "El Productor" publia une série de textes intitulés "Réalité et Utopie" (I à VI) qui expliquent en grandes lignes la conception globale des camarades de l'époque. Vu leur importance dans la lutte à contre courant menée à un moment où les solutions démocratiques, libérales, autonomistes, indépendantistes (la "libération nationale de Cuba") étaient dominantes, nous avons décidé d'en publier une partie importante.

"Réalité et utopie"

"... Tant et tant de désillusions ont lacéré le coeur des patientes masses populaires, qu'il n'est pas possible de les tromper plus longtemps.

C'est pour cela que les idées socialistes, qui ont gagné énormément de terrain dans les regroupements ouvriers, sont de jour en jour plus acceptées par les travailleurs du monde entier.

Parce qu'au devant d'elles ne se présentent pas de ces rédempteurs hypocrites qui proposent des avantages en échange d'une candidature...

Le socialisme dit aux peuples: "Telle est ma doctrine, suis-la si tu veux te libérer, mais n'attends de personne qu'il te libère à ta place, parce que ton émancipation sera ton oeuvre propre."

La vérité qui émane de cette formule est indiscutable, même pour les esprits les plus bornés, et c'est en vain que tentent de la déforcer ceux dont les ambitions viennent se briser contre elle.

Les systèmes politiques mis en place jusqu'à ce jour sont à tel point discrédités par la conscience populaire, que l'on ne peut que rire à l'écoute de ceux qui en font l'apologie intéressée et qui demandent pourquoi encore parler de rédemption des peuples puisque la politique les a déjà libéré. Cette affirmation est tellement grossière qu'elle dévoile d'elle-même le poison mortel qu'elle véhicule.

Soutenir de pareilles thèses, équivaut à dire à l'infortuné salarié: "Tu es un être insensible; et si la honte des reproches que tu endures montes parfois à ton visage jusqu'à t'en faire rougir, c'est parce que tu n'es qu'un idiot qui n'arrive pas à comprendre ce que tu vaux et ce que tu pourrais faire grâce aux procédés que la politique met à ta portée."

Horrible et sanglant sarcasme, seulement comparable aux cruels coups de fouets que les plus impitoyables des contremaîtres donnaient à l'époque sur le dos des esclaves noirs!

Il parait invraisemblable que de pareilles affirmations puissent être portées à l'encontre d'un peuple enchaîné aux places les plus dégradantes!

Heureusement, les hommes qui savent sentir et penser prennent bonne note de telles paroles, et en déduisent ce qu'il faut attendre de semblables rédempteurs.

Ils les abandonnent donc, et chaque nouveau jour voit d'innombrables hommes du peuple venir grossir les rangs de ceux qui, rassurés par les doctrines socialistes, ont trouvé en elles, et en elles seules, le plus sûr moyen de résister aux poussées d'une société marâtre qui les réduit à l'état d'esclave, de la façon la plus dénaturalisée qui soit.

Nos adversaires qualifient d'utopique la manière de penser propre à ces hommes, sans s'arrêter au fait que celui qui pense ainsi connaît la marche historique que le socialisme a suivi à travers les âges.

Ceux que l'on honore ainsi du qualificatif d'utopistes savent fort bien que le socialisme est le fruit du reflet de la compréhension de la lutte de classe qui existe entre les possesseurs et les dépossédés...

Issu de ce sentiment de justice et de la lutte conséquente entre prolétariat et bourgeoisie, l'histoire enjolive aujourd'hui ses pages avec les noms de Thomas Münzer, les Egaux et Babeuf.

Quiconque se flatte d'être un tant soit peu instruit, ne peut ignorer les théories qui résultèrent des soulèvements de ces révolutionnaires portés à la défense d'une classe qui, alors qu'elle n'était pas encore constituée, n'en demeurait pas moins le précurseur du prolétariat moderne.

Par la suite apparurent les théories franchement communistes du XVIIème siècle, théories calquées sur l'antique Sparte, et comme conséquence de celles-ci, les hommes de Saint-Simon, Charles Fourier et Robert Owen..." (1)

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"... Le prolétariat de l'époque actuelle est plus misérable que l'esclave de l'antiquité ou que l'errant du moyen-âge, car il n'a pas comme le premier quelqu'un qui veille à sa subsistance, et s'il jouit de plus de liberté que l'esclave c'est uniquement de la liberté de mourir de faim qu'il s'agit; mais il est aussi plus misérable que l'errant du moyen-âge, car il ne dispose pas de son indépendance et qu'il n'a pas comme lui la possibilité de récupérer ce que la société lui a usurpé dans le cadre de l'ordre qui régit la propriété.

Nous constatons donc, que le riche est aujourd'hui plus riche et le pauvre plus pauvre qu'ils ne l'ont jamais été.

... Le cheval du baron Hirsch est mieux alimenté, mieux soigné, mieux loti qu'un malheureux prolétaire...

Ces miraculeuses rédemptions que nous signalons quelque peu à la légère n'ont pu être réalisées que grâce à la politique (comme on le constatera plus loin, "la politique" est définie par l'auteur comme le monde de l'ennemi, et c'est sur cet ennemi qu'on ironise en lui attribuant ces phrases - ndr.) qui oeuvre inlassablement dans le but d'offrir aux peuples plus de liberté; et si la réalité fait que les classes prolétariennes sont aujourd'hui plus libres mais plus misérables qu'avant, nous devons nous en contenter en nous disant que parmi nous n'existe plus l'esclave de l'antiquité.

Qu'importe la misère d'un peuple face au suffrage universel!

Qu'importe si un père de famille se couche aujourd'hui sans le moindre quignon de pain à offrir à ses enfants pour le lendemain, puisqu'il a le droit d'aller déposer dans l'urne un bulletin de vote en faveur de l'un ou l'autre favori?

Ces biens sont ainsi faits que pour les posséder, nous méritons bien de mourir de faim.

Mais les socialistes, ces utopistes rusés qui ont déjà fait leurs dents sur des sujets de ce genre, passent leur vie à rêver pitoyablement et comprennent les choses d'une autre façon. Ils pensent savoir distinguer la réalité de l'utopie et dans leur erreur, affirment que les peuples ne sauraient être libres aussi longtemps qu'ils ne se seront pas émancipés économiquement.

Et cette vérité qu'ils ne croient pas avoir découverte mais tirée de l'histoire, a comme base les grands mouvements politiques qui ont eu lieu dans le monde, lesquels n'ont pas produit le moindre résultat économique en faveur des classes prolétariennes.

Prenons le plus grand de ces mouvements, la Révolution Française. Qu'a-t-elle donc fait à ce niveau?

C'est avec raison qu'un remarquable écrivain a dit de celle-ci: "Le développement de l'industrie sur une base capitaliste fit de la pauvreté et de la misère des masses ouvrières, la condition vitale de la société". Et plus loin, il ajoute: "Si les vices féodaux qu'on rencontrait publiquement s'étaient réfugiés dans l'ombre, les vices bourgeois auparavant occultés éclataient maintenant au grand jour. Le commerce se transforma peu à peu en une escroquerie légalisée; la fraternité liée à l'enseignement révolutionnaire se manifesta sous la forme des disputes et des rivalités propres à la concurrence; la corruption générale remplaça l'oppression violente et l'or prit la place du sabre, comme premier agent social; le droit de cuissage passa du baron féodal au propriétaire de l'usine; la prostitution prit des proportions jusqu'alors inconnues; le mariage continua d'être, sous la forme légale, la couverture officielle de la prostitution, complétée par l'adultère; en un mot et en regard des pompeuses promesses des philosophes, les institutions politiques et sociales qui prolongèrent le triomphe de la Raison, apparurent rapidement pour de trompeuses et tristes caricatures."

Ce qui est écrit ci-dessus correspond à notre manière de penser, et dans nos articles antérieurs nous disions déjà, en nous référant à la Raison proclamée par les philosophes du XVIIIème siècle, que cette dernière n'était rien d'autre que la Raison bourgeoise..." (2)

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"... Ainsi donc, si certains lecteurs sont étonnés qu'un journal essentiellement ouvrier émette des idées purement ouvrières, nous ne sommes quant à nous nullement surpris du fait que les politiciens soient opposés aux ouvriers...

Les bases d'une révolution dans la conception de la nature étant déjà posées de manière positive par le matérialisme moderne, il était logique et naturel qu'au travers des faits cités ci-après intervienne un changement dans la manière de concevoir l'histoire.

Les ouvriers de Lyon, en 1831, donnèrent le premier pas, et de 1838 à 1842, le chartisme anglais prit des proportions colossales.

Ces événements étaient déjà incontournables, et la guerre de classe entre prolétariat et bourgeoisie fit violemment son entrée dans l'histoire; une guerre en pleine recrudescence à mesure qu'augmentait le développement de la grande industrie et de la domination politique.

C'est alors qu'on vit clairement que les doctrines économiques bourgeoises, l'identité d'intérêts entre le capital et le travail, et autres figures de style, étaient démenties dans les faits..." (3)

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"Liberté, Patrie, Gloire, Victoire; superbes paroles que nous pouvons réduire à un de ces deux termes: mort ou misère.

Liberté! Parole sacrée dont se sert la politique pour conduire des milliers d'hommes sur les champs de bataille à la recherche d'illusoires d'espérances! Talisman magique avec lequel les enrôleurs professionnels ont pu attirer les peuples! Appel sonore derrière lesquels nous courrons désemparés en quête de la mort!

Oh! mais quelle merveilleuse réalité!...

Après une misérable enfance, gaspiller les forces de nos jeunes années en mordant la cartouche et en répandant notre sang sous les coups mortifères d'une baïonnette.

Et tout cela pourquoi?

Parce qu'on nous a dit que le système de gouvernement sous lequel nous vivons était despotique, cruel, inhumain et qu'en luttant pour la république, en lui offrant la victoire, nos enfants seraient heureux et notre manière de vivre enfin agréable... parce qu'on nous a parlé d'éducation, de droits, et de tant et tant d'autres choses que les peuples ne connaissent que de nom.

Et derrière elles, s'en est allé et s'en va encore... le simple et honnête travailleur abandonnant dans ces mille et un combats, tantôt un bras, tantôt une jambe, et la plupart du temps la vie elle-même, sous n'importe quelle latitude.

Et cependant... Oh! réalité jamais bien rêvée!... la république a vaincu et ses armées épuisées, victorieuses, rentrent au foyer remplies d'espoirs.

Vive la liberté! s'exclame le peuple, transporté d'enthousiasme... Et le temps passe. Un président extrêmement instruit a dirigé le destin de la patrie pendant quelques années et les fils déguenillés du malheureux qui lutta pour les libérer, se retrouvent comme avant, affamés et ignorants...

Que sont devenues les belles promesses?

Demandez-le donc aux pères du peuple, aux politiciens de salon et ils vous répondront qu'il suffit de faire quelques réformes et de recommencer à lutter.

Oh! Eternelle ignorance des peuples! Voilà la réalité dans laquelle vous vivez... toujours en lutte et toujours aussi ignorants et affamés!

Patrie! Mais quel superbe nom! Et qui donc n'éprouverait-il aucune adoration pour le coin où il est né?

Qui ne s'extasierait au souvenir des câlins d'une mère, faits au coin du feu, dans une nuit d'hiver, sous le toit paternel?...

La patrie est en danger! Aux armes, enfants de la patrie! Et les voilà qui partent, les honnêtes enfants du peuple, répandre leur sang et mourir pour ce morceau de terre qui renferme leurs souvenirs les plus sacrés.

Au bout de quelques temps, une partie de ceux qui s'en allèrent, reviennent, orgueilleux et triomphants. L'envahisseur a été repoussé à la frontière. La patrie est libre! Vive la patrie!

Et la veuve et les fils?

Ah! la veuve et les fils! Regarde-les, déguenillés et morts de faim!

Pourquoi?

Demande-le donc aux pères de la patrie, aux politiciens de salon...

Gloire! Rêve doré...

Le fils d'un héros vous répondra: "Mon père fut un glorieux soldat de la patrie!"

Sais-tu lire? As-tu mangé aujourd'hui?

Le pauvre vous tendra la main pour demander l'aumône et baissera honteusement la tête.

Victoire! Etincelante couronne de héros...

Et le peuple patient part à la recherche de ses honorables aspirations, laissant un bras par-ci, une jambe par-là, et la vie en tous lieux...

Quand ils reviennent, si quelques-uns de ceux qui s'en allèrent ont la chance de revenir, ils se rendent compte que malgré le sang versé la patrie n'est pas libre, la gloire est pour les autres, la liberté est leur esclavage, et la victoire la misérable ascension des moins nombreux sur les plus nombreux.

Tel est le cadre salvateur qui attend les fils du peuple s'ils remettent leur destin entre les mains de la politique.

L'école socialiste en revanche agit de façon très différente...

Il est vrai que l'école socialiste s'était plus préoccupée de décrire les antagonismes suscités par la production, que de rechercher les causes qui les engendraient; mais arriva Karl Marx, et avec lui apparurent la conception matérialiste de l'histoire et l'explication de la production capitaliste au moyen de la plus-value... C'est là qu'on démontra tout naturellement et qu'on expliqua, que l'appropriation de travail non rétribué était la forme fondamentale de la production capitaliste et de l'exploitation des ouvriers. C'est ainsi qu'il fut démontré que tout capitaliste, en payant la force de travail de l'ouvrier, extrait de celle-ci plus de valeur réelle qu'il ne lui en a coûté de l'acquérir et que cette plus-value accumulée constitue la masse de capital, toujours croissante, entre les mains des possesseurs..." (4)

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"Nous vivons une époque formidable; la civilisation envahit tout et les peuples, comblés de bonheur, s'ils veulent rester heureux, ne doivent pas abandonner la réalité dans laquelle ils vivent pour suivre des illusions chimériques. La démocratie, tambour battant, se fraye un chemin au milieu des rangs d'esclavocrates, et le monde marche à pas de géant vers la réalisation de ses espoirs. Bientôt brillera sur l'horizon des peuples, le soleil de la liberté et ceux qui furent opprimés pendant tant d'années se verront enfin libres de toutes ces lourdes chaînes qui oppriment aujourd'hui sa misérable existence. Nous avançons et l'avenir est nôtre: c'est l'immense distance qui nous sépare de l'esclave des anciens temps qui nous le prouve, puisqu'alors qu'ils n'avaient qu'une grossière chemise pour couvrir leur nudité, nous portons quant à nous des gants et un frac, et nous habitons des maisons fraîches.

Ce discours, ou d'autres fort semblables, ce sont nos rédempteurs, nos hommes politiques qui le tiennent quotidiennement.

Mais, pour nous qui voulons en rester à l'examen de la société dans laquelle nous vivons, pour nous qui sans aucune autre préoccupation, prétendons en déduire l'avenir qui nous attend, si nous suivons cet ordre des choses, nous ne pouvons en rien être d'accord avec de semblables affirmations.

Nous ne pouvons admettre qu'un peuple soit libre alors que la misère le domine.

Mais regardez donc ces peuples, hauts lieux de la civilisation et de la liberté; voyez s'ils ne comptent pas des grands savants, des centaines de poètes, d'historiens, de musiciens inspirés, d'ingénieurs, de docteurs, de richissimes propriétaires, de prospères industriels et de tant d'autres choses encore.

N'importe quel citoyen, un bûcheron, un tailleur, peut s'élever jusqu'à gouverner le destin de millions d'hommes et ce sera sa propre faute s'il n'y parvient pas puisqu'il en a tous les moyens à sa portée... L'instruction est gratuite et les chaires sont ouvertes à qui le désire.

Alors pourquoi ces peuples ne se libèrent-ils pas? La politique serait-elle donc responsable de leur indifférence?

Ah! si vous vous déplaciez maison par maison, pour effectuer une visite au domicile des habitants de ces pays, tellement heureux en apparence, vous trouveriez bien vite la réponse... la misère!

Face à la misère il n'y a pas de liberté d'enseignement, pas de chaires libres. C'est à peine si le malheureux travailleur peut enseigner à lire et à écrire maladroitement à ses fils, puisque dès qu'ils sont assez forts pour travailler, il est nécessaire, il est vital qu'ils aident à supporter les charges de la famille. Quels hommes pouvez-vous donc faire de ces misérables enfants qui ne vont à l'école que durant trois ou quatre ans? Et quelles responsabilités pouvez-vous exiger de parents qui s'endorment sans savoir s'ils auront un morceau de pain le lendemain?

Quelle horrible injustice ce serait!

C'est pour cela que nous avons affirmé à diverses reprises, que les grands principes proclamés par la révolution française furent stériles pour le prolétariat. En effet, à quoi cela sert-il de proclamer l'égalité, la liberté et la fraternité si nous ne sommes pas des êtres égaux, libres et fraternels étant données les différences de conditions sociales.

Quoi qu'en disent nos ardents détracteurs, ce n'est pas à la politique de vaincre ces différences, si l'on entend par politique la science de l'Etat et l'art de gouverner.

Nous ne répéterons jamais assez que c'est au Socialisme de résoudre ce problème sur lequel toutes les écoles politiques connues se cassent les dents.

C'est pourquoi, le Socialisme étudie avec une claire conscience, les causes qui s'opposent à l'établissement de la liberté sur terre. De cette étude, il tire comme conséquence que l'ordre social actuel est l'oeuvre de la bourgeoisie, de la classe actuellement dominante...

Mais la production capitaliste, ou tout au moins son agent, son introducteur, la bourgeoisie, avait une mission historique à accomplir et dut se consacrer à concentrer les moyens de production... Pour les lecteurs qui veulent étudier ce sujet, il existe "Le Capital" de Marx.

La cage dans laquelle se débat en vain le prolétariat est celle des moyens de productions et d'existence qui s'imposent à l'ouvrier et l'empêche de vivre. Détruisez donc ce système, que les moyens de production fonctionnent sans prendre la forme du capital, et le prolétariat détiendra la sécurité de l'existence.

Les capitalistes ne sont déjà plus capables de diriger les forces qu'ils ont accumulées et le prolétariat détient la solution de l'antagonisme...

Et maintenant que nous avons parlé de l'Etat, nous allons dire deux ou trois mots à propos de cet organisme, qui n'est rien d'autre, quelque soit sa forme, qu'une machine capitaliste, l'Etat des capitalistes.

... il faudra nécessairement réaliser une substitution de l'appropriation capitaliste par une appropriation basée sur la nature même des forces productives. Ces forces productives, qui s'accroissent chaque fois plus, composeront à n'en pas douter, l'armée qui effectuera cette révolution.

Le prolétariat, dit à ce propos un écrivain, après s'être emparé de la force publique, transforme les moyens de production en propriété de l'Etat; mais par ce fait, il détruit lui-même son caractère de prolétariat, ainsi que toute distinction et antagonisme de classe, et par conséquent, il détruit l'Etat en tant qu'Etat.

L'Etat était la représentation officielle de toute la société, son incarnation en un corps visible; mais il était cette incarnation alors qu'il constituait l'Etat de la classe qui, à cette époque, représentait la société entière; dès le moment où il devient représentant de l'ensemble de la société, il accomplit son dernier acte en tant qu'Etat.

Il nous faut lutter pour atteindre... la victoire.

Soyons fermes dans nos convictions, utilisons tous les moyens en faveur de notre cause.

Et remettons au sévère jugement des temps à venir tous ceux qui, alors qu'ils pourraient utiliser leurs facultés à la coopération d'une oeuvre rédemptrice, préfèrent se complaire à discuter de personnalités et non d'idées, et à établir ainsi des distinctions entre des hommes qui sont avant tout humains." (5)

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"Chaque jour qui passe nous apporte une confirmation supplémentaire de l'inconsolable réalité dans laquelle nous vivons. Hier c'était les assassinats de Chicago, les exécutions de Rio Tinto; aujourd'hui c'est l'apparition d'une nouvelle invention du génie humain qui vient augmenter le nombre des facteurs tendant à maintenir le malheureux prolétariat dans un éternel esclavage.

Les journaux de cette capitale ont rendu compte ces jours-ci des perfectionnements réalisés par un technicien américain sur les machines à faire du tabac, inventées il y a quelque temps. Bientôt, très bientôt, nous verrons que les industriels qui s'occupent de production à grande échelle devront se rendre propriétaires de ce nouvel instrument pour leur bonheur présent, et que les ouvriers qui se consacrent à la torréfaction du tabac subiront la même souffrance que celle de leurs camarades qui furent substitués par la machine-outil...

Mais il ne faut pas croire au vu de ce qui est dit ci-dessus, que l'apparition d'une nouvelle machine dans le champ de l'industrie nous attriste d'une façon quelconque.

Nous ne savons que trop que les grandes révolutions n'ont pas lieu si n'y contribue pas un facteur indispensable... la nécessité; et c'est bien une nécessité des peuples que de se rebeller contre tout ce qui les rend esclaves.

Et les peuples aujourd'hui sont esclaves et ils le seront chaque fois plus, malgré les tant vantées libertés dont ils jouissent, parce qu'ils sont attachés par de puissantes chaînes à la misère, sans autre espérance que d'être plus libre politiquement parlant alors qu'une invention qui devrait leur appartenir leur est toujours inaccessible et sera accaparée par les capitalistes pour les soumettre au règne de l'indigence.

Ceci est la réalité aujourd'hui et ce sera celle de demain: plus de liberté, mais plus de faim...

Dans notre article précédent, nous avons démontré que l'appropriation des moyens de production par la société doit forcément être la conséquence du grand développement qu'elle à pris, et que de cette appropriation il faudra nécessairement déduire l'abolition de l'Etat.

L'abolition des classes, avant celle de l'Etat, sera également le fruit de l'appropriation à laquelle nous nous référons; abolition dont la nécessité se fait sentir chaque fois plus étant donné que les conditions matérielles pour la mettre en pratique augmentent rapidement; et quand nous disons que les conditions matérielles augmentent, nous ne faisons en rien allusion à ce à quoi beaucoup se réfèrent au sens politique, c'est à dire, à la nécessité d'égalité, de justice et de fraternité, paroles vides de sens pour nous, dans la mesure où on n'entend pas les trouver dans l'avènement de nouvelles conditions économiques.

On nous dit parfois que la division de la société en classe fut le fruit de la division du travail; conséquence fatale que nous ne nierons pas. Nous savons bien que là où le travail ne rapporte rien d'autre que le strict nécessaire pour l'entretien de tous, le travailleur doit utiliser pour la production, tout le temps dont il dispose, donnant par là origine à une minorité exemptée de travail qui se charge de la direction générale du gouvernement, de la justice, etc, etc. Cette minorité devient dominante et consolide son pouvoir au détriment de la classe laborieuse transformant la direction sociale en exploitation des masses.

Ceci étant posé, seules les classes privilégiées détiennent ce droit historique tant qu'existe la production peu développée; et ce droit cesse d'exister dès que les capitalistes, en transformant la production individuelle en production sociale, impriment à cette dernière un développement maximum. C'est pourquoi nous avons dit dans un de nos articles précédents que le système comprenait son propre châtiment.

En effet, quand nous aurons aboli les classes au moyen de l'appropriation de la production par la société, nous aurons alors atteint un tel niveau social que tout obstacle qui s'oppose au développement politique et intellectuel sera superflu.

Parce qu'une fois économiquement libérée, la société sera libre de la véritable entrave qui l'empêche aujourd'hui d'aborder franchement le chemin de la rédemption.

Si, comme nous l'espérons, la société parvient à prendre possession des moyens de production, elle mettra nécessairement fin à l'appropriation des produits par une classe déterminée et les producteurs cesseront d'être les producteurs dominés par leur propre travail.

Cette réalité détruira la confusion qui règne aujourd'hui dans la production sociale, en la substituant par une organisation consciente dans laquelle disparaîtra la lutte pour l'existence.

A partir de cet instant et, seulement a partir de cet instant, l'homme se verra séparé du règne animal et aura échangé ses conditions pour d'autres, véritablement humaines.

Penser autrement, tenter d'intervertir les termes du problèmes, c'est tourner éternellement dans un cercle vicieux. L'accessoire ne peut être le principal.

Quand l'appropriation de la production par la société est une réalité et que par conséquent, l'humanité se rend apte à dominer les conditions qui l'entourent aujourd'hui, alors seulement l'homme soumet à son contrôle l'ensemble de ces conditions et devient véritablement maître de la Nature.

L'Humanité comme l'a très bien dit un penseur, sortira enfin du règne de la fatalité pour entrer dans celui de la liberté...

Les Lois qui régissent aujourd'hui l'action sociale se sont dressées jusqu'ici, implacables, face aux hommes en les dominant de façon extérieure; mais demain grâce à la logique qui voudra que l'on s'en détache, ces mêmes Lois seront appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là même dominées...

C'est une grave erreur de penser que l'homme se verra libre par la pratique de telle ou telle doctrine politique.

Il pourra se libérer du fouet d'un despote, il pourra être libre et indépendant, politiquement parlant; mais sa liberté totale, la liberté à laquelle il doit aspirer il ne l'atteindra pas tant qu'il ne sera pas libre économiquement.

L'Humanité, comme l'a dit l'illustre Saco à Cuba, ne serait qu'à l'image d'un homme qui, enveloppé dans un riche manteau, cacherait les profondes blessures qui lui dévorent les entrailles.

Nous mettons ici fin à notre travail. Nous avons tenté de condenser nos idées autant que possible, mais il en a résulté néanmoins une longue série d'articles.

La matière qui nous concerne est tellement riche en déductions, le sujet que nous avons si brièvement abordé est d'une telle ampleur que nous fatiguerions nos lecteurs si nous lui consacrions l'espace qu'il requiert.

Ce sera notre conclusion." (6)

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Plus d'un siècle après cet article, la lutte est exactement la même!

A l'encontre de tout ce que disent les héritiers déclarés ou inavoués de la social-démocratie, et comme il apparaît clairement dans ces extraits, l'ensemble du mouvement ouvrier n'était pas soumis à la social-démocratie. Il est faux d'affirmer que tous ceux qui ne se soumettaient pas étaient "anarchistes", au sens que le Social-démocratie a donné à ce mot. Il ne fait aucun doute que ce groupe de camarades, organisés autour d'"El Productor" tenait compte des apports de Marx à notre lutte, même si sur certaines questions, tels le suffrage universel ou la question de l'indépendance nationale, ils ne partageaient pas les convictions de ce dernier.

Alors que les oeuvres d'un Kautsky ou surtout d'un Lénine se trouvent dans n'importe quelle librairie, les oeuvres de nos propres camarades sont pratiquement impossibles à trouver et totalement inconnues, même des plus "initiés". De plus, comme on le voit, des développements aussi complexes et aussi abstraits que ceux développés ici, parurent par épisodes, dans un journal hebdomadaire que nos camarades se virent obligés de suspendre de temps à autres pour répondre à telle ou telle attaque dont ils furent l'objet, ou pour assumer telle ou telle défense des intérêts du prolétariat, en particulier ceux des travailleurs du tabac, dont "El Productor" était l'organe.

Malgré toutes ces difficultés, et malgré les limites ou faiblesses propres à l'époque (une période fondamentalement contre-révolutionnaire par ailleurs), la richesse de l'affirmation programmatique de ces camarades ne fait aucun doute. Nous ne pouvons nous empêcher de souligner, parmi d'autres, les point suivants:

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Voici maintenant un autre article de "El Productor" où s'exprime l'antagonisme entre les intérêts du prolétariat et toutes les alternatives politiques de la bourgeoisie:

"Ouvriers avant tout"

"Les sympathies qu'a réveillé notre propagande socialiste chez un grand nombre d'ouvriers de La Havane et de l'Ile en général, et l'engagement décidé dont ils ont fait preuve afin de s'organiser de façon définitive et puissante semble avoir été une raison suffisante pour que certains, qui méritent à juste titre le qualificatif de réactionnaires, crient leurs grands dieux et essayent de démontrer aux fils du travail qu'on tentait de les détourner de leur libération.

... ce que nous voulons c'est faire de tous les travailleurs un seul homme, en les comprenant tous dans une seule aspiration commune.

Ceux qui les égarent, ceux qui les divisent, sont ceux qui tentent de fomenter leurs passions politiques, creusant ainsi un profond fossé entre les uns et les autres.

Les ouvriers ne parviendront qu'à diviser leurs forces en détournant leur attention de la question du travail qui la réclame impérieusement, et en se consacrant à une politique régie uniquement par les dégoûts et haines personnelles...

Nous sommes à Cuba où les passions politiques sont plus enflammées que dans n'importe quel autre pays... Face à un état de choses aussi lamentable, nous avons tenté de détourner les ouvriers de la politique, non seulement parce que nos doctrines sociales l'exigent, mais aussi parce que le fractionnement des travailleurs (7) était ici supérieur à celui de n'importe quelle autre partie du monde.

Avec notre propagande, nous avons arrondi beaucoup d'angles et l'idée de liberté économique, la seule à laquelle doivent aspirer les travailleurs, s'est infiltrée peu à peu dans les cerveaux les plus réticents.

Il est nécessaire que les ouvriers sachent une fois pour toute que ni avec l'assimilation, ni avec l'autonomie (8), ni avec la démocratie, ni avec aucun système politique, ils ne gagneront quoi que ce soit, économiquement parlant, et cela qu'ils soient noirs ou blancs, travailleurs, ou qu'ils appartiennent à n'importe quel parti.

Sous tel régime, nous aurons peut-être une liberté politique supérieure que sous tel autre, mais notre esclavage économique sera le même quel que soit le gouvernement. Ce que nous venons de dire est tellement évident qu'il n'y a pas un seul travailleur pour ignorer ce qu'endurent ses camarades, que ce soit en Suisse ou aux Etats Unis où ils jouissent pourtant d'une si grande liberté.

S'affranchir économiquement doit être l'objectif principal des classes prolétariennes qui aspirent à être libres, et pour cela le Socialisme met à leur disposition les moyens nécessaires. Prétendre que la politique doit les mettre en possession de la liberté à laquelle en tant qu'hommes ils on droit, est une ambition qui n'a comme résultat que de les détourner du point unique vers lequel ils doivent diriger leurs pas.

Et ce que nous disons n'est pas nouveau. En 1816 déjà, Saint-Simon affirmait que la politique n'était rien de plus que la science de la production, et il annonçait l'absorption de celle-ci par l'Economie. Bien qu'ici on ne trouve encore que l'embryon de l'idée définissant les conditions économiques comme étant la base des institutions politiques, cette affirmation contient néanmoins clairement la proposition de conversion du gouvernement politique en une administration, c'est-à-dire l'abolition de l'Etat.

Ceux qui, donnant libre cours à leurs passions intéressées, croient que les classes travailleuses pourront trouver le moyen de s'émanciper de la tutelle sous laquelle ils vivent uniquement dans la politique, se trompent lourdement ou font semblant de se tromper pour atteindre leurs buts.

Et ils se trompent parce que tant que le prolétariat ne résout pas la question économique qui le maintient en esclavage, il ne peut être libre. Ce n'est pas en faisant de la politique que le tailleur obtiendra un sou de plus pour la confection d'une redingote, ce n'est pas en faisant de la politique que le maçon verra la plus légère augmentation de son salaire, ce n'est pas en faisant de la politique que l'ouvrier du tabac gagnera plus par paquet de cigarettes.

Ces espoirs ne pourront être atteints qu'en rompant la loi du salaire qui les opprime, et cette loi, essentiellement économique, ce ne sont ni les démocrates, ni les monarchistes qui la briseront.

Il faut que ce soient les travailleurs qui abordent eux-mêmes cette immense entreprise, s'ils veulent être libres.

Unissons-nous pour briser cette loi, travailleurs, et avant d'établir des distinctions entre vous pour cause de nationalités ou races, soyez ouvriers." (9)

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Les camarades de "El Productor", en plus d'exposer de manière abstraite ces positions communistes et de s'opposer à chaque tentative d'entraîner les ouvriers vers le suffrage universel (10) se chargèrent de démystifier dans la pratique les démocraties et les républiques modèles existant à ce moment-là spécialement en Amérique (Etats Unis, Argentine, Mexique,...).

Ainsi par exemple, l'article "La République Modèle" publié dans "El Productor" du 27 décembre 1888, reprend l'intégralité d'un discours du président des Etats Unis dans lequel celui-ci reconnait que l'opposition entre opulence et misère n'a pas du tout diminué et a même augmenté dans ce modèle de république.

Dans cet article de "El Productor", nous pouvons lire:

"A diverses reprises, lorsque nous avons parlé des différents systèmes politiques qui régissent le monde, nous avons affirmé qu'aucun d'entre eux ne satisfaisaient nos aspirations parce que tous, absolument tous, ne constituaient que des moyens dont se servait la classe dominante pour enchaîner son peuple. Chaque jour qui passe amène des faits nouveaux qui renforcent toujours plus nos positions.

Mais si nos opinions étaient mises en doute par qui que ce soit, il suffirait de lire le Message de Cleveland pour se convaincre que l'unique ennemi contre lequel les ouvriers doivent lutter, c'est le capitalisme.

Tout effort que le peuple travailleur déploie au sens politique sera inutile, il n'obtiendra rien d'autre qu'un changement de forme du gouvernement et il sera toujours en face de l'énorme pieuvre qui l'étouffe dans ses épouvantables tentacules.

Nous l'avons dit mille fois, c'est le Capital et lui seul qui réduit les travailleurs en esclavage que ce soit dans les monarchies ou dans les républiques, et tant que nous ne nous organisons pas comme classe pour combattre face à face l'ennemi commun, ce sera en vain que nous courrons les urnes et y déposerons nos votes avec l'espoir d'améliorer notre situation économique, seule pierre angulaire de notre libération..." (11)

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Cet article est suivi d'un autre qui concerne cette fois la République des Etats Unis Mexicains.

"Une Autre République"

"Dans le coup de grâce donné, dans son récent Message, par Monsieur Cleveland à la République américaine, nos lecteurs auront pu voir quel genre de bénéfices le peuple travailleur pourra rencontrer dans le tant vanté système républicain.

Là-bas, dans la terre classique de la liberté, dans la République Modèle, aux Etats Unis d'Amérique, le prolétariat n'est autre chose que ce qu'il est dans tous les systèmes de gouvernements connus; c'est-à-dire une classe de la société, la classe la plus nombreuse, exploitée au profit d'une minorité bien installée et satisfaite.

Qu'ils lisent, qu'ils étudient dûment les ouvriers républicains et le mode d'être du peuple américain; qu'ils auscultent, disons-le ainsi, avec une attention particulière les organes vitaux de ce grand malade qui s'appelle peuple, et ils verront que là bas, comme ici et comme partout, c'est le même mal qui consume lentement la vie des travailleurs; un mal que nous appellerons parasitisme bourgeois et qui à la manière d'un énorme ténia, se nourrit de notre organisme.

Et que l'on ne croit surtout pas que la passion d'une quelconque école nous guide dans notre manière d'écrire. Non! Que les faits quotidiens eux-mêmes, ceux qui se déroulent dans le monde républicain, mettent en évidence, à chaque pas, l'absence de passion dans nos jugements!

Regardez ce qui s'est passé à Veracruz (Mexique) et dites si Alexandre de Russie lui-même pourrait procéder de manière plus despotique.

Nos lecteurs ont déjà pris connaissance de la grève des ouvriers du tabac menée dans la population; et étant donné qu'ils sont au courant de ce mouvement, ils serait bon qu'ils s'informent des procédés utilisés à l'encontre de ces travailleurs, pour les obliger à retourner au travail. A cette fin, nous insérons ici le manifeste que nous avons reçu:

"... (après avoir exposé les faits, le manifeste se termine de cette façon: NDR)... les grévistes du tabac lancent un pressant appel à la presse noble et généreuse de la localité et de la République pour qu'au nom du droit, de la loi, de la justice et de la liberté, elle s'insurge contre les rigueurs tyranniques auxquelles ont été réduits deux cent pauvres journaliers pour défendre la liberté de leur travail et pour accomplir dignement leurs engagements. Quant à moi, je sais déjà qu'avec cette déclaration j'augmenterai contre ma personne la colère vengeresse du Chef politique, mais je serai heureux, quelques soient les souffrances qui me seront infligées, si le sacrifice de mon individu est utile d'une quelconque manière à mes camarades grévistes de l'honorable laborieuse et persécutée corporation du tabac."

Raphael Mercado
Veracruz, 1er janvier 1889.

Mais les grévistes du tabac de Veracruz vivent dans l'erreur s'il croient que la presse noble et généreuse va s'insurger au "nom du droit, de la loi, de la justice et de la liberté, (...) contre les rigueurs tyranniques auxquelles ont été réduits deux cent pauvres journaliers pour défendre la liberté de leur travail et pour accomplir dignement leurs engagements".

La propriété de votre travail!

Quelle ironie! Seriez-vous par hasard maîtres de vous-mêmes? Votre travail! Et depuis quand a-t-il été vôtre? Auriez-vous droit par hasard à autre chose qu'à cette misérable bouchée de pain dur qu'on vous concède afin que vous conserviez votre vie, tant que le bourgeois en a besoin?

Votre travail! Quand donc en avez-vous été maîtres?Quel est donc le véritable et permanent bénéficiaire de votre travail, le bourgeois qui vous exploite ou vous-mêmes qui, tout en produisant des fleuves d'or, passez votre vie misérablement consumés par l'anémie? Espérez, espérez seulement que la presse noble et généreuse s'insurge au nom de la justice, du droit, de la loi, de la liberté; espérez, et vous verrez bientôt ce que la presse entend par droit, par justice et par liberté.

Rapidement, cette presse à laquelle vous vous plaignez, vous dénoncera comme quelques révoltés mécontents, troublant la tranquillité publique (12); parce que la justice, c'est vous faire ronger votre frein quand vous ne voulez pas supporter les impôts du capital, parce que le droit, est celui qu'a le bourgeois de vous exploiter, parce que la loi, c'est ce qui a été fait pour vous rendre esclaves et la liberté, est celle que vous avez de voter pour vos propres tyrans.

Et ceci se passera aussi longtemps que vous espérerez que la presse noble et généreuse intercède en votre faveur, aussi longtemps que vous penserez trouver hors de vous-mêmes des éléments qui vous appuient et vous défendent.

Il y en aura bien sûr qui vous diront que vous vivez dans une République et que la loi, le droit et la justice garantissent votre liberté; que vous êtes des électeurs et que grâce au suffrage universel vous pourrez chasser d'un simple souffle tous ces mandarins qui vous dérangent, mais que vous devez allez travailler auprès de votre patron, celui de l'usine "La Union" (qui se devait de s'appeler "Union" (13)), sous peine d'être écrasés comme l'ont été vos camarades Manuel Iglesias et Julio Castillo, par une "autorité sans intelligence, sans éducation, sans conscience, et sans frein".

C'est cela et rien d'autre que vous obtiendrez.

Mais si vous sortez de cette léthargie qui vous engourdit, et que vous vous disposez à prendre part au mouvement universel amorcé par les travailleurs, alors et seulement alors, vous serez sur le bon chemin, parce qu'espérer votre libération au travers de forces étrangères à vous mêmes est une illusion... c'est caresser l'idée d'être un homme libre par le simple fait de vivre dans une République, et de cette erreur vous recevrez une bonne démonstration..." (14)

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La lutte contre les mythes républicains et patriotiques est une constante dans l'histoire des communistes. Parce que le programme de la contre-révolution se concentre dans l'assujettissement démocratique du prolétariat à telle ou telle fraction de la bourgeoisie, (comme on peut le voir, dans ce même numéro, dans l'article consacré à la social-démocratie), il est essentiel pour les révolutionnaires de démontrer que monarchie et république, que dictature par la volonté populaire ou dictature contre la volonté populaire, que telle ou telle "patrie", ne changent rien à l'essence de ce système d'exploitation universel qu'est le capitalisme. Dans cette tâche invariante, nous reconnaissons nos camarades d'hier et de toujours:
 
"De plus, dans les rangs dans lesquels milite humblement El Productor, on combat sans pitié toutes les superstitions - y compris celle du capital - et nous ne tenons aucun compte des termes de monarchie et de république, et en général, de toute la creuse technologie de cette mesquine politique, qui lorsque sa sphère d'action n'est pas limitée au nom d'une quelconque idole de pacotille, que ce soit Sagasta ou Canovas, elle l'est par un fleuve, une montagne ou quelque autre accident géographique. Ah! non, les moules de cette maudite politique sont bien trop étroits, eux qui n'expriment que la consécration de l'exploitation de la majorité par la minorité; non, nous ne sommes ni monarchistes ni républicains; notre idéal est bien plus élevé, bien plus nobles sont nos aspirations; nous voulons la fusion harmonieuse de toutes ces collectivités qui, sous le nom de nation, bouillonnent et s'agitent dans les horreurs de l'esclavage; nous sommes venus à la vie publique pour défendre les intérêts d'une classe sociale qui s'appelle classe ouvrière, sans aucune distinction de nationalité, nous voulons un seul peuple et un seul autel, notre peuple est l'humanité et notre dieu, l'éternelle justice dont le règne finira par s'implanter sur ce monde si longtemps souillé par l'exploitation du frère par le frère." (15)

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Il est évident qu'à cette époque-là déjà, le prolétariat et les révolutionnaires étaient accusés d'indifférence pour leur attitude classiste, et étaient dénoncés comme réactionnaires parce qu'ils ne soutenaient pas la démocratie et la lutte pour l'indépendance. Voici comment répondait Roig de San Martín à ce que seront les arguments classiques du centrisme (Kautsky, mais ensuite Lénine, Trotsky, Staline, Bordiga,...) pour l'atteler au char de la bourgeoisie (comme si le prolétariat ne faisait pas de politique en refusant d'adhérer à la sphère de la politique bourgeoise!):
"Ce qui arrive est assez original. Le prolétariat, incrédule face à tant de désillusions, déçu par tant de promesses faites avec la solennité d'un rituel en ces jours où les politiciens lui donnaient rendez-vous sur les barricades, s'est prononcé en faveur d'une organisation essentiellement ouvrière, et pour avoir séparé ses propres intérêts des intérêts antagoniques des partis, il est maintenant l'objet de sarcasmes et de railleries de la part de ses anciens adulateurs. Certains, nommés démocrates fédéralistes mais en fait despotes sans éducation ni instinct, l'ont accusé d'être un allié inconscient de la réaction, un joker ignorant des situations qui l'ont exploité sans mesure, et le rendent ainsi responsable de la perte de liberté qui n'a en fait d'autre défenseur que les politiciens de filiation bien connue. Un ouvrier satellite de la réaction, c'est à dire ami de la soumission au dépouillement de la tyrannie! C'est stupidement absurde et insolemment douteux. Mais si l'on veut entendre ce que nous pensons en général de la politique, qu'elle se nomme réformiste ou conservatrice, nous ne voyons pas d'inconvénient à affirmer qu'en rapport à la cause du travail il ne faut pas faire de distinction. Quelle différence y a-t-il donc entre l'autocrate russe qui exile en Sibérie ceux qui conspirent pour la disparition de l'obstacle s'opposant au bonheur du peuple moscovite, et les démocrates républicains français refusant à leurs citoyens un droit qui est individuel, et comme ils disent eux-mêmes, antérieur à toutes lois, celui d'organiser les municipalités conformément au système organisé par les Conseils Ouvriers dans leurs assemblées souveraines? Serait-ce donc la règle potestative d'un pouvoir démocratique que de nier les droits qui se déduisent des principes formant la base de ce gouvernement, ou serait-ce peut-être que la démocratie s'accommode par intérêt de ces messieurs inconscients auquel le Quatrième état cessera un jour d'obéir, pour commander et être obéi?... Votre apostolat est hypocrite! Votre austère vertu démocratique est une sanglante farce; vous flattez le peuple comme Brutus flattait César, comme Corine louait Auguste, comme Judah complimentait Jésus: vous prodiguez des caresses qui tuent, parce que ce sont des sentiments mesquins qui les engendrent, des sentiments propres aux despotes...

Les politiciens professionnels, eux qui se préoccupent du sort des peuples en échange d'un siège au festin du budget, pensent que la classe ouvrière, lorsqu'elle se débarrasse de ses organisations conventionnelles et de ses systèmes stériles (quand ils ne sont pas nuisibles), commet un crime dont la conscience sociale ne pourra l'absoudre aujourd'hui, pas plus que demain le tribunal sans appel de l'histoire...

Ces politiciens avisés et experts, qui croient que le prolétariat ne fait pas de politique parce qu'il ne milite pas dans les rangs des noyaux organisés qui visent à gouverner les peuples ou aspirent à implanter en eux leur doctrine, ne connaissent pas l'organisation ouvrière pas plus que les buts que se propose de réaliser cette phalange qui fut jusqu'il y a peu l'âme de toutes les situations, le nerf des groupes d'opposition, la menace permanente des proscrits et la préoccupation constante des hommes d'Etat. Cela ne s'appellerait donc pas politique ce que fait le Quatrième état en accord avec ses intérêts particuliers et ses aspirations, avec son mode d'être social, sa spécificité propre, parce qu'aucune organisation ne ressemble à celle dont il a besoin pour rendre viable ses propositions, persuadé qu'à l'intérieur du libéralisme le plus large, il ne trouvera pas la panacée qui soigne ses maux chroniques? N'y aurait-il pas en tout cela plus de politique que dans toutes les intrigues et mortifications qui l'empoisonnent de ses vapeurs toxiques? N'y aurait-il donc pas par hasard, plus de politique que dans celle qui nous a appauvrit et éloigné du chemin que nous devions emprunter pour ne pas perdre de vue les intérêts prolétariens, intérêts qui avaient été remis dans des mains mercenaires et qui tantôt nous vendaient au son de l'hymne de Riego, tantôt nous jetaient dans les cachots au nom de l'ordre et de la propriété? Non. Cela c'est une autre sorte de politique, qui ne croit ni en la monarchie ni en la république parce qu'elle n'attend rien d'eux, mais compte seulement sur ses propres forces organisées, sur la solidarité salutaire de ses seuls intéressés desquels surgit, puissante et vigoureuse, l'émancipation du Quatrième état, qui sera l'oeuvre de son travail, de ses vertus civiques, de son unité d'action, liée à ses propres et exclusives forces..." (16)

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Pour terminer, et à l'attention des frères prolétaires de Cuba qui contrairement à tout ce qu'on leur dit, doivent lutter pour la révolution, pour la même révolution que le prolétariat dans tous les coins du monde, nous citerons notre camarade Roig de San Martín, dans un texte qui semble faire référence à la situation que vivent aujourd'hui nos camarades à Cuba:
"Jusqu'à présent, et nous le disons bien fort, toutes les révolutions n'ont rien été de plus que de misérables parodies...

Qui furent donc les véritables bénéficiaires des efforts réalisés et du sang versé?... Les millions d'hommes qui gémissent dans la misère répondent pour nous; bien qu'il serait plus juste que ne réponde l'insolente ploutocratie qui, grâce à la candeur des peuples, est venue remplacer l'aristocratie...

Elle sait trop bien (la bourgeoisie, NDR) que la politique est l'unique moyen qui peut la soutenir et elle craint le jour où les travailleurs s'organiseront comme classe, parce qu'elle sait que le jour où ils l'abandonneront sera le dernier jour de sa domination. C'est pour cela que nous la voyons combattre nos idées avec autant d'insistance. C'est pour cela qu'elle nous dit quotidiennement, qu'en dehors de la politique il n'existe pas de rédemption possible pour les peuples, parce qu'elle sait que la politique est le moyen pour les tenir enchaînés." (17)

Notes

1. Publié dans El Productor, "Réalité et Utopie" (I), 8 mars 1888.
2. Publié dans El Productor, "Réalité et Utopie" (II), 15 mars 1888.
3. Publié dans El Productor, "Réalité et Utopie" (III), 22 mars 1888.
4. Publié dans El Productor, "Réalité et Utopie" (IV), 29 mars 1888.
5. Publié dans El Productor, "Réalité et Utopie" (V), 5 avril 1888.
6. Publié dans El Productor, "Réalité et Utopie" (VI), 12 avril 1888.
7. Le fractionnement des travailleurs auquel se réfère ici Roig de San Martín, est le fractionnement existant entre espagnols, cubains et noirs comme nous pouvons le déduire de ce texte.
8. Il est fait référence ici à l'opposition bourgeoise entre le maintien comme colonie espagnole (assimilation) ou l'indépendance (autonomie).
9. Publié dans El Productor, 1er mars 1888.
10. Comme par exemple, dans l'article "La politique et les ouvriers à 'La lucha'", publié dans El Productor, 1er novembre 1888.
11. Publié dans El Productor, le 13 janvier 1889.
12. L'invariance réelle de la contre-révolution nous surprendra toujours. Récemment (en 1992), des militants et groupes qui se prétendent prolétariens, ont "découvert" que la presse était contre-révolutionnaire, qu'elle était au service du capital, que c'était un appareil de l'Etat. Roig de San Martín disait déjà cela il y a déjà plus d'un siècle!
13. "Union Obrera" était le nom de l'unité syndicale jaune et des briseurs de grèves de l'industrie du tabac à Cuba, et "La Union", le périodique de cette organisation. Celle-ci constituait la réponse patronale aux campagnes de El Productor, à l'action de L'Alliance Ouvrière, fomentée par le groupe des trois Enrique au Congrès Ouvrier de 1887.
14. Publié dans El Productor, "Une autre République", le 17 janvier 1889.
15. Publié dans El Productor, "Sur notre terrain", le 11 août 1887.
16. Publié dans El Productor, "Principes et Finalités", 1er septembre 1887.
17. Publié dans El Productor, "Lisez et Pensez", 11 août 1887.