Le texte qui suit est la traduction d'un article que nous avions publié en 1982 dans notre revue centrale en espagnol ("Comunismo" n°8). Nous n'y avons ajouté que de légères modifications. Un avertissement tout de même: le lecteur européen, habitué à identifier l'Amérique aux Etats-Unis, risque d'être quelque peu surpris: nous utilisons ici le terme "Amérique" dans son sens historique, et qui comprend donc l'Amérique du Nord, l'Amérique Centrale et l'Amérique du Sud; c'est dans le même sens qu'est utilisé "Amérique" par "El Productor", et en général par le mouvement prolétarien du continent américain. |
En publiant certains textes et extraits de textes relatifs à la lutte de cette époque, nous voudrions nonseulement contribuer à exhumer une partie peu révélée de notre histoire (l'une des périodes les moins connues de l'histoire du prolétariat international), mais nous entendons également combattre la version social-démocrate de celle-ci. Notre propos est donc de mettre en évidence les forces révolutionnaires qui, même dans ces moments difficiles, luttèrent contre toutes les positions de la Social-Démocratie d'aujourd'hui et d'hier -contre la démocratie, contre la patrie, contre la réforme de l'Etat...- en y opposant l'autonomie du prolétariat, dans l'optique de la destruction de l'Etat bourgeois, dans la perspective de la Révolution Sociale.
S'ouvre alors une époque de modernisation du réformisme, de rajeunissement des vieilles théories pour la conciliation des classes prônées par les libéraux, républicains, socialistes et anarchistes bourgeois. C'est aussi une époque où les idéologies syndicalistes, corporatistes, anti-autoritaires, parlementaristes, fédéralistes, des Proudhon, Lassalle et consorts vont s'emparer des masses, conciliant non pas le socialisme et la démocratie, ce qui est totalement impossible, mais bien la soumission à l'Etat, la soumission à la démocratie (3).
C'est l'époque de la Social-Démocratie (4), l'époque où arrive à son apogée la politique d'alliance du parti de la révolution sociale, celui du prolétariat, avec le parti de la démocratie, celui de la grande, moyenne et petite bourgeoisie. Ceci ne pouvait se matérialiser que par une phase de repli de la lutte révolutionnaire sur base de la faiblesse du prolétariat comme parti autonome, que par une phase de renoncement pratique au programme et aux intérêts de la révolution sociale.
En effet, comme le signale Marx dans "La lutte de classes en France" (LCF) et dans "Le 18 Brumaire" (18B), ce type de tendance se développe nécessairement dans les périodes au cours desquelles le prolétariat passe à l'arrière-plan de la scène révolutionnaire. Alors que les phases d'ascension révolutionnaire se caractérisent par un ensemble de luttes dans lesquelles "le prolétariat se dégage comme parti politique indépendant du parti de la démocratie" (LCF p.67) comme, par exemple, durant les journées de juin 1848 où "toutes les classes et tous les partis se sont unis en un seul 'parti de l'ordre' contre le 'parti de l'anarchie', parti de la classe prolétarienne, du socialisme, du communisme" (18B p.80, souligné par Marx), les phases descendantes quant à elles, les phases de repli, se caractérisent par l'inverse. Ainsi, "(...) avec cette défaite -celle de juin 1848- le prolétariat passe à l'arrière-plan de la scène révolutionnaire. Il s'efforce de se remettre en première ligne chaque fois que le mouvement semble prendre un nouvel élan, mais chaque fois avec une énergie diminuée et un résultat plus faible. Dès que l'une des couches sociales placées au-dessus de lui entre en fermentation révolutionnaire, le prolétariat conclut une alliance avec elle et partage ainsi toutes les défaites que subissent les uns après les autres les différents partis..." (18B p.78). Ainsi, dans les premiers mois de 1849, "le parti social et le parti démocrate, le parti des ouvriers et celui des petits bourgeois (et des bourgeois, pouvons-nous ajouter en cohérence avec les faits historiques et d'autres développements des textes de Marx) s'unirent pour former le 'parti social-démocrate'" (LCF P.84, souligné par Marx).
C'est donc une phase descendante de la lutte prolétarienne, caractérisée par la disparition relative du prolétariat comme force autonome, c'est-à-dire une phase social-démocrate, où plus particulièrement encore, la Social-Démocratie va s'internationaliser et se doter de formes adéquates: c'est l'époque de la Social-Démocratie Internationale. De tout côté, mais surtout en Allemagne, la Social-Démocratie essaye de convaincre le reste de la bourgeoisie des énormes services qu'elle peut lui offrir dans la lutte contre les tendances révolutionnaires du prolétariat. Ainsi, devant l'incompréhension de certains secteurs de la droite (Bismarck, par exemple) qui ne voient pas l'opposition claire et conséquente de la Social-Démocratie à toute lutte révolutionnaire, ses chefs multiplient les déclarations pour affirmer que leurs véritables buts ne sont pas révolutionnaires, mais réformistes. Préconiser l'action directe ou soutenir la nécessité de la lutte armée contre la bourgeoisie devient autant de motifs d'exclusion. Les déclarations nationalistes, chauvines, des Wilheim Liebknecht et Cie ne manquent pas; en voici un exemple percutant: "Les socialistes allemands donneront leur vie pour défendre jusqu'au dernier pouce du territoire allemand -y compris l'Alsace et la Lorraine-" (5). Cette politique va trouver effectivement son prolongement pratique en 1914.
Selon l'histoire officielle du mouvement ouvrier, établie par les "anarchistes", les grands partis "communistes" et "socialistes", il n'existait à l'époque que des militants social-démocrates et "anarchistes", ces derniers n'étant rien d'autre qu'une absurde variante de la Social-Démocratie. Cette légende officielle est bien entendu fausse et coïncide avec les intérêts de la bourgeoisie. L'histoire officielle masque la véritable frontière entre bourgeoisie et prolétariat révolutionnaire; elle occulte par là toutes les forces révolutionnaires qui existent à l'époque et luttent contre la bourgeoisie et la démocratie.
A cette époque, en effet, les partisans de la conciliation, les disciples de la Social-Démocratie, rencontrèrent une farouche et glorieuse résistance ouvrière, qu'ils ne parvinrent pas à faire taire (ce qu'ils réussiront, par contre, à réaliser presque partout dans le monde au début des années '20). Cette résistance du prolétariat, sa lutte pour l'autonomie du socialisme envers la démocratie, sa défense du socialisme révolutionnaire, du communisme, se déroule dans les rues, au sein des usines; la révolution est au centre des discussions à l'intérieur des clubs ouvriers, dans les campagnes... de divers endroits du monde. Nous n'en possédons malheureusement qu'un aperçu relatif, lié au témoignage insuffisant que représentent les quelques écrits militants et la presse ouvrière de l'époque qu'il nous a été permis de connaître.
Mais cette lutte, qui s'est déroulée à contre-courant durant le dernier quart du 19ème siècle, n'entre pas en contradiction avec le fait que, dans l'ensemble, l'époque fut marquée par un reflux, un recul de l'autonomie de classe du prolétariat. Cette période contient pourtant, de notre point de vue de classe, un intérêt fondamental, car elle constitue indiscutablement la préparation théorico-pratique d'une nouvelle phase d'ascension de la révolution, phase qui va commencer à se concrétiser dès le début du 20°siècle et durant laquelle le développement sans précédant de l'associationnisme prolétarien, l'extraordinaire expansion que prend la presse ouvrière, vont se concrétiser par d'énormes manifestations, par de grandes grèves générales et des actions armées en Belgique dès 1902, au Chili et dans la Russie de 1905, en Argentine en 1907, en Espagne en 1909,... et surtout en Basse Californie et au Mexique en 1911. Cette phase trouvera sa continuité et son apogée dans la phase révolutionnaire proprement dite qui va s'étaler de 1917 à 1923, avec la Russie et l'Allemagne comme centre, et qui embrasera le monde entier (6).
Comme toujours, notre intérêt se porte sur la ligne invariante de la révolution qui, même dans une période défavorable, prépare programmatiquement (c'est-à-dire en termes organisatifs, théoriques, etc...) la phase qui rendra la révolution possible. En ce sens, la vie de l'union de la "sociale"-"démocratie" ne nous intéresse pas en soi; tout au contraire, nous portons notre attention sur les forces sociales qui tendent à la séparation nette entre d'une part, le socialisme révolutionnaire (le seul socialisme envisageable!), le communisme (nécessairement anti-démocratique) et d'autre part, la démocratie. C'est dans cette lignée que se situe "El Productor", qui surgit précisément dans les années où se constitue l'Internationale de la Social-Démocratie: la Seconde Internationale (juillet 1889, Paris).
Il est clair qu'il peut toujours exister des secteurs de la Social-Démocratie formelle en désaccord avec sa politique générale: ils peuvent participer à certaines luttes ouvrières contre la bourgeoisie, émettre même certaines critiques partielles contre la démocratie (7), le parlementarisme, le réformisme, etc..., mais à l'époque, la véritable critique contre la démocratie se développe, pratiquement partout dans le monde, en dehors de la Social-Démocratie. Comme on le sait, ce ne sera seulement qu'une quinzaine d'années plus tard que va commencer à se former une opposition plus globale à l'intérieur de la Social-Démocratie, autour de différents militants internationalistes, dont Lénine. Mais cette opposition, pour être conséquente, devra (et devait nécessairement!) rompre avec la totalité du programme de la Social-Démocratie. Elle va donc se situer en dehors de celle-ci et reprendre des aspects centraux de la critique qui se développaient à l'extérieur de ce parti de la réforme, du point de vue du communisme, jusqu'à finalement terminer par se revendiquer comme communiste à part entière et donc en opposition totale à toute démocratie.
Par ailleurs, les faiblesses de ces militants internationalistes vont jouer un rôle décisif dans la rapide putréfaction de l'"Internationale Communiste" et trouvent précisément leur origine dans le manque de rupture programmatique avec la conception social-démocrate du monde (progressisme, scientisme, nécessité prolétarienne de développer le Capital, frontisme, démocratisme, syndicalisme, etc...).
Après ces quelques clarifications concernant les grandes caractéristiques de l'époque, nous pouvons maintenant brièvement aborder certains aspects de la critique de la démocratie, réalisée au cours de ces années par le prolétariat révolutionnaire.
Durant de nombreuses années, les idéologies bourgeoises existantes au sein des ouvriers permettent la perpétuation de ce mythe, aussi bien en Amérique qu'en Europe. En guise d'exemple, voici ce que l'on découvre dans le premier numéro d'"El Internacional", publié à Montevideo en 1878, journal se revendiquant de la ligne de l'AIT, mais proudhonien en réalité:
"Nous n'ignorons pas que dans cette partie de l'Amérique, le capital n'est pas autant l'ennemi du travail (sic) que de l'autre côté des mers, dans l'Europe vétuste et déglinguée (c'est la même imbécillité mais inversée, que l'on tente de faire croire aujourd'hui en Europe -NDR); nous savons que les Gouvernements de La Plata (10) (on voit ici s'ouvrir la route qui mène aux premiers ministres "anarchistes" du monde, dont le début du siècle verra la consécration, avec la collaboration d'Arenas au gouvernement de Battle en Uruguay -NDR-) réservent à l'ouvrier, dans certaines occasions et à des époques déterminées, des considérations que nous remercions et reconnaissons comme sincères (sic! on retrouve également ici les antécédents réels des dirigeants syndicaux ministérialistes de la FORA -Fédération Ouvrière Régionale Argentine- opportuniste, en opposition à la FORA Communiste -NDR-), mais les situations ne manquent pas non plus où les ouvriers immigrants souffrent les plus cruelles spoliations, après d'illusoires promesses et de vaines espérances".
A propos du mythe du paradis continental américain, créé
par les bourgeois contemporains de Roig de San Martin, pour justifier la
futilité des tentatives d'organisation prolétariennes de
l'époque, voici quelques exemples que nous avons trouvé dans
des journaux de Montevideo (Uruguay) de l'époque.
Aujourd'hui, la bourgeoisie européenne utilise les mêmes arguments et développe le même mythe inversé: l'Europe de la prospérité et de l'égalité (par opposition aux conditions de misère et de barbarie qui règnent sur le continent américain) tente d'annihiler et de rendre caduque toute tentative d'organisation prolétarienne autonome. "Si l'on examine la condition de l'ouvrier dans les villes européenes, peut-être pourra-t'on expliquer l'existence de cette société (on se réfère à l'Internationale) (...). Ces motifs repoussants existent-ils dans notre jeune République? Serait-elle déjà menacée par des telles ombres? (...). L'ouvrier est, ici plus qu'ailleurs, le fondement, la base de la société. (...). Fréquemment et même lors de grandes crises commerciales, le pain de ce même ouvrier est plus sûrement garanti que celui des capitalistes (...). Peut-être qu'aujourd'hui la condition de l'ouvrier n'est pas totalement satisfaisante, mais c'est uniquement dû à la période que nous traversons. C'est pourquoi, nous pouvons vous assurer qu'il ne s'agit pas d'une question sociale. Une telle question ne pourrait surgir. Ici, l'égalité n'est pas un myhte, la protection du travail n'est pas un mensonge." La Tribuna Popular, 19 août 1884.
L'Independiente, 12 août 1884.
El Siglo, 17 août 1884.
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Il est important d'insister aujourd'hui sur le fait que ces mythes étaient alors l'exact opposé (complémentaire!) de ceux d'aujourd'hui. A l'époque, les ouvriers immigrés en Amérique du Sud, en Amérique Centrale et en Amérique du Nord venaient d'Europe. La main d'oeuvre bon marché en Argentine, aux Etats-Unis, au Brésil, en Uruguay,... était constituée d'ouvriers européens. Les "tanos", les "gallegos", les "franchutes", les "turcos",... étaient les expressions partiellement méprisantes avec lesquelles on se référait, dans ces "pays riches", aux italiens, espagnols, français,... aux ouvriers en provenance de l'Europe de l'Est tout particulièrement, bref à toute cette main d'oeuvre qui cherchait désespérément à vendre sa force de travail. Et comme c'est le cas en Europe aujourd'hui, les ouvriers immigrants de l'époque abordaient l'Amérique en s'imaginant débarquer au paradis (11).
Les militants révolutionnaires de par le monde vont alors chercher à démentir cette falsification et tente de mettre en évidence que le Capital et le prolétariat sont des ennemis irréconciliables. Ces militants vont s'efforcer de montrer que le mythe selon lequel les ouvriers vivent bien en Amérique parce que le Capital y est soi-disant moins l'ennemi des intérêts des travailleurs, est précisément... un mythe, dont la publicité est dirigée et assumée par le Capital international en vue de disposer mondialement d'une masse d'ouvriers, ce qui fait ainsi baisser les salaires en Amérique, tout en contribuant à briser les luttes naissantes qui s'y déroulent, luttes pour la réduction des heures de travail et l'obtention de meilleurs salaires. Les entreprises américaines et européennes sont intimement liées (quand les usines américaines ne sont pas tout simplement des filiales européennes) et s'offrent le luxe d'engager des ouvriers en Europe pour briser les grèves (12).
Sans Internationale Révolutionnaire, combattre cette politique du Capital s'avère très difficile. Malgré le fait que la misère se charge elle-même de faire comprendre au nouvel arrivant qu'il a été trompé, et bien que la lutte de classe l'unisse à ses frères contre la bourgeoisie et sa démocratie (y compris dans ses pays considérés modérés comme ceux de "La Plata"), et malgré encore la propagande révolutionnaire qui attaque de plein fouet le mythe du paradis américain, il est néanmoins très laborieux d'arriver à faire entendre aux prolétaires européens directement concernés (ceux qui sont encore en Europe) qu'ils n'ont aucun intérêt à se laisser entraîner vers l'Amérique. A l'époque, plusieurs initiatives de reconstitution d'une association internationale des travailleurs sont entamées, mais elles échouent. Seules quelques tournées européennes de militants révolutionnaires réussiront à s'organiser. Ces militants tentent bien entendu d'expliquer la réalité qu'ils connaissent parfaitement, pour l'avoir vécue en Amérique, ou pour y avoir passé un de leurs nombreux exils, mais cela reste pratiquement sans succès.
Des événements importants devront avoir lieu (nous le verrons dans le prochain chapitre), pour que la distance et le filtrage de l'information bourgeoise ne puissent finalement plus cacher que, dans ce "nouveau monde", les ouvriers vivent également dans la misère, qu'ils luttent ouvertement contre la bourgeoisie et que le modèle démocratique sort ici aussi ses griffes terroristes, pour liquider toute tentative d'organisation du parti de la révolution sociale.
Il nous faut encore garder à l'esprit que si les différents faits de la lutte de classe, qui se déroulent en Europe, sont connus (quoique déformés) dans l'Améri-que entière, l'inverse n'est pas aussi certain. Le mythe du paradis va permettre d'occulter l'essor du mouvement révolutionnaire, le développement du communisme en Amérique (13).
Faire uniquement référence aux "événements de Chicago" cache la réalité de l'époque et nuit à la compréhension de l'ampleur du mouvement. Il s'agit en réalité d'un énorme mouvement prolétarien en faveur de la réduction des heures de travail, qui va se développer non seulement dans toute l'Amérique, mais aussi dans le monde entier. Ce mouvement, qui cherche à prendre forme, à se coordonner, à unifier ses revendications, etc..., va trouver son point culminant lors de ce fameux 1er mai 1886 (et durant les jours suivants), avec le déclenchement d'une grève générale aux Etats-Unis (des centaines de milliers de grévistes), accompagnée d'actions armées menées par des militants révolutionnaires qui commettent l'erreur, semble-t-il, d'anticiper le déclenchement d'une action offensive et insurrectionnelle beaucoup plus vaste encore, et pour laquelle (selon l'accusation du procureur) les subversifs regroupaient rien qu'à Chicago, plus de 1.000 hommes armés et disciplinés.
Cette fois la bourgeoisie mondiale, ne peut arrêter la vague d'appui ouvrier international à ces militants. Aux Etats-Unis, la chasse démocratique aux parias "anarchistes" et "socialistes" est lancée. Elle culmine par les jugements, les condamnations et les exécutions de quelques-uns des dirigeants du mouvement.
Huit camarades sont condamnés, cinq seront assassinés par les bourreaux du Capital international. Les courageuses déclarations de ces révolutionnaires font le tour du monde et, pour la première fois, l'Océan et la Social-Démocratie s'avèrent incapables d'empêcher que les ouvriers de toutes les latitudes ne reconnaissent le véritable visage, sanguinaire et raciste, du "paradis" démocratique.
Nous publions ici certains extraits de ces déclarations, en accord avec la version publiée, en 1887, par "El Productor" (14). Le journal s'est intégralement solidarisé avec les actes de ces militants révolutionnaires (15). La lecture de ces extraits permet de compléter la vision de l'époque et de la situation dans cette région de l'Amérique, où s'inscrit l'action de "El Productor", et d'abattre ainsi quelques mythes de plus de la contre-révolution. On imagine la difficulté pour ces camarades à s'exprimer clairement face à leurs bourreaux avec la menace d'une condamnation à mort, brandie par les juges bourgeois; mais, malgré cela, leurs déclarations n'en perdent pas pour autant de leur valeur. Les extraits que nous publions révèlent eux-mêmes les raisons pour lesquelles ces déclarations sont si peu connues. L'intérêt de les faire connaître en est d'autant plus évident.
Que ces camarades aient posé ou non la bombe qui tua ces agents de l'ordre capitaliste, ou qu'au contraire, il y avait là une invention de la justice bourgeoise, c'est encore ce qui s'avère être le moins important aujourd'hui. Ce qui est certain, c'est que ces camarades restèrent unis en toute circonstance, niant en bloc toutes les accusations concrètes, comme tout militant se doit d'agir. Ce qui est certain, c'est qu'étant donnée la possibilité de porter leurs déclarations à la connaissance des ouvriers du monde entier (ce qui devient et deviendra de plus en plus difficile), ils revendiquèrent intégralement la nécessité d'utiliser la violence révolu-tionnaire, le terrorisme rouge, contre le terrorisme de l'Etat républicain et démocratique, comme le démontrent à suffisance les extraits des déclarations qui précèdent (16).
Il est d'autant plus important de souligner ces derniers aspects lorsque l'on voit que la contre-révolution va utiliser les nécessaires revendications d'innocence des accusés pour, en fait, affirmer sa propre idéologie pseudo-révolutionnaire. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore, les pacifistes de tous bords ont l'audace d'utiliser les noms des "martyrs de Chicago" pour célébrer la conciliation des classes, pour vanter la démocratie, pour fêter le jour du travail,... c'est-à-dire pour affirmer l'exact opposé de ce que revendiquaient les pendus de Chicago.
Il est clair que seuls les prolétaires révolutionnaires peuvent et doivent se revendiquer des camarades de Chicago. Dans les faits, les partisans de la démocratie, de la Social-Démocratie, de l'anarchisme individualiste et autogestionnaire, du socialisme démocratique ne font rien d'autre que perpétuer quotidiennement les pendaisons des Parsons, des Engel, des Lingg,... des prolétaires révolutionnaires.
La contre-révolution n'a pu empêcher le fait que certains éléments isolés ne parviennent jusqu'à nous. Les signaler brièvement est le minimum que nous puissions faire actuellement pour situer "El Productor". En ce sens, avoir souligné les événements de Chicago nous permet, non seulement d'expliquer la problématique générale de l'époque, mais aussi de toucher à des aspects intimement liés au mouvement révolutionnaire à Cuba. En effet, selon les éléments dont nous disposons, le mouvement communiste à Cuba (partie indissociable du mouvement communiste mondial) est particulièrement associé (en contact) avec celui du Mexique, d'Espagne, des Etats-Unis,... (et plus tard avec le mouvement communiste à Porto Rico, dans la République Dominicaine, et dans les autres pays d'Amérique centrale et des Caraïbes),... Par ailleurs, si l'on disposait d'informations permanentes sur la France, l'Allemagne, la Russie,... le manque de contact avec le reste des pays du sud de l'Amérique et avec l'Italie reste surprenant.
Plus qu'ailleurs, le mouvement communiste au Mexique était intimement lié à celui de Cuba. Cela s'explique par le passage constant de militants révolutionnaires d'un pays à l'autre, militants harcelés par les successives vagues de répression anti-prolétariennes au Mexique. Le Mexique constitue, à l'époque, non seulement un des points névralgiques des guerres impérialistes (il faut se rappeler dans ces années-là, la guerre expansionniste du capitalisme esclavagiste des Etats-Unis, les interventions militaires de la France, de l'Espagne, de l'Angleterre, etc..., ce dont tout le monde avait connaissance), mais aussi une grande zone de développement du mouvement révolutionnaire (ce qui fut par contre toujours méprisé ou ignoré (17)), où le prolétariat va tenter de se solidariser par tous les moyens avec la lutte du prolétariat dans les autres régions du monde.
Par rapport à cela, il nous paraît indispensable de signaler qu'au cours des décades antérieures, un accroissement sans précédent d'associationnisme ouvrier rural et urbain s'était produit au Mexique. Dans la ligne des tentatives de révolution sociale du début du siècle passé, avortées dans le sang par les partisans locaux du colonialisme (partisans de la continuité de la domination espagnole) et les indépendantistes coalisés (18), cet associationnisme va tenter d'affirmer un projet révolutionnaire, ce qui signifie un saut qualitatif par rapport au mouvement communiste du passé, dominé par la simple résistance sans perspective au capitalisme. L'unification du prolétariat de différentes nationalités et tribus, en un même lieu de production, le surgissement des premières usines, la présence d'immigrés de latitudes variées, va contribuer à ce processus, malgré le fait que les ouvriers industriels étaient encore relativement peu nombreux, les villes petites et la concentration du prolétariat très faible.
C'est ainsi que les grèves de l'industrie textile à San Idelfonso (1864-1865), puis à Tlalpan (1866-1868) (19) se déclenchent pour la réduction des heures de travail des femmes et des enfants, pour l'amélioration des conditions de travail, et l'augmentation des salaires. Ces grèves reprennent de plus belle en 1877 et permettent l'obtention de la suppression du travail nocturne. Elles constituent autant de maillons d'un mouvement qui essaye de se doter d'un centre en 1870, avec la création du Grand Cercle des Ouvriers du Mexique, et en 1880 par la création de la Grande Confédération des Travailleurs Mexicains.
Cet associationnisme, comme partout ailleurs dans le monde, ne parvient pas à se détacher de l'emprise de l'idéologie bourgeoise et petite bourgeoise: le réformisme, le proudhonisme sous ses formes propres ou "créoles", présents dès le début. Mais face à ces tendances majoritaires dans la constitution du Grand Cercle des Ouvriers du Mexique, et face également à sa scission proudhonienne d'où émerge "La Sociale" en 1871 (cette scission n'est rien d'autre qu'une autre façade pour les imbécillités d'Albert K. Owen, qui prétend construire ici la "métropole socialiste de l'occident" (20) avec l'aide de divers états capitalistes (21)), une tendance réellement classiste, une tendance communiste (22) continue à s'opposer.
Cette tendance est bien évidemment celle qui nous intéresse le plus; elle sera aussi la plus persécutée. C'est à la fois la tendance la plus proche des révolutionnaires à Cuba et aux Etats-Unis, et à la fois la moins connue.
Nous savons que cette tendance historique, communiste, était minoritaire face au mutuellisme dans les congrès des associations ouvrières du Mexique. Pour donner des points de repère internationaux (23), nous pouvons situer cette tendance dans la droite ligne des militants de l'Internationale qui, durant la Commune de Paris, exprimaient des désaccords avec les blanquistes et qui étaient surtout en opposition totale avec le proudhonisme. C'est cette même ligne qui fut à la tête de l'Ecole d'El Chalco et du Club Socialiste; elle prit le nom de "socialiste communiste" pour se différencier précisément des socialismes petits bourgeois et antipartitistes (24). Ces camarades se dotèrent des structures nécessaires pour l'étude conjointe, la discussion organisée et la formation systématique de cadres révolutionnaires. Cette activité assumée collectivement allait de l'alphabétisation des enfants et adultes en milieu rural où la majorité ne savait pas lire, à la discussion de textes et à la formation et l'exercice d'orateurs et autres agitateurs de masses. Ce sont ces mêmes militants qui dirigèrent le mouvement révolutionnaire agraire depuis son développement, jusqu'à son point culminant dans la phase insurrectionnelle: l'insurrection d'El Chalco en 1869 constituera un des moments les plus élevés dans la conquête d'une autonomie de classe au siècle passé, non seulement pour le mouvement du prolétariat au Mexique, mais dans le monde entier.
C'est à ce noyau qu'appartiennent les dirigeants communistes-socialistes qui seront fusillés lors de cette insurrection et parmi lesquels se détache Julio Chavez Lopez, agitateur et homme clé de l'armement du prolétariat, un militant qui a tout appris -même à lire- au sein de ce groupe. Malgré ce terrible coup qui contribue à la défaite de la tentative révolutionnaire, cette fraction communiste réessayera de s'organiser dans les années suivantes, et de reconstituer l'Ecole d'El Chalco. C'est sur ces mêmes bases qui, d'après nous, ont théoriquement et organiquement relié de nombreux militants, que se fonde plus tard le premier "Parti Communiste Mexicain" (25). Bien qu'il ait une existence éphémère à cause de la répression, le Parti Communiste Mexicain connaît un développement politique important sur l'ensemble du territoire, allant jusqu'à inclure des cellules et des centres politiques à certains endroits du territoire actuel des Etats-Unis. Entre autres journaux, cette organisation publie la "Révolution Sociale", dirigée par Alberto Santa Fe, un ennemi convaincu du réformisme.
C'est dans cette phase de développement du mouvement communiste, spécialement puissant au sein du prolétariat agricole, qu'il faut déjà chercher les antécédents de la gigantesque vague révolutionnaire prolétarienne qui se déroule en 1909-1912. Nous sommes certains qu'une étude sérieuse de cette vague révolutionnaire mettra en évidence les liaisons théoriques, et parfois aussi organiques, entre ce mouvement et celui entamé par l'Ecole de Chalco dans les années '60 du siècle passé, avec ses tentatives de réorganisation dans les années suivantes, violemment persécutées et réprimées, avec ses révoltes, telles celle de Tenochic en 1892, celle de Paplanta en 1895, celle de Acayucan en 1906,...
A Cuba, le mouvement du prolétariat semble avoir connu des hauts et des bas, comme au Mexique; on y trouve d'ailleurs le même type de luttes de tendances. Cependant, l'existence manifeste de l'esclavage ouvert en 1880, comme complément et base de l'esclavage salarié (et qui continue à se pratiquer à Cuba jusqu'à la fin du siècle, malgré son abolition juridique), ainsi qu'un plus grand poids des structures artisanales proprement dites, constituent de plus lourdes entraves objectives à l'unification et à la centralisation du prolétariat, que celles existant dans le mouvement au Mexique ou dans d'autres points en Amérique.
Les secteurs clés du prolétariat à Cuba sont, sans aucun doute, les ouvriers du tabac qui constituent leurs premières sociétés (les premières que nous connaissons, tout au moins) en 1868; de même, les ouvriers portuaires de La Havane peuvent se considérer comme une force organisée à partir des années '70. Dans les deux secteurs, se développent les diverses positions que nous avons déjà soulignées au Mexique, le syndicalisme mutualiste d'un côté, et les positions antagoniques à toute conciliation des classes, pour la lutte révolutionnaire, l'action directe contre le capitalisme, etc..., de l'autre côté. Cette lutte de tendances se développe parallèlement à l'attraction que ces secteurs du prolétariat exercent sur le reste des exploités (y compris ceux soumis à l'esclavage ouvert, les artisans à proprement parler, etc...), dans la centralisation de leurs aspirations. C'est également par l'intermédiaire de ces militants et de leurs tendances politiques respectives que le prolétariat de l'île de Cuba va reserrer ses liens avec le prolétariat des autres pays: partisans du socialisme révolutionnaire "sans plus", "bakouninistes", "marxistes",... sont en contact avec leurs "homologues" du Mexique, d'Espagne, etc... (26); les dockers de La Havane constituent également un moyen de contact avec le prolétariat international...
"El Productor" témoigne en permanence de cette réalité. On y trouve des éditoriaux qui critiquent les idées dominantes au sein des ouvriers et artisans de l'époque (telle par exemple, l'idée qu'il est possible de concilier le travail et le Capital), tout autant que de constants appels à la solidarité internationale, à la solidarité du prolétariat à Cuba avec leurs frères du continent ou d'une autre partie du monde.
Particulièrement lié aux ouvriers du tabac et, par leur intermédiaire, à d'autres secteurs du prolétariat qui s'organisent autour d'eux, "El Productor" est, pour ce noyau plus avancé, un moyen d'information, d'organisation, de polémique, de propagande, etc..., au travers duquel s'expriment ouvertement les ouvriers du tabac du Mexique, ainsi que les ouvriers de ce même secteur (et d'autres encore) aux Etats-Unis. Les liens entre les ouvriers de La Havane et de Floride sont permanents; les grèves menées à La Havane par les ouvriers du tabac, sont soutenues solidairement par les ouvriers de Tampa, par exemple. De même, "El Productor" organise plusieurs campagnes de 4solidarité avec les ouvriers en lutte dans différentes villes de Floride. Ainsi, Ramón Rivero visitera le "Circulo de Trabajadores" de La Havane et Enrique Messonier parlera dans les Assemblées ouvrières de Tampa. "El Productor" aura également plusieurs correspondants permanents aux Etats-Unis, à Cayo Hueso, par exemple (27).
"El Productor" fut, tout au début, le porte-parole d'un groupe restreint de militants révolutionnaires, parmi lequel on trouvait Enrique Roig de San Martin, Rafael García, Enrique Messonier, Enrique Creci, Alvaro Aenlle (28). Mais en tant que véritable organisateur collectif de ce secteur du prolétariat, dont le noyau était constitué des ouvriers du tabac et de leur avant-garde révolutionnaire, "El Productor" continua à se développer par la suite, jusqu'à se transformer en l'Organe officiel de la Centrale des Artisans de La Havane (29). Dans sa première phase (1887-1889), durant laquelle furent publiés 167 numéros, tout autant que dans sa seconde phase (1889-1890), qui vit la publication de 78 numéros supplémentaires, "El Productor" porta comme sous-titre: "Périodique consacré à la défense des intérêts économico-sociaux de la classe ouvrière".
Il n'y a pas de doute pour nous qu'il en fut bien ainsi, malgré le fait que nous n'ayons pu avoir accès qu'à un nombre limité d'exemplaires. La clarté classiste et révolutionnaire de "El Productor" devient indiscutable quand on prend en compte l'état réel de développement et d'explicitation du programme de la révolution communiste auquel était arrivé le prolétariat international à cette époque.
Des dizaines d'années durant, on a réinterprété l'histoire de façon officielle et "marxiste", selon le schéma stalino-trotskyste. Celui-ci prétend que le mouvement du prolétariat pour sa propre révolution serait quelque chose comme le prolongement "révolutionnaire" de la lutte entre fractions de la bourgeoisie. Toujours selon ce même schéma, la révolution se maintiendrait (et deviendrait "permanente", "ininterrompue", ...) après l'affirmation de la nation, après le triomphe de la fraction "nationale" de la bourgeoisie.
Voilà qui nous oblige à mettre en évidence, que dans tous les cas:
- le mouvement du prolétariat pour accomplir sa propre révolution est, dès son origine, une lutte pour la conquête de son autonomie face à la lutte nationale -nécessairement interimpérialiste- entre fractions du Capital: si cette autonomie n'existe pas, c'est le massacre mutuel, l'inexistence de la révolution, la négation même du prolétariat.
- la lutte pour la destruction de l'armée coloniale est tout aussi fondamentale que celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie et à l'ensemble des appareils répressifs de l'Etat "national". Cette lutte, que le prolétariat mène à l'encontre de l'armée de la puissance colonisatrice, est la même que celle que mène la révolution contre les appareils de répression de l'ordre capitaliste qui veulent l'enterrer. Elle n'a rien en commun avec la lutte pour l'indépendance. Dans le premier cas, c'est l'autonomie du prolétariat qui se développe, alors que dans la lutte pour l'indépendance, cette autonomie est intégralement niée, les ouvriers entrant dans l'armée bourgeoise indépendante, comme des moutons conduits à l'abattoir.
- à toutes les époques du capitalisme, dans toutes les aires géographiques, la libération nationale est aux antipodes du développement de l'autonomie du prolétariat, du sujet de la révolution communiste, qui jamais n'a de patrie, et qui s'est toujours affirmé internationalement face à toutes les patries du Capital.
Cuba, et l'Amérique en général, n'y font pas exception: le mouvement révolutionnaire du prolétariat pour le communisme ne fut jamais la continuation d'un mouvement de libération nationale (30). Le mouvement communiste s'est développé directement à l'encontre des luttes entre nations, en proclamant bien haut que le prolétariat n'a pas de patrie et qu'il a un intérêt direct, immédiat et historique à ne pas se faire tuer pour la patrie de ses exploiteurs, qu'ils soient grands ou petits. Le prolétariat n'est pas l'héritier de la bourgeoisie, mais bien celui de toutes les classes et couches exploitées de toute l'histoire de l'humanité (31).
A l'époque qui nous concerne, les luttes inter-impérialistes dans cette zone sont permanentes. Toutes les luttes nationales touchent les grandes (et petites) puissances impérialistes de l'époque: les luttes de libération nationale, la lutte d'indépendance de Porto Rico (32) vis-à-vis de l'Espagne ou à son encontre, etc... Les Etats-Unis sont alors en pleine phase de consolidation de l'Union de ses Etats et en lutte d'expansion et de rapine contre les puissances en décadence totale, comme c'est le cas pour l'Espagne, ou partielle, comme pour la France,... Dans cette zone, les Etats-Unis sont partisans des luttes de libération nationale (comme l'impérialisme russe (33) l'est aujourd'hui dans cette même zone ), des luttes pour l'indépendance, la liberté et tutti quanti... L'Espagne, quant à elle, représente le conservatisme, le statu quo.
A Cuba, les mouvements indépendantistes appuyés par l'une ou l'autre puissance impérialiste (au début, l'Angleterre) existent depuis des dizaines d'années (tel celui mené par Ramon Pinto dans les années '50), mais ils n'acquièrent le caractère de guerre d'indépendance ouverte (impérialiste), en 1868, qu'au début de la grande guerre qui va durer 10 ans. C'est alors labourgeoisie "espagnole" et son correspondant allié "national" qui triomphe. C'est au cours de ces mêmes années, durant lesquelles paraît "El Productor", que se consolident les bases économiques de l'alliance bientôt triomphante, entre la bourgeoisie nord-américaine et la fraction la plus libérale, la plus furieusement nationaliste: la fraction pro-impérialiste "nord-américaine" (tout comme aujourd'hui, le nationalisme véhément du castrisme est pro-impérialiste russe (34)):
"Un nouveau type de participation étrangère s'est ainsi réalisé dans l'économie à Cuba: l'influence de la nouvelle métropole nord-américaine ne s'est pas limitée à la commercialisation ou aux transports: elle s'étend aux transformations industrielles, et jusqu'à la conquête de terres. De cette façon, la colonie, bien que n'ayant pas réussi à s'émanciper de la tutelle espagnole, devance d'autres zones hispano-américaines pour se situer sous une tutelle d'un nouveau type; dans le destin auquel commençait à se préparer Cuba à la fin de la Guerre des dix ans, plus d'une nation hispano-américaine a pu reconnaître les traits essentiels de son propre futur..." (35).
Cette fraction bourgeoise "pro-yankee" va reconstituer les forces de l'indépendance (lisez "de la guerre impérialiste"), forces qui s'organisent dans le Parti Révolutionnaire Cubain, fondé en 1892 par José Marti, poète, écrivain et héros national cubain, que revendiquent aussi bien la "droite" que la "gauche" du Cuba contemporain.
Ce qui signifie que la classe ouvrière de La Havane et du reste du pays, s'est vue soumise à toutes sortes de pressions pour être embrigadée dans cette guerre impérialiste de libération nationale, dans laquelle elle n'avait rien à gagner quelqu'en soit le vainqueur. Face à cette guerre, "El Productor" est un témoin indiscutable et courageux de la lutte du prolétariat pour ses propres intérêts, de la lutte de la classe ouvrière pour ses intérêts sociaux, pour la révolution contre la démocratie, contre la patrie.
La courte sélection de textes que nous publions à la suite comprend (36):
"La liberté dans les démocraties" (22/12/1889)... qui nous permet de mieux comprendre internationalement l'époque et ses mythes. Ce texte témoigne de la prise de conscience du caractère criminel de la démocratie constituée en république.
"Ca... jamais" (27/1/1889)... aide à concevoir les caractéristiques particulières de l'antagonisme général des classes, en même temps qu'il nous soumet une brève description de la manière dont ces militants appréhendaient les fractions du Capital et ses partis. L'article témoigne également d'une claire conscience du contenu des droits que l'on donne aux travailleurs.
"Du pain ou du plomb" (23/6/1889)... dénote une compréhension stupéfiante pour l'époque, de la nécessité du prolétariat d'opposer à l'internationale du Capital, l'Internationale Rouge, un parti exclusivement ouvrier, pour le socialisme révolutionnaire (contre les "socialistes" de conciliation nationale qui poussent alors comme des champignons à la suite du modèle social-démocrate allemand).
"Antipatriotes, Oui" (10/8/1990)... est une réponse fondamentale de la période, formulée par les "anarchistes" (37) "cubains", "espagnols",..., "blancs", "noirs",..., à l'encontre des appels de la bourgeoisie pro-espagnole à défendre "la patrie", ou de ceux de la bourgeoisie "pro-yankee" à libérer "la patrie": "être patriote, c'est être assassin"...
"Démocratie et socialisme" (21/6/1888, 28/6/1888, 5/7/1888, 12/7/1888) ...constitue une série de quatre textes. Ces articles démontrent l'impressionnante clarté programmatique globale des révolutionnaires de l'époque. Nous y reviendrons dans la conclusion.
Nous recommandons encore au lecteur de s'attacher très attentivement aux points centraux du programme communiste et de ne pas se perdre dans les formulations propres à l'époque.
"Voilà plus d'un siècle que les peuples, insultés par toutes sortes de tyrans, luttent pour se libérer de ce joug dégradant et obtenir leur liberté. Une liberté qu'ils devraient trouver, d'après l'enseignement des savants, sous le règne de la démocratie constituée en république. Pour atteindre cet idéal, de nombreux peuples firent d'immenses sacrifices et scellèrent de leur sang la proclamation de semblables principes; ils s'associèrent à toutes les tentatives de libération engagées par de prestigieux hommes; ils firent tant et tant d'efforts qu'il n'y a pas une seule nation aujourd'hui en Europe et en Amérique dont la terre n'ait été arrosée du sang de victimes sacrifiées et qui, pleine d'enthousiasme, s'étaient lancées à la poursuite de cette liberté chérie et tant désirée.
Et quel est le résultat de tant d'efforts, de tant de victimes, de tant de sacrifices et de luttes? Ah! qu'il est pénible d'y penser lorsque l'on sait que la démocratie ne règne que dans un petit nombre de pays d'Europe, bien qu'en Amérique elle ait réussi à s'établir sur la quasi-totalité de son territoire. Mais..., la démocratie sous la forme républicaine représente-t-elle réellement, réalise-t-elle effectivement la liberté, aspiration suprême ou sentiment inné et intime de la nature humaine? C'est ce que nous allons voir.
Passons rapidement en revue les événements survenus dans les républiques. Nous verrons s'il convient toujours aux peuples de faire des sacrifices pour son triomphe et croire qu'ils vont y trouver la liberté à laquelle ils aspirent tant, ou, si tout au contraire, il s'agit qu'ils rectifient ces idéaux, ces espoirs que les savants ont amenés à concevoir dans le règne de la démocratie.
Nous n'allons pas rechercher des faits historiques, puisque nous ne disposons que d'un espace limité et que l'objet de ce travail (un des derniers événements de Cayo Hueso) nous l'empêche.
Nous allons commencer par démontrer qu'à la fin de la grande révolution française, suite à la période d'enthousiasme et de fièvre révolutionnaire durant laquelle, au milieu du plus grand choc qu'ait jamais connu les siècles, ces titans, ces défenseurs de la liberté avaient déclaré la guerre à tous les tyrans, à toutes les tyrannies du monde, survint une réaction violente et tyrannique jusqu'à la proclamation de l'Empire, et qui malgré le fait de s'intituler républicaine, pourchassait à mort les défenseurs de la liberté. Presque tous les historiens (de la classe bourgeoise évidemment) ont tenté d'excuser, quand ils ne les passaient pas sous silence, les crimes commis par ces mêmes hommes prestigieux, au cours de cette époque dite de terreur blanche. Des crimes commis, en fin de compte, par la république contre le peuple et contre la liberté.
En '48, une autre république, établie grâce au courage et aux sacrifices du peuple, mitraille et déporte ce même peuple dans des proportions et des quantités effrayantes: 20.000 cadavres garnissent les rues de Paris et 14.000 personnes sont déportées en de lointaines contrées inhospitalières.
En '77 (nous supposons qu'il s'agit de '71 NDR), au nom de la liberté et de la démocratie, un autre gouvernement, également républicain, sacrifie 35.000 victimes qui ne désiraient que l'égalité et la liberté.
En '73, en Espagne, durant le mandat républicain, les travailleurs sont pourchassés et frappés partout où ils se déclarent en grève; les maires et autres autorités ferment les locaux de leurs sociétés, s'appropriant d'eux-mêmes les meubles et les fonds; les amoureux de la liberté à Alcoy, Murcie et Carthagène sont fusillés et condamnés au bagne pour avoir demandé au gouvernement républicain l'accomplissement de ses engagements.
L'Amérique est la terre de la liberté par excellence (bien qu'elle pourrait s'appeler "de l'indépendance"), la terre du règne authentique de la démocratie et des républiques; et pourtant, la personnalité du véritable peuple y est plus méconnue, plus niée que nulle part ailleurs, parce qu'il a toujours vécu derrière telles ou telles célébrités (en général, des militaires), espérant de ces derniers ce qu'ils sont incapables de donner, mais que le peuple possède en lui-même: la liberté et le bien-être. C'est ainsi que l'on voit ces peuples encore dominés par le fanatisme religieux, dont la vie et la sécurité des habitants dépend de l'humanité ou de l'inhumanité, du savoir ou de la barbarie de leur Président; c'est ainsi que l'on voit des hommes tels Rosas et le Docteur Francia (1), terreurs et bourreaux de leurs nations, assombrir le monde de leur cruauté et de leurs crimes, et égaler les plus grands tyrans de la terre jusqu'à pouvoir les ranger parmi les Néron et les Caligula de l'histoire. Et l'on peut encore voir les Etats-Unis conserver l'esclavage en leur sein, au sein même de la démocratie, pendant de nombreuses années; et voir encore des événements tels ceux bien connus du crime de Chicago, et des milliers d'autres commis contre la race noire et contre les travailleurs; et dernièrement encore, nous avons les événements de Cayo Hueso. En ce lieu, en effet, les travailleurs du tabac, après de multiples vexations, violences, déportations et autres injures, ont soutenu une lutte de titan pour le simple droit à la vie. C'est là que les commissaires municipaux, en assemblée, ont considéré que les grévistes, par nécessité, et en raison de toutes les circonstances qui contribuent à une grève, devaient se voir appliquer la loi sur les vagabonds, dans le cas où celle-ci était publiée; ils ont estimé encore que la terreur était l'unique moyen de les obliger à se rendre... et c'est ce qui fut fait: le 2 du mois en cours, une ordonnance, qui ressemble plus à un oukase de l'autocrate russe qu'à une disposition des autorités républicaines, a été publiée. Que cette ordonnance serve de preuve: elle mérite d'être lue par tous ceux qui conservent quelqu'illusion sur les républiques démocratiques, pour qu'ils voient les libertés pratiques qui les accompagnent. Voici ce qu'on y découvre:
"Ordonnance pour la mise en prison et le châtiment des fripons et vagabonds, des oisifs, des promeneurs nocturnes, des ivrognes, des gaspilleurs, etc...
Le Président et la Junte des Commissaires municipaux de la ville de Key West, réunis en assemblée, ordonnent:
Article 1° Tous les fainéants, les personnes oisives et dissolues, les vagabonds, les débauchés, les fripons, les évadés, les pickpockets, les personnes lascives, licencieuses, grossières et autres; tous les fomenteurs, incitateurs et instigateurs de troubles, les hommes de discorde et de conflits, les blasphémateurs et querelleurs, les personnes négligeant leurs intérêts ou leur emploi et qui gaspillent ce qu'ils gagnent sans pourvoir à la subsistance de leur famille ou d'eux-mêmes, y compris ceux qui négligent toute occupation légitime et gaspillent régulièrement leur temps en fréquentant des maisons de mauvaise réputation, des tripots et des tavernes, ainsi que toutes les personnes manquant de moyens visibles de subsistance, seront, après avoir été convaincus de culpabilité face au Président, astreints à une amende n'excédant pas deux cent pesos ou incarcérés pour une période de soixante jours, ou les deux selon le bon jugement du Président.
Article 2° Cette ordonnance annule les ordonnances antérieures ou les parties de ces ordonnances antérieures qui seraient en contradiction avec celle-ci.
Accordé ce jour, le 2 décembre 1889 -W.C. Maloney-
Signé: M. L. Deleney, Secrétaire Municipal."
Suite à cela, si nous portons notre attention sur le fait que dans cette localité, alors qu'il y avait du travail, vivaient effectivement bon nombre d'hommes tels que ceux décrits par l'ordonnance, (...) et qu'alors ils (les représentants de l'Etat -NDR) ne s'occupaient pas de dicter ce genre d'ordonnance, et quand on sait qu'aujourd'hui, ces types-là, parce qu'ils n'ont personne à exploiter, sont du côté des manufacturiers et des Commissaires (ce qui revient au même) pour pousser les ouvriers à trahir la grève et à retourner sans discussion au travail, on saisira alors qu'ils cherchent à appliquer la loi en question aux travailleurs en grève, et l'on comprendra ce que sont réellement les libertés dans les républiques et ce que l'on peut espérer des républicains tels les Commissaires en question: qu'ils soient de la république américaine ou de la future république de Cuba.
Si en plus de tout cela, nous regardons aujourd'hui ce qui se passe dans les autres républiques, nous verrons alors de façon plus patente encore ce que nous posions au début. La Suisse, le morceau de terre le plus libre, qui respecta et fournit toujours l'hospitalité aux persécutés quelques soient leurs idées, a fini par souiller son honorable titre: elle a fini par décapiter la liberté en décrétant l'expulsion des anarchistes étrangers. La France, quant à elle, poursuit les grévistes des districts miniers comme des criminels; elle occupe militairement le département, interdit les réunions et les associations; les soldats occupent les carrefours, les ponts et les édifices des compagnies; les ouvriers pour secourir leurs camarades doivent tromper leur vigilance en traversant les montagnes, les marais et les rivières, et dans une de celles-ci, deux membres d'une commission qui apportaient du secours ont eu le malheur de se noyer.
La République d'Argentine, à Buenos Aires, emprisonne de nombreux ouvriers sous le seul motif de grève et pour un innocent manifeste de doctrine communiste, et cela quelques soient leurs idées, qu'ils soient travailleurs ou non. Les voici les récompenses de tant de lutte pour la liberté et les espoirs que nous pouvons conserver en des principes et systèmes qui ne font ni plus ni moins que ce qu'ils viennent de produire ici: le malheur et la misère des peuples; quand on s'attaque plus ou moins à leurs intérêts, ils procèdent avec les mêmes violences, coups et outrages que les monarques, et sans plus de respect pour la liberté. Il n'y a et il ne peut y avoir d'autre chemin pour les ouvriers que celui de fournir leur appui total aux principes radicaux du socialisme et poursuivre la réalisation d'une transformation pour leur propre compte, unique moyen pour que la liberté, pour laquelle on a tant lutté, devienne une vérité dans les relations sociales et humaines."
"Dans l'article précédent, nous avons clairement exposé que, comme nous le démontre l'histoire, les gouvernements sont incapables de contenir la marche sereine de nos idéaux; que tous les moyens coercitifs qu'ils utilisent pour contrecarrer la propagande socialiste ont un résultat inverse; et que, conformément à l'étonnante multiplication de nos adeptes, la grande épopée d'où surgira le règne complet de la justice, l'ère de paix pour tous les peuples, se rapproche à grands pas.
Chacun sera maître absolu de lui-même et sa liberté n'aura comme obstacle que ce que la liberté des autres lui impose naturellement et logiquement.
Dans le présent écrit, nous avons l'intention de démontrer que les gouvernements non seulement sont incapables de barrer la route au socialisme moderne, mais qu'ils le sont encore davantage lorsqu'il s'agit de trouver un remède contre le mal corrosif qui accable l'organisation sociale actuelle, et enfin, qu'en ce qui concerne son émancipation économique, le peuple travailleur n'a rien à espérer d'eux.
Sur quelle base repose l'organisation de cette société?
Dans cette société, le capital est l'unique Dieu auquel on voue un culte, et par conséquent, l'argent constitue la suprême aspiration des hommes.
De l'or, beaucoup d'or, telle est l'unique ambition du jeune dès qu'il quitte l'université, où, en quelques années, on lui a appris les vérités conventionnelles qui le conduiront bientôt à être juge et arbitre des destinées de tout un peuple.
Il sait parfaitement que seul le riche peut jouir de la multitude de biens que fournit la nature, et pour pouvoir acheter ces derniers, il fait preuve de forces insoupçonnées.
S'il est prêtre, il misera sur le catéchisme béatifique qu'il a acquis au séminaire, pour adapter son bien-être sur celui des grandes dames qui, ayant bu la coupe du plaisir jusqu'à la lie et fatiguées des voluptés de ce monde, recherchent dans la religion la douce délectation que procurent à l'être humain la vie contemplative, les prières et les oraisons.
Du confessionnal, le curé leur donnera l'absolution en contrepartie des aumônes qu'elles lui octroieront sans difficulté.
Si le jeune homme est descendant de noble souche, s'il est d'une lignée noble et que du sang bleu court dans ses veines, il n'étudiera pas, et si, par hasard, il visitait les amphithéâtres universitaires, il abandonnerait ses livres dès l'âge de vingt-cinq ans pour aller vivre de ses rentes. Il ne cherchera pas à savoir comment ses ancêtres se les procurèrent, il saura seulement qu'elles lui appartiennent parce qu'elles lui ont été léguées par ses parents, et que, par conséquent, elles sont sa propriété, sacrée et inviolable.
Il conservera son patrimoine pour le léguer à son tour à ses enfants de la même façon que ses parents le lui léguèrent. Si au cours de sa jeunesse, il dilapide une partie de sa fortune, alors il réfléchira et finira par accepter un poste dans un parti politique, qui lui octroiera un poste d'ambassadeur ou un emploi de grande importance, qui lui fournira un moyen légal de recouvrer son ancien patrimoine.
Si les nobles se pressent dans les partis conservateurs, il s'inscrira dans un parti libéral quelconque.
Ces derniers, manquant généralement de membres de la vieille noblesse, le recevront à bras ouverts. Ils proclameront alors haut et fort que désormais, ils représentent également la noblesse et que par conséquent, les institutions existantes n'ont plus rien à craindre.
Et enfin, si le nouveau venu à la vie publique est issu de la bureaucratie, de l'aristocratie de l'argent, de la classe moyenne, de cette classe qui surgit de la révolution française et qui proclama les droits de l'homme à Paris, il sera avocat. Il travaillera quelques années, défendant tantôt le droit, tantôt le crime, se ménageant toujours une sortie honorable dans les affaires qu'on lui confie, qu'elles soient justes ou injustes. Pour lui, sagesse et déraison ont la même signification; son objectif reste: toucher ses honoraires et acquérir gloire et renommée.
Sa réputation faite, il lui sera facile d'être nommé député au Parlement; et une fois au Congrès, il restera un temps à l'ombre pour ne pas procéder à la légère en se jetant dans les bras d'un parti qui tarderait à lui donner l'occasion de défendre les intérêts de sa famille, de sa classe, bref, ses intérêts personnels car, en définitive, ce sont les mêmes, liés aussi intimement que les maillons d'une chaîne.
Les entreprises de chemin de fer, les mines, les grands canaux et les ports, les immenses centres manufacturiers et industriels seront alors l'objet de sa plus ardente défense.
Il ne permettra pas que l'on touche aux immenses intérêts créés à l'ombre des plus grandes monstruosités.
Si ces entreprises s'adressent au Parlement, sollicitant de nouvelles prérogatives et exactions afin d'augmenter leurs fabuleux profits, notre homme se rangera immédiatement du côté de ces entreprises, défendant leurs revendications, exploitant toutes les possibilités du discours et tous les subterfuges qu'il a appris dans l'inextricable labyrinthe des codes juridiques et des extraits d'audience.
Il sortira vainqueur et deviendra alors conseiller de puissantes compagnies. Par la suite, ses propres intérêts étant en jeu, il défendra ces compagnies avec une ardeur plus grande encore.
Le noble et le curé seront ses alliés dans cette communauté d'intérêts; ils créeront alors ensemble une armée puissante chargée de défendre les intérêts sacrés de la patrie.
Et comme les intérêts de la patrie sont de fait intimement liés à ces trois classes, l'armée défendra uniquement les intérêts de celles-ci, et par conséquent, ces messieurs auront oeuvré à leur propre protection.
Pendant ce temps, celui qui deviendra travailleur honnête et laborieux est mis au monde dans une misérable porcherie par une mère chétive et anémique vu les nombreuses privations qu'elle a subies durant sa grossesse.
Il vit dans le même dénuement que sa mère et grandit dans la plus grande des misères.
Il ne peut s'instruire car sa mère consacre tout son temps à gagner leur subsistance, et quand lui-même est en mesure de cultiver sa jeune intelligence, les moyens nécessaires pour acheter le savoir lui font défaut et le dénuement l'oblige à travailler pour gagner leur pitance et aider sa mère.
Faute d'argent, son intelligence reste endormie.
Il sera une bête de somme toute sa vie.
Il travaillera tant et dans de si mauvaises conditions, qu'une mort prématurée le surprendra sans qu'il ait joui du moindre plaisir de la nature, plaisirs accessibles uniquement à ceux qui ont les moyens de les acheter.
Et si, pendant sa courte existence, les privations et les martyres dont il souffre le font réfléchir et l'amènent à penser que le monde est mal fait, que les tâches sont mal réparties, puisque celui qui produit tout ne jouit de rien, tandis que les oisifs, ceux qui ne travaillent pas, jouissent de toutes sortes de privilèges; et que par conséquent, il ose dire à voix haute qu'il faut un changement radical de la situation sociale...
Malheur à lui!
On l'emprisonnera, on le déportera, on le mitraillera, on le fusillera car ainsi procèdent les classes privilégiées pour le convaincre qu'il est né pour travailler.
Il peut rire, chanter, danser, jouer... et même voter pour nommer un député au parlement; mais changer ou simplement penser à changer la société... Misérable!
Ça jamais!"
"(...) Jusqu'à aujourd'hui, pour nous combattre et nous tenir sous sa botte, la bourgeoisie est restée parfaitement unie, sans distinction de nationalité, formant ce que nous pourrions appeler l'Internationale blanche; pour elle, tout a été et reste une question d'intérêts, et tous, aussi bien les Anglais que les Russes, les Espagnols que les Allemands obéissent à une seule idée...
Donc, s'il est possible à l'Etat, comme le dit un périodique socialiste, 'de s'armer contre les éléments qui le combattent, s'il est permis aux charlatans politiques de toutes écoles de s'opposer aux événements qui compromettent la réussite des leurs, à fortiori, il nous est loisible, à nous qui sommes les plus nombreux, de nous unir pour faire triompher nos droits face à toute résistance intéressée, d'où qu'elle vienne'.
Ce n'est pas une entreprise aussi difficile qu'il y paraît.
Pour réaliser cela, il nous suffit de secouer le joug pesant de toutes ces humiliantes tracasseries qu'ils sont parvenus à nous inculquer depuis des siècles et des siècles et, prenant exemple sur nos exploiteurs, de nous inspirer de leur propre conduite.
Face à leurs propres intérêts, les idées que les classes élevées de la société proclament elles-mêmes comme saintes et nobles disparaissent; la patrie, la religion, l'infinité de maillons de la chaîne qui nous réduit en esclavage, ne sont rien de plus que des bavardages pour ceux qui, forts de leur position sociale n'ont ni Dieu, ni patrie, dès qu'il s'agit de la défense de leurs intérêts.
Mais agissons donc de même; luttons ensemble et unis dans la revendication de nos droits usurpés, et opposons le nombre au nombre, la force à la force; face à l'Internationale blanche affirmons l'Internationale rouge, et que notre devise soit: 'DU PAIN OU DU PLOMB'.
(...) Le système anéantissant qui règne aujourd'hui, et qui tend toujours plus à se généraliser, nous menace de mort; seule la création d'un puissant parti ouvrier, tel que nous l'avons conseillé à de nombreuses reprises, sera suffisamment fort pour écraser l'ambition de nos éternels exploiteurs.
Mais, attention, un parti dans lequel on aura complètement fait abstraction de tout ce qui est étranger à nos intérêts privés, un parti essentiellement ouvrier, qui vienne clairement établir une fois pour toutes l'indispensable frontière de classe, et dans lequel ne se retrouveront que les affamés.
De cette façon, face à face avec les possédants, nous les besogneux, nous pourrons résolument affirmer: 'DU PAIN OU DU PLOMB'.
Et notre contestation ne se fera pas attendre, avec des résultats satisfaisants, si, pour les obtenir, nous avons su nous mettre d'accord au préalable.
Car sur quelles forces, sur quels éléments comptent nos adversaires pour nous combattre? Ne comptent-ils pas sur nous-mêmes? Ne serait-ce pas par hasard en proclamant le caractère solidaire de leurs intérêts et des nôtres qu'ils ont toujours combattu le peuple au moyen du peuple?
Ils se sont servis de tels moyens d'abrutissement, ils ont abusé de telles manoeuvres, qu'aujourd'hui même il existe toujours des ouvriers qui, malgré la propagande socialiste caractérisant la fin du 19ème siècle, proclament encore l'harmonie entre le capital et le travail.
Quels pauvres hères sont donc ces travailleurs qui n'arrivent pas à comprendre l'énorme différence existant entre les intérêts du capitaliste et ceux du travailleur! Toute leur vie durant, ils ne cesseront que d'être à plaindre... Leur action ne s'élargira heureusement pas au-delà des étroites limites auxquelles, volontairement, ils se sont condamnés, mais les uns après les autres, ils tomberont sous le poids de leur propre faute: l'ignorance.
Et tant qu'il en ira ainsi, nous continuerons quant à nous, avec tous ceux de bonne volonté, tous ceux qui ont une conscience claire et honnête, à porter la lumière, à propager les idées salvatrices lancées au vent par le socialisme révolutionnaire, et, comprenant nos propres intérêts et le moyen de les sauver, nous clamerons bien haut: 'DU PAIN OU DU PLOMB'."
"Comme un infamant stigmate, on nous jette constamment à la figure, à nous anarchistes (2), l'épithète d'anti-patriotes.
Ceux qui ainsi nous qualifie pensent que les sens de celui qui ne se vante pas d'être patriote ne peuvent être que corrompus, pervertis.
Mensonge! C'est précisément parce qu'ils ont des sentiments raffinés, parce qu'ils aiment l'humanité plus que quiconque que les anarchistes sont très fiers de se proclamer anti-patriotes.
Depuis les temps les plus reculés, nous avons vu l'humanité se déchirer au cri bestial de la patrie.
D'abord les nations de l'Est de l'Asie, ensuite l'Egypte et la Grèce, puis Rome, et plus tard la France et l'Espagne. Qu'ont-elles fait, en tous lieux où passèrent leurs armées afin de repousser leurs frontières respectives, si ce n'est joncher la terre de crânes et d'os?
Etre patriote, c'est être assassin!
Aucun grand patriote ne s'est jamais présenté à nos yeux autrement que les mains couvertes de sang et le coeur plein de rancune à l'égard de ses semblables.
On nous dit que celui qui n'aime pas sa patrie n'aime ni sa famille, ni sa mère.
Mensonge! C'est précisément parce qu'il n'aime pas sa patrie que l'anarchiste peut s'identifier au Noir, au Chinois, au Français et à tous les habitants de la terre. Ce sont eux qui constituent sa famille, et jamais distinction de foi, de baptême,... ne pourra motiver une boucherie au sein de cette famille.
C'est précisément parce que les anarchistes aiment leur mère, c'est-à-dire la Nature, la seule qui engendre tous les hommes, qu'ils lui vouent un culte fervent, et font très attention à ne pas détruire son oeuvre éminente et prodigieuse.
Les patriotes en font-ils autant? Combien de fois n'a-t'on pas vu deux hommes de camp opposé, deux hommes mis au monde par la même mère, s'entre-dévorer comme des bêtes féroces, uniquement parce qu'ils étaient nés dans des pays différents et que les drapeaux qui firent de l'ombre à leur berceau n'avaient pas la même couleur?
Et cette Nature vierge, qui toujours d'une main prodigue nous a comblé de dons inappréciables, combien de fois n'a-t-elle pas vu ses créations les plus robustes et les plus capricieuses détruites par la hache du patriote, ou consumées par le feu vorace qu'il avait allumé?
Ah Patriotes! Vous osez dire que nous sommes incapables d'amour parce que nous n'aimons pas la patrie? Et bien sachez, vous qui jugez héroïque le fait que Guzmon Le Bon offre l'arme homicide à ceux qui allaient égorger son fils en sa présence, sachez qu'aucun anarchiste n'est capable de fournir le couteau qui tuera l'un de ses semblables.
Si les nations possédaient des frontières naturelles comme les plages de sables bordées par l'océan; si tel le poisson hors de l'eau, l'homme ne pouvait survivre hors de son pays, les patriotes auraient raison de penser ce qu'ils pensent et de sentir ce qu'ils ressentent puisqu'alors l'homme ne souffrirait pas de ne pouvoir traverser les frontières. Mais il n'en est rien! Et étant donné que le patriotisme consiste à tuer des gens pour étendre le domaine de quelques despotes qui se sont partagés la terre selon leurs caprices, est-il raisonnable que ceux qui comprennent cela, continuent à l'encourager?
Non, mille fois non.
Nous, anarchistes, avant de nous lancer contre nos semblables pour nous entre-dévorer comme des bêtes féroces et affamées, et sachant qu'il n'y a pas d'autre moyen que de détruire des êtres humains pour supprimer les préoccupations funestes, nous prendrons le parti de nous unir, de nous rassembler pour, dès que l'heure viendra, faire immédiatement disparaître cette bande de comédiens qui insufflent dans le peuple le sentiment patriote qui transforme les hommes en véritables monstres.
Vous, les pervers, les profiteurs de la politique, sachez que nous, anarchistes, nous sommes anti-patriotes et qu'aujourd'hui, la quasi totalité des travailleurs le sont. Cela signifie qu'il est terminé le temps où vous nous envoyiez mourir comme des moutons. Laissez tomber la patrie, elle ne vous remplira plus le ventre!
Déjà l'ouvrier français et l'ouvrier allemand se tendent fraternellement la main par dessus les frontières, à tel point que les aventuriers qui vivent de la chose publique s'époumonent, les poings serrés, dans chacun des pays, sans arriver à liquider la paix européenne, ce qu'ils aimeraient bien faire pour vivre mieux.
Ah, si les temps étaient différents!
Ah, si nous vivions à cette époque où il suffisait qu'un roi se lève de mauvaise humeur pour que le monde s'embrase! A cette heure, il ne resterait plus une seule pierre en Europe. La soif de combat est telle dans les sphères élevées, que si les anarchistes n'existaient pas, le monde ne serait plus qu'un cimetière.
Si c'est grâce à la diminution du nombre de patriotes que nous ne nous battons pas, nous ne pouvons que confesser le juste orgueil que nous éprouvons d'être taxés d'anti-patriotes."
"Si pour atteindre l'objectif que nous nous donnons dans le présent article, nous devions commencer par raconter la vie des différents partis politiques qui depuis des temps immémoriaux nous bassinent les oreilles avec l'hymne de leurs prouesses, il est clair que nous n'atteindrions pas notre but, dans la mesure où les colonnes d'un périodique ne sont pas faites pour cela.
D'autre part, nos habitués connaissent ce sujet, si pas en détail, dans les grandes lignes tout au moins, et il serait ennuyeux, si pas inutile, que nous entrions dans des considérations de ce genre.
Mais comme on n'arrête pas de nous excéder en nous prêchant la démocratie et qu'on prétend, à ce qu'il paraît, éclipser le soleil pur du socialisme par quelques phrases pompeuses, force nous est de faire quelque chose pour contredire ceux qui prétendent que nous n'avons pas d'arguments à opposer aux leurs.
A cette fin, rentrons maintenant dans le vif du sujet.
L'école démocratique se trouvant être l'école la plus avancée que l'on connaisse en politique, il était naturel de choisir celle-là pour l'opposer au socialisme; procéder d'une autre manière aurait donné lieu à ce que l'on nous qualifie de rusés ou de tricheurs.
On remarquera également que pour parler de la démocratie, nous ne nous référerons pas à cet inconcevable avorton engendré par le Sieur Martos, qu'est la dénommée Démocratie monarchiste.
Le mot "démocratie" signifie gouvernement du peuple et vient de "dêmos", peuple et "kratia", gouvernement.
Mais maintenant, la démocratie réalise-t-elle ou parviendra-t-elle jamais à réaliser la vérité contenue dans son nom?
Quels moyens exerce-t-elle ou recommande-t-elle pour atteindre son objectif?
Ils sont multiples, mais il en est un parmi eux auquel les démocrates confèrent le plus d'efficacité, c'est le suffrage universel.
Le suffrage universel, cet instrument auquel nous pourrions concéder autant d'importance que ses laudateurs, a, malheureusement, un puissant ennemi à vaincre, si l'on veut que le gouvernement du peuple soit une réalité.
Ce monstrueux ennemi, c'est le capital.
L'école démocratique a-t-elle seulement jamais songé à livrer une véritable bataille au monstre?
En aucune façon! Elle le réalise, tout au contraire: autrement, elle n'aurait aucune raison d'exister comme école politique, étant donnés les moules dans lesquels est creusée la société présente.
(...) Nombreux sont ceux qui prétendent que, les peuples étant en possession du suffrage universel, chaque citoyen est libre d'élire celui qui lui plaît le plus pour qu'il représente ses droits; c'est une grossière erreur que les urnes électorales mettent chaque jour en lumière.
Qui donc ignore encore qu'il existe des peuples essentiellement démocrates, représentés légitimement par les plus réactionnaires de ses membres?
Et ce miracle, qui donc le réalise?
Nulle autre personne que l'or face à la misère des électeurs.
Ainsi, nous constatons par exemple que l'Espagne, cette nation républicaine de coeur, dans la mesure où tout fils du peuple espagnol aime la république, est régie par une monarchie.
Ceci établi, nous pouvons donc nous poser une autre question: la démocratie est-elle capable de réaliser l'émancipation des peuples qu'elle proclame, alors qu'elle ne les affranchit pas de la misère?
Et au cas ou elle le prétendrait, quels moyens devra-t-elle utiliser pour y arriver?
Le suffrage universel, nous répondra-t-on, ...et nous revoilà dans le cercle vicieux.
Le socialisme n'a pas d'aussi vaines prétentions.
Les partisans de notre école savent trop bien, -et ils le font remarquer quotidiennement sur tous les tons-, que si l'homme veut parvenir à être complètement libre, il lui faut d'abord se sortir de la misère qui le rend esclave et limite toutes ses facultés.
Mais ce n'est pas, comme beaucoup le prétendent, en essayant de s'élever au moyen du capital qu'ils atteindront ce but tant désiré.
Car de cette manière, seuls quelques-uns s'élèveront, tandis que l'immense majorité continuera à gémir dans la misère.
Tout autre sont les moyens que notre école défend.
Nous savons par dessus tout, nous qui professons la doctrine socialiste, que ce n'est qu'en descendant ceux d'en haut que nous parviendrons à être égaux, et c'est en ce sens que nous aspirons à détruire le capital, tel qu'il est bâti aujourd'hui (...).
"Tous, nous connaissons l'organisation sur laquelle est basée la société actuelle et malgré toutes les adaptations que nous voudrions lui donner dans le but d'atténuer les maux que cela entraîne, nous ne pouvons que reconnaître que cette énorme machine ne fonctionne que grâce à l'exploitation de l'homme par l'homme. Et il ne peut en être qu'ainsi.
Dans toute société où le travail ne fournit que l'indispensable pour la survie de tous, la division en classes, plus ou moins subdivisées, est fatale.
La violence et la fraude, mises en place par une minorité ambitieuse et rusée, conduisent à exempter cette dernière du travail directement productif, en lui proposant un poste à la direction des affaires, c'est-à-dire dans l'exploitation de la majorité obligée de travailler; et si cette majorité supporte patiemment cet état de choses, c'est parce que l'habitude, la tradition, etc..., ont fait qu'elle a finit par le considérer comme naturel.
Mais il arrive un jour où, ne répondant plus aux nécessités de la société, cette organisation est substituée par une autre organisation, plus en harmonie avec sa manière d'être; et par manière d'être, on entend sa production matérielle.
C'est de cette manière que cela s'est passé avec l'esclavage.
L'abolition n'a été due en aucune manière à la démocratie, pas plus qu'à aucun de ces principes en toc, parce que les évolutions sociales n'ont pas pour origine ce sentimentalisme purifié qui voit si souvent éclater en autant de jérémiades, les poètes au coeur tendre.
C'est ainsi que lorsque ces évolutions ont fini par s'effectuer, on voit qu'aucun idéal de justice n'y a pris part, comme beaucoup le prétendent, mais qu'elles ont simplement dû s'adapter à l'ordre économique du moment.
Quelle part revient à la fraternité dans l'abolition de l'esclavage?
La dite abolition est venue quand le niveau de développement de la production a considéré le travail de l'homme libre plus utile que celui de l'esclave.
Ceux qui pensent et certifient que de telles transformations sociales s'opèrent grâce aux sentiments de démocratie et de justice incarnés dans l'humanité se trompent lourdement; ses causes se trouvent dans la structure économique, dans le mode de production et d'échange qui préside à la distribution de richesses, et par conséquent, à la formation des classes et à leur hiérarchie.
Qu'il soit clair que cette manière de considérer les choses, issue d'une étude constante et d'une observation savante, propres à notre école, scandalise et fait hurler ceux qui, s'intitulant démocrates, ne pensent et n'agissent qu'à partir d'idées sentimentales, bonnes en théorie, mais qui dans la pratique apparaissent impuissantes à effectuer quelque changement que ce soit par elles-mêmes.
Ainsi en fut-il, quand l'avènement de la bourgeoisie détruisit les privilèges des nobles parce que, le travail libre de production capitaliste lui étant nécessaire, il devenait indispensable d'émanciper le travailleur de la dépendance féodale.
La bourgeoisie se devait de monopoliser les sources de la richesse; elle abolit dès lors les vielles prérogatives des nobles pour entrer en possession de la terre...
Ainsi, à cause des nécessités économiques de l'époque, et grâce aux habiles manoeuvres de ceux qui parvinrent à monopoliser ces nécessités, le travailleur s'est cru converti en homme libre, pouvant disposer à partir de là de sa propre personne.
Mais voilà bien la tromperie.
Comme le travailleur ne disposait de rien d'autre que de sa personne, il s'est vu obligé de disposer d'elle pour survivre, et s'est ainsi retrouvé condamné, à partir de ce moment, au rôle de travailleur salarié pour toute sa vie.
Nombreux sont ceux qui, ne voyant pas les événements du point de vue de notre école, affirment que l'écroulement de l'ordre féodal s'est manifesté par la suppression des classes; mais c'est une erreur.
La disparition de l'ordre féodal, qui engendra l'ordre salarié, ne fut rien d'autre que la substitution d'un joug nouveau à la place de l'ancien.
Quoi qu'en disent les éternels trompeurs de profession et quels que soient les hymnes qu'ils entonnent à la gloire de leurs principes de liberté tout béatement vénérés, ce qui est certain c'est que 'ce qui a été organisé jusqu'à présent de manières distinctes, conformément aux diverses situations économiques des différents milieux et époques, est la satisfaction des besoins d'une partie de la collectivité, au moyen du travail de l'autre partie'.
En tenant donc en compte la situation économique dans laquelle nous vivons, ce qui est certain, c'est que le socialisme scientifique lutte pour l'abolition du salaire.
Arrivera-t-on à l'atteindre? Nous pensons fermement que oui, et notre conviction se fonde, non pas sur les délires de cerveaux plus ou moins malades, mais sur les faits réels qui se déroulent devant nos yeux.
Nous savons que pour qu'une théorie soit applicable, il faut 'qu'elle s'enracine dans les faits, avant que dans le cerveau'.
C'est pourquoi, les premiers socialistes, que nous pouvons appelés utopistes et dont se moquent les pauvres d'esprit, engoncés dans leurs oeillères, ne pouvaient élever leur compréhension au delà des limites imposées par la réalité dans laquelle ils vivaient. C'est pourquoi, nous le répétons, ces hommes ne purent extraire le socialisme du domaine de l'utopie parce qu'à cette époque les conditions économiques aboutissant à sa réalisation n'existaient pas.
Il n'y a donc aucune raison de ridiculiser ces importants penseurs qui, malgré leur génie, ne purent donner une base matérielle à leurs institutions; d'autant plus que nous savons parfaitement bien pourquoi le socialisme n'était pas réalisable à ce moment-là.
Aujourd'hui, il en va autrement: la solution collectiviste 'adéquate et la manière d'être des forces productives ne sont rien d'autre que l'aboutissement naturel de la phase sociale que nous traversons'.
C'est ce que nous pensons, nous qui militons sous le pavillon que le socialisme scientifique a déployé au vent, et c'est ce que nous essayerons de démontrer, par des faits pratiques, dans les articles successifs que nous consacrerons à ce sujet.
Et l'on se fiche des démocrates et autres politiciens officieux qui tentent d'empêcher la continuation de notre route par mille insultes de mauvais goût et du pire effet, nous démontrerons que ce sont eux, qui ne connaissent rien à la philosophie, à l'histoire et à tant d'autres domaines,..."
"Le socialisme n'est rien de plus que le reflet dans la pensée, du conflit existant dans les faits entre les forces productives et les rapports de production". Engels.
"La Démocratie, école politique qui, aux dires de ses adeptes, aspire à l'affranchissement des hommes, inculque aux peuples la formule traditionnelle: liberté, fraternité, égalité. Doctrine hyper-radicale dont les plus fanatiques admirateurs ne se lassent pas de clamer les mérites sur tous les toits, la démocratie fait preuve soit d'ignorance quant à la signification du mot affranchissement, soit de tentative de tromperie à l'égard des gens.
De quelle manière, par quelles voies, sous quelle forme, la démocratie prétend-elle nous affranchir?
Est-ce par le biais du suffrage universel?
Admettons.
Nous ne voulons pas être traités d'intransigeants, et pour faire plaisir aux démocrates, nous admettrons un court moment que, une fois le suffrage universel acquis, les hommes l'utiliseront dans toute sa pureté.
Imaginons-nous alors en possession de cette précieuse panacée le jour des élections.
Nous sommes dans un pays quelconque, et tous les habitants, sans exception aucune, déposent spontanément leur bulletin de vote en faveur d'un individu déterminé qui devra les représenter.
Supposons que l'élu du peuple soit le plus honnête et le plus talentueux de tous les hommes, et supposons aussi qu'il s'acquitte de ses fonctions, en faveur du peuple qu'il représente, au sein d'un gouvernement dont les membres, démocrates, soient aussi honnêtes et talentueux que lui.
Que ce passera-t-il?
Le gouvernement, grâce aux principes qu'il professe, accordera au peuple les désirs qu'il exprimera par la bouche de son représentant.
Il dira, en dictant les lois, vous êtes libres, égaux et frères...
Et tout continuera comme auparavant.
Le travailleur, le salarié, restera le salarié, c'est-à-dire l'esclave du capitaliste.
Autant accorder à un paralytique la liberté de marcher...
'Nous sommes égaux', dira le prolétaire à l'homme distingué, 'grâce à la Démocratie, j'ai le droit de te le dire en face: nous sommes égaux'.
Et le bourgeois, de sa voiture tirée par deux magnifiques chevaux américains, le regardera avec dédain puis continuera sa route, murmurant entre ses dents: 'Imbécile, tu es mon esclave!
Une fois que, grâce à la Démocratie, tous les hommes seront frères, il n'y aura plus aucun antagonisme, et le Blanc et le Noir, et le Chinois et tous les autres seront unis dans une étreinte passionnée; mais bientôt, les frères aînés, c'est-à-dire les bourgeois, profitant de leur force, serreront bien trop fort les plus faibles dans leur démonstration de fraternité.
La voilà... la Démocratie.
Le socialisme qui, comme la Démocratie, aspire à la liberté absolue des travailleurs, ne se fait quant à lui aucune illusion, et ne s'encombre d'aucune formule retentissante et vide, il lutte pour la disparition du salariat.
Il est facile de comprendre que sa prétention se fonde sur des faits qui se déroulent au sein de la société dans laquelle nous vivons. Il suffit de méditer sur le fait que la division en classes n'a plus de raison d'être puisque, jusqu'à présent, elle s'est uniquement appuyée sur l'insuffisance de la production. (...)
Et c'est la vérité.
La puissance productive de l'homme s'est prodigieusement développée grâce à l'intervention de la mécanique, et aujourd'hui, le machinisme laisse entrevoir la possibilité de procurer à chacun une grande aisance quant à son existence matérielle.
Mais, comme le machinisme et la concentration économique en arrivent à se confondre, et comme le collectivisme est le complément de cette concentration, voilà que le socialisme collectiviste, ou bien le socialisme scientifique que nous affirmons, découle, non de notre imagination, sinon d'un état de faits.
De quelque point de vue qu'on la considère, cette concentration saute aux yeux, que ce soit dans le domaine agricole, commercial, industriel ou financier.
Il est vrai que c'est du point de vue agricole que cela paraît le moins évident; particulièrement dans les pays où la propriété rurale est très divisée, et donc, aux mains de petits propriétaires. Mais il est certain, que ce régime recèle les éléments de sa concentration, par laquelle il sera absorbé plus vite qu'on ne le pense.
Comme il est impossible pour les cultivateurs de produire uniquement pour leur usage personnel, ils se voient forcément obligés d'entrer en concurrence. De là, découle la nécessité de diminuer les coûts de production en recourant au machinisme, ce qui s'avère incompatible avec le peu de forces sur lesquelles peuvent compter les petits propriétaires.
Dans ces conditions, la petite propriété ressentira les effets de la concentration où qu'elle se produise.
C'est pourquoi les petits propriétaires sont appelés à disparaître.
Quittons le point de vue agricole et passons à la question commerciale, nous voyons que la concentration a déjà commencé et imprime une extension rapide au commerce à grande échelle.
Nous arrivons au même résultat lorsque nous considérons les choses du point de vue industriel; si ce n'est qu'ici le processus de concentration est beaucoup plus avancé et 'la propriété industrielle revêt chaque fois plus la forme sociétaire et anonyme'. 'Du fait du développement de la production, toute aspiration de retour à la forme primitive est chimérique'.
Mais c'est sur le plan financier que la concentration est la plus incontestable, la plus accomplie.
Un illustre écrivain a dit avec raison que: 'Le crédit est le moteur le plus puissant de la centralisation économique'.
La production et le change sont régis par la haute finance qui attire et manie à son envie l'argent des petits capitalistes. C'est elle qui dicte la politique en général et les différents mouvements de la société moderne.
Quel que soit le point de vue où l'on se place pour envisager le sujet qui nous occupe, nous devons convenir que la grande appropriation collective succède à la petite appropriation privée. Il en fut ainsi des ponts, des canaux et de nombreuses choses qui étaient jadis propriété individuelle et sont maintenant, dans leur grande majorité, propriété nationale ou collective.
Mais s'il est certain que ces arguments prouvent que l'évolution économique tend à la centralisation des forces productives, nous ne devons pas pour autant en déduire, comme le font les partisans du socialisme d'Etat, que 'cette centralisation s'oriente vers une forme spéciale qui serait représentée par le service public'.
Loin de nous pareille idée. D'ailleurs, pour peu que l'on réfléchisse, on voit clairement que si effectivement la majorité des branches de production tend à se centraliser, elles n'en arriveront jamais à se constituer en services publics parce que cette forme spéciale de centralisation ne résulte pas de la nature des choses.
Au sujet de l'Etat, nous avons énormément à dire mais nous le ferons dans un prochain article, car nous sommes forcés de conclure ici...."
"Dans notre précédant article, sur le thème de la démocratie, nous avons appréhendé cette dernière dans toute sa force et nous avons vu comment cette école politique pouvait affranchir les travailleurs; en résumé, nous écrivions: LA DEMOCRATIE, LAISSE EN PLACE LE SYSTEME DU SALARIAT ET DIT AUX HOMMES QU'ILS SONT FRERES, LIBRES ET EGAUX, MAIS EN REALITE, LES SALARIES SONT ESCLAVES DES CAPITALISTES.
Ceci dit, nos lecteurs doivent convenir que la démocratie aspire à l'impossible.
Comment le travailleur peut-il être libre alors qu'il se voit assujetti par le capitaliste qui le commande à sa guise?
Et l'esclave, pourra-t-il jamais être frère de son seigneur?
Y a-t-il une égalité possible entre l'exploité et l'exploiteur?
Quelle ironie!
Si de l'examen de la doctrine démocratique, nous passons à celui des démocrates eux-mêmes, et prenons par exemple les plus braillards d'entre-eux, nous restons abasourdis par le sang-froid avec lequel ils beuglent leur radicalisme politique tous azimuts.
Mais ici, tout le monde se dit démocrate, et l'alliance à tel ou tel parti politique ne se fait que par intérêt ou par soif de fortune.
Démocrates, voilà comment s'auto-proclament la majorité des conservateurs qui, étant données les circonstances par lesquelles passe le pays et pour le bien de la patrie et de ses intérêts, se voient obligés de cacher leurs nobles sentiments au plus profond de leur coeur et se déclarent donc réactionnaires.
Démocrates, les Galarcistes le sont également, et cette fraction du Parti de l'Union Constitutionnelle prétend perpétuer sur cette terre la fraude, l'exploitation, et tant d'autres maux dont recèle le tas d'aberrations qu'elle proclame.
Démocrates, les autonomistes le sont aussi, eux qui ont bien fait attention à ne pas inclure le Suffrage Universel dans leur programme.
Que de démocrates!
De la même manière que certains défenseurs des travailleurs ne font rien d'autre que protéger le capital grâce à leurs combines, les démocrates d'ici, comme ceux d'ailleurs, ne défendent rien d'autre que le régime capitaliste existant.
Et qu'ils n'essayent pas de prétendre le contraire, étant donné les importantes déclarations qui ont été imprimées en toutes lettres.
Il n'y a pas si longtemps, un journal, qui s'auto-dénomme démocrate, affirmait franchement et sans détours sa profession de foi galarciste.
Démocrates,... les galarcistes,... c'est-à-dire les conservateurs! Quelle insouciance!
De cette manière, et en utilisant toujours de mots en toc, ces messieurs essaient d'attirer les travailleurs dans leur camp, avec l'intention délibérée d'avoir toujours sous la main une masse d'hommes soumise à l'exploitation.
S'il en était autrement, ces messieurs ne seraient pas toujours aussi attentifs aux mouvements des ouvriers, prêts à dénoncer le complot lorsque certains passent à l'acte pour se soustraire à la tyrannie des capitalistes.
Mais, tous (les ouvriers -NDR) sont prévenus, et les choses se sont déroulées de telle manière que tous ceux qui ont essayé ("d'attirer les travailleurs dans leur camp" -NDR) sont tombés dans le discrédit le plus profond.
De notre part, ils ne méritent que la pitié.
Revenons-en maintenant à ce que nous disions pour terminer notre article précédent, et continuons notre analyse au point où nous l'avions laissée.
Nous avons dit et démontré que la centralisation économique s'accomplit, et ce serait une perte de temps que de s'attacher à démontrer si cette concentration s'effectue dans les mains de l'Etat ou dans celles des individus de la classe dominante; le phénomène est incontestable et cela suffit en ce qui concerne l'objectif final que notre école.
D'un autre côté, l'Etat n'est pas, comme beaucoup le croient, l'ensemble des services publics déjà constitués. Si c'était le cas, il n'y aurait pas besoin de le supprimer, quelques corrections et quelques additions suffiraient.
L'Etat, c'est au contraire l'organisation de la classe exploiteuse pour garantir l'exploitation et maintenir ses exploités soumis.
D'où, il ne s'agit pas de perfectionner l'Etat, mais de le supprimer, car c'est une mauvaise méthode que de commencer par renforcer ce qui doit nécessairement être détruit.
Le perfectionnement de l'Etat, que beaucoup souhaitent, serait préjudiciable aux ouvriers pour de multiples raisons. La plus importante réside dans le fait que cette transformation en services publics donnerait lieu à des achats, et par conséquent à une nouvelle source de spéculations financières qui bénéficierait aux capitalistes.
Conjointement à la centralisation que nous avons signalée, il existe un fait digne d'être mentionné.
A mesure que la production à grande échelle atteignait une forme sociétaire, de nombreuses forces dirigeantes se sont séparées de la minorité privilégiée, ce qui fait qu'aujourd'hui, vu les proportions atteintes par l'instrument de travail, celui-ci échappe à l'intervention de son possesseur qui doit chaque fois s'en remettre à des gérants ou à des employés administratifs.
Et plus nous avançons dans l'examen de ce fait, plus nous voyons clairement le rôle insignifiant du propriétaire dans le rapport avec la production.
Jadis, la petite industrie dépendait principalement de l'activité et de l'intelligence de son propriétaire; aujourd'hui, en ces matières, le salarié a remplacé le propriétaire.
Les ingénieurs, les mécaniciens, les administrateurs, et tout ce personnel compétent qui s'est formé indépendamment de la direction, et dont l'aptitude est indispensable pour mettre en oeuvre les forces productives, sont des salariés.
Et si nous tirons les conséquences naturelles de l'examen de ce fait, nous verrons clairement que la suppression du capitaliste, qui n'intervient dans le processus de production que pour s'approprier les bénéfices obtenus, n'occasionnera pas le moindre désordre dans la production.
Et ceux qui ne prennent pas le temps d'examiner la réalité peuvent dire et penser ce qu'ils veulent, jamais ils ne pourront contredire les vérités suivantes, écrites par un illustre écrivain socialiste de notre époque:
"Le produit est chaque fois moins oeuvre individuelle; l'instrument de travail, colossal, nécessite pour se mettre en mouvement, une collectivité d'ouvriers; le propriétaire perd non seulement toute fonction utile, mais il est également nuisible, par conséquent, il faut l'éliminer".
"Les progrès de l'industrie mécanique permettent de réduire considérablement le temps de travail indispensable à la production, et augmentent celle-ci en proportions énormes; de plus, le mode d'appropriation finit par s'adapter au mode de production; et comme ce dernier est collectif, l'appropriation strictement individuelle diminue sans cesse".
Nos lecteurs voient déjà combien nous avions raison de dire que les principes qui sous-tendent notre école se basent sur les faits réels, qui se manifestent dans la société dans laquelle nous vivons, et ils voient aussi déjà combien ceux qui nient systématiquement ces évidences sont loin de la vérité.
Il est certain que s'ils se consacraient à l'étude de questions d'intérêt vital, comme celles qui nous occupent, ils ne radoteraient pas de manière aussi lamentable.
Mais, il ne faut pas s'attendre à ce qu'ils les étudient; dans leur ignorance, ils croient tout savoir, et ainsi, du haut de leur autorité, ils embrouillent les problèmes politiques les plus compliqués, et se moquent du socialisme et de tous ceux qui n'arrivent pas à comprendre.
Et c'est ici que nous concluons cette série d'articles, après avoir démontré ce que nous nous promettions de démontrer, et en nous engageant dès à présent à traiter prochainement d'un sujet qui est sur toutes les lèvres: le parti ouvrier.
Face à leurs propres intérêts,
les idées que les classes élevées de la société
proclament elles-mêmes comme saintes et nobles disparaissent; la
patrie, la religion, l'infinité de maillons de la chaîne qui
nous réduit en esclavage, ne sont rien de plus que des bavardages
pour ceux qui, forts de leur position sociale n'ont ni Dieu, ni patrie,
dès qu'il s'agit de la défense de leurs intérêts.
Mais agissons donc de même; luttons ensemble et unis dans la revendication de nos droits usurpés, et opposons le nombre au nombre, la force à la force; face à l'Internationale blanche affirmons l'Internationale rouge, et que notre devise soit: 'DU PAIN OU DU PLOMB'. "El Productor", 23 juin 1889.
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Une fois vidée de sa perspective, une fois le communisme et l'internationalisme occultés comme projet et guerre sociale réelle, l'histoire devient une histoire dénuée de sens, sans queue ni tête,... l'histoire des nations,... d'hommes bons et méchants qui se battent,... de héros et de despotes, et pire encore (pour le racisme implicite que cette conception implique), l'histoire de la lutte entre nations despotiques et nations à vocation indépendantiste. Tout se transforme en un processus sans fin, en une lutte entre "élites", entre "anti-impérialistes" et "pro-impérialistes" (1), entre libérateurs de la patrie et traîtres à la patrie. Et de cette manière, il n'y a plus aucune issue, il y aura toujours "les bons et les méchants" et bien d'autres luttes d'indépendances seront nécessaires... Pourquoi? Pour qu'au nom de "nouvelles" indépendances, nous continuions à mourir!!!
Evidemment que les historiens parlent des ouvriers, des pauvres, des indiens, des prolétaires; mais jamais comme d'une classe qui lutte précisément pour s'organiser en classe, pour conquérir son autonomie et définir son projet social; ils en parlent comme des membres de l'une ou l'autre armée du Capital.
Effacer plus de quatre siècles d'histoire capitaliste en Amérique Latine s'avère être une difficile entreprise, mais les bourgeois y travaillent! Ils interprètent et réussissent partiellement à gommer les éléments programmatiques qu'affirmait le prolétariat (ou, si c'est irréalisable, ils les falsifient et s'en servent alors pour des intérêts totalement antagoniques), ils enterrent le nom de ses leaders, alors que d'autres apparaissent, ils gonflent des héros en leur donnant rétrospectivement une connotation radicale.
Voilà pourquoi l'histoire à Cuba, avec ou sans Fidel Castro, est obligée d'occulter "El Productor" et toutes les autres manifestations de l'autonomie du prolétariat au cours du siècle passé. Et en même temps, ces historiens falsifient l'époque à un point tel qu'ils en arrivent à nous présenter un Cuba en pleine effervescence nationale; à tel point que plus personne aujourd'hui ne se souvient que les intérêts des secteurs dirigés par les indépendantistes cubains, par Marti, étaient antagoniques à ceux des prolétaires!
Et il est parfaitement normal que l'ensemble des castristes, se revendiquent de Marti, car son socialisme, tout autant que le socialisme bourgeois que pratiquent les castristes, n'a pas un atome de ressemblance avec le socialisme pour lequel se battaient les associations ouvrières cubaines du siècle passé et en particulier "la Junta Central de Artesanos de la Habana".
Le prolétariat de Cuba, quant à lui, a bien entendu tout à fait intérêt à revendiquer son histoire, contre l'Etat de ses exploiteurs.
Aujourd'hui, au nom du socialisme, le prolétariat à Cuba est soumis à une situation de terreur Blanche et d'extrême misère. L'Etat impose des rythmes et une discipline de travail stakhanovistes, ...les semaines de travail les plus longues du monde entier. A cela, il faut ajouter une répression impitoyable face à la plus minime des résistances ouvrières. Celle-ci se manifeste en général contre le travail au moyen du sabotage de la production de marchandise et de plus-value. C'est pourquoi il est plus que nécessaire de dénoncer le mensonge suprême, qui consiste à qualifier de socialisme, de communisme, cette forme extrême de tyrannie du Capital, en lui opposant l'unique socialisme réel: le socialisme affirmé par la lutte-même du prolétariat révolutionnaire et dont le programme invariant (malgré les différents niveaux de compréhension propres à chaque phase historique) est celui de l'abolition violente du monde marchand: du Capital, du salariat, de son Etat.
La réémergence du prolétariat à Cuba, que le castrisme ne pourra empêcher, se situera dans la même lignée historique que celle tracée par "El Productor", et celle-ci n'a rien à voir avec la ligne historique que Marti représentait en son temps.
Il faut néanmoins savoir que, même à ce niveau, les travaux réalisés sont relativement rares; en général, on fait référence aux "organisations ouvrières et populaires", pour tout réinterpréter de telle sorte que les organisations ouvrières ne soient plus qu'une aile radicale des organisations populaires. Et c'est ainsi qu'on obtient en définitive, et au moyen de cette savante alchimie, "les militants ouvriers au service d'un gouvernement populaire".
Mais, même lorsqu'est analysée l'histoire des associations prolétariennes, dont on peut difficilement cacher la répression au cours du siècle passé et ce, par tout type de gouvernement, par les bourgeoisies "anti" ou "pro" impérialistes (2), même donc lorsque sont étudiées ces organisations ouvrières qui se définissaient elles-mêmes comme luttant contre le capitalisme, on nous dit qu'il s'agit là "de l'origine de nos syndicats", de "syndicats socialistes", de "syndicats anarchistes".
C'est une falsification très habile, et tout aussi dangereuse et intéressée, dans laquelle se sont spécialisés de nombreux membres de la clique marxologue internationale. "El Productor" lui-même nous aide à détruire cette version de l'histoire.
Globalement, la méthode générale consiste pour ces auteurs à appliquer la conception social-démocrate et à réinterpréter l'histoire sur cette base. Le point de départ est toujours le même: affirmer la séparation entre "les organisations économiques" et "les organisations politiques". Dans la plupart des cas, ils renient purement et simplement les luttes politiques du prolétariat contre l'Etat et ils occultent le développement théorique et politique des organisations révolutionnaires. C'est ce qui fait que des livres qui parlent de l'histoire de la théorie révolutionnaire du prolétariat en Amérique Latine se trouvent un peu partout en vente libre. Dans ces livres réécrits par la Social-Démocratie, on présente un Mariatégui comme le premier importateur du marxisme en Amérique Latine... et on ne touche surtout pas au 20ème siècle! Sur base de cette distorsion opérée sur l'histoire réelle, "la politique", en cohérence avec ce que nous disions plus haut, se serait toujours jouée entre les fractions bourgeoises, les ouvriers se contentant de faire des "syndicats". Chaque événement où le prolétariat est l'indiscutable protagoniste est ainsi l'objet d'une réinterprétation en fonction de telle ou telle cause populaire ou en termes "économico-syndicaux".
Une fois cette conception de l'histoire affirmée, on peut alors réaliser l'"histoire des syndicats", dans laquelle tout ce qui démontre l'antagonisme entre la pratique de ces "syndicats" et les syndicats actuels, tombe inévitablement sous le qualificatif d'anarchisme, que l'on donne pour synonyme de phase infantile du mouvement prolétarien.
La manoeuvre est parfaite:
Avant de poursuivre, il est maintenant indispensable d'éclaircir un ensemble de concepts, dont la signification prête systématiquement à confusion ce qui est utilisé pour perpétuer la vision de l'histoire de nos ennemis:
Nous devons, quant à nous, revendiquer l'exact opposé. Nous devons revendiquer l'ensemble de l'activité des associations ouvrières que la contre-révolution a du enterrer pour construire les actuels syndicats dans lesquels les ouvriers ne sont organisés que par et pour le Capital, au service de sa modernisation et de ses réformes.
Mais que nous importe tout cela face à l'extraordinaire affirmation du programme communiste que fit ce groupe.
Nous avons parlé de l'importance qu'il y avait à dénoncer à l'époque:
L'ensemble des positions que défend "El Productor", est commune aux révolutionnaires, aux fractions communistes du prolétariat en Amérique Latine et dans le monde au cours de ce siècle et du siècle passé. Elle se situe dans la ligne invariante du programme communiste et même, si à chaque époque et en chaque lieu, elle s'exprime de diverses manières, en utilisant parfois des arguments différents, en donnant une autre signification aux mêmes termes, son contenu reste essentiellement le même. De toutes façons, nous ne pouvons que nous réjouir de trouver dans de telles circonstances, à un moment où les révolutionnaires au niveau mondial étaient dispersés, un démenti aussi catégorique et cinglant à l'histoire officielle du "mouvement ouvrier mondial", qui prétend que n'existait alors dans le monde que la seule Social-Démocratie (sous sa forme lassalienne ou proudhonienne).
Les historiens officiels n'auraient évidemment aucun problème à réviser l'histoire, s'ils se voyaient dans l'obligation d'expliquer "El Productor": ils commenceraient par se poser la question de savoir s'il s'agissait d'un "parti politique" ou d'un "syndicat", et comme ce n'est ni l'un ni l'autre (bien qu'il s'agisse d'une organisation se situant dans la trajectoire historique du Parti de classe international, telle la Ligue des communistes, la réelle direction d'octobre '17 en Russie, les socialistes communistes au Mexique, la Fora en Argentine,...), leur "choix" constituerait déjà en lui-même, une falsification... Après, viendrait "l'infantilisme anti-démocratique", "l'indifférentisme concernant la question nationale" et ils devraient logiquement et vulgairement conclure au "mépris anarchiste des moyens politiques et du socialisme par l'intermédiaire de l'Etat". Bref, ils utiliseraient l'ensemble des moyens tactiques qu'utilise la bourgeoisie pour soumettre et isoler les tendances radicales du prolétariat.
Et nous voici arrivé à la dernière série d'articles que nous avons publié, "Démocratie et Socialisme", où se complètent les affirmations programmatiques suivantes:
Durant la période de lutte 1917-1923, on a énormément insisté sur la nécessité de lutter pour l'abolition du salariat, du Capital,... mais était présenté comme synonyme de socialisme, le fait que les grandes entreprises passent aux mains de l'Etat bourgeois! De même, les militants en rupture totale avec la Seconde Internationale (à l'intérieur ou à l'extérieur de la Troisième Internationale) se souvenaient de la nécessité de la lutte contre la démocratie en général... mais toutes les "tactiques" qui prédominèrent, et qui triomphèrent dans la Troisième Internationale, aboutirent, dans leur ensemble, à un soutien radical de la démocratie! On considérait bien l'égalité entre salarié et bourgeois comme un mythe, mais on estimait justifiée et "tactique", l'exigence de la démocratie idéale, ce qui supposa la plus effroyable politique anti-prolétarienne de renoncement à la lutte! Il avait été dit bien fort qu'il fallait détruire l'Etat bourgeois et non le perfectionner, en lui opposant l'organisation du prolétariat en classe dominante (semi-état prolétarien), mais ce fut la nécessité de perfectionner l'Etat capitaliste Russe, et de gérer le Capital qui se théorisa! Oui, c'est vrai, la Troisième Internationale dénonçait le suffrage universel, mais elle considérait en même temps comme nécessaire la lutte pour son obtention dans des lieux comme Cuba, précisément! On revendiquait le parti et l'Internationale, mais, depuis Moscou, toute rupture radicale avec les centristes, les parlementaristes, les fronts populistes, etc..., était censurée. Le capitalisme et son Etat était dénoncé, mais la nécessité de l'appuyer, de le développer était soutenue au nom du socialisme, et (à l'encontre des communistes dits de gauche) le capitalisme d'Etat était considéré comme un pas en avant, et le capitalisme monopoliste d'Etat comme la préparation matérielle la plus complète pour le socialisme...
"C'est une mauvaise méthode que de renforcer ce qu'il faut détruire": le sens de cette phrase n'est pas plus évident aujourd'hui qu'à cette époque.
Aujourd'hui encore, nous avons énormément à apprendre de notre propre histoire, afin de ne pas commettre les erreurs du passé. Nous ne pouvons pas, par notre ignorance des leçons tirées théoriquement tout au moins, laisser la bourgeoisie jouer avec nos vies. La bourgeoisie utilise l'ignorance du prolétariat pour sa propre histoire, afin qu'il mette sa vie, son sang, ses os, au service de ses bourreaux castristes, sandinistes, social-démocrates,... Face à cela, la reconstitution de l'histoire de notre classe, l'affirmation du programme communiste, et la centralisation des forces révolutionnaires au niveau international, constitue une nécessité impérieuse.
Il ne s'agit pas de perfectionner l'Etat,
mais de le supprimer, car c'est une mauvaise méthode que de commencer
par renforcer ce qui doit nécessairement être détruit.
"El Productor", 12 juillet
1888.
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Un an après la publication de Comunismo n°8, nous avons eu accès à un livre écrit par le Parti "Communiste" Cubain sur le mouvement ouvrier à Cuba. Cette source nous permit d'obtenir de nouvelles informations mais surtout de dénoncer la méthodologie utilisée par nos ennemis pour falsifier l'histoire de notre classe. Nous avons donc présenté cette dénonciation dans le numéro 11 de Comunismo. En ce qui concerne notre revue centrale en français, nous avons jugé bon de réunir tous ces matériaux dans un seul et même numéro.
Ceux qui ont lu attentivement le texte de présentation d'une part, et les textes de "EL PRODUCTOR" d'autre part, saisiront l'amplitude de la distorsion et de la falsification dont nous parlerons plus loin.
Le livre dont il est question ci-dessus a pour auteur nominal un certain Telleria Evelio. Cet ouvrage s'intitule "Les Congrès ouvriers à Cuba" et pour qu'il soit bien clair qu'il porte le sceau officiel du Parti et de l'Etat Cubain, la préface est signée par la "Direction Politique du FAR (Fuerzas Armadas Revolucionarias)" (1). Les auteurs de cette préface (dont certains messieurs de l'actuel gouvernement) expriment de façon claire et explicite que ce livre a pour objectif fondamental d'établir une continuité entre les premières organisations ouvrières de Cuba et le régime actuel. Il s'agit donc, pour eux, d'instaurer une continuité entre d'un côté, les organisations du prolétariat révolutionnaire qui, au siècle passé, ont lutté contre tout le capital ("étranger et national") et son Etat, contre la patrie et la démocratie; et de l'autre, ...l'actuel Etat capitaliste cubain, son gouvernement, ses syndicats, et même ses Forces Armées (FAR)! Et pour conclure, le lecteur peut découvrir une série de photos, qui débute par une reproduction de la première page du numéro que "El Productor" dédia aux martyrs de Chicago et se referme, après différentes illustrations des Conseils Ouvriers, sur un portait de famille réunissant un ensemble de syndicalistes au milieu desquels trône Fidel Castro!
Une telle falsification ne se fait pas aisément et pour en arriver à nous présenter les syndicalistes, les flics et les militaires actuels comme différents de ceux auxquels s'affrontaient les révolutionnaires du siècle passé, monsieur Telleria doit exécuter des acrobaties dignes du meilleur trapéziste. Néanmoins, il est vrai que ce monsieur a comme indéniable avantage l'ignorance du public auquel ce livre sur l'histoire du prolétariat en général et de Cuba en particulier est destiné.
Mais, à nous, qui connaissons quelques aspects de la dite histoire et certains numéros de "El Productor", on ne nous la fait pas! On ne nous fera pas prendre des vessies pour des lanternes, et chaque page du livre (que nous n'avons pas eu la patience de lire à fond!!) révèle la triviale manoeuvre.
Regardons comment débutent ces premières lignes, écrites, comme nous l'avons dit, par les chefs politiques des chiens de garde de l'ordre contre-révolutionnaire à Cuba.
"Le processus révolutionnaire que vit notre PATRIE
(sic)
(en majuscules dans le livre -NDR) se caractérise par la relation
constante entre ce qui se construit de neuf -l'oeuvre robuste d'un peuple
(sic) totalement et définitivement libéré (sic)- et
les racines (sic) les plus pures et authentiques de ce peuple, formant
ainsi une puissante unité historique (sic) dans laquelle les deux
facteurs se complètent mutuellement (sic). C'est pour cela que 'la
tâche juste de creuser et approfondir les racines de ce peuple' est
urgente..."
-Commandant Fidel Castro (sic), le 10/10/68 à Demajagua-
Ainsi, selon monsieur Castro et tous les autres gardiens de l'ordre cubain, cette "profonde unité historique dans laquelle ces deux facteurs -le neuf et l'ancien- se complètent mutuellement" serait basée sur la PATRIE. En réalité, ils opèrent là une immonde manoeuvre concernant le terme "patrie", car le seul point commun qu'ils peuvent trouver entre eux et le prolétariat révolutionnaire du siècle passé (et de ce siècle!) à Cuba, c'est l'unique fait d'habiter le même territoire; à part cela, il y eut et il y aura toujours un énorme abîme de classe entre les intérêts, la lutte, les projets de ces deux forces sociales. L'important, pour les flics et les militaires cubains d'aujourd'hui, comme pour ceux d'hier, c'est la Patrie. Mais, le fait d'ajouter à cette structuration du CAPITALISME en Etat, l'adjectif "socialiste" ou "révolutionnaire", n'y change absolument rien car, le socialisme, le vrai, celui de l'abolition du travail salarié, c'est la négation totale et brutale de tout type de patries, de frontières, de nations, de religions, d'Etats, etc...
La patrie, défendre la patrie, travailler pour la patrie, mourir pour la patrie, les voilà les discours et slogans de ceux qui prétendent continuer l'oeuvre des révolutionnaires socialistes! Pourtant, ces patriotes, n'échapperont pas à la sentence finale prononcée, il y a un siècle, par le prolétariat révolutionnaire à Cuba, dans son organe "El Productor":
"ETRE PATRIOTE, C'EST ETRE ASSASSIN" (2).
La méthode de distorsion, de falsification, appliquée par l'Etat capitaliste cubain, par le biais de son agent Monsieur Telleria, correspond dans les grandes lignes à celle que nous avons décrite dans le texte intitulé "Reconstituer l'histoire du prolétariat révolutionnaire", et que le lecteur a pu lire plus haut dans cette même revue. On y fait l'éloge des révolutionnaires, mais on subordonne totalement leurs perspectives politiques à celles de telle ou telle fraction de la bourgeoisie. Par la suite, toute preuve de l'antagonisme opposant les organisations classistes et révolutionnaires aux sinistres individus actuels, avec lesquels on prétend construire une continuité programmatique, est occultée ou est "inévitablement qualifiée d'anarchisme, considéré également comme synonyme de phase infantile du mouvement prolétarien". On en arrive ainsi à affirmer que le prolétariat, en mûrissant et en abandonnant sa phase infantile, "comprend l'importance de la question nationale, populaire et anti-impérialiste" et on atteint enfin le sommet du niveau maximal de l'évolution "révolutionnaire": celui où le prolétariat devient ...castriste!!!
Continuons brièvement à parcourir la partie du livre de Telleria destinée à "El Productor", ainsi qu'aux Congrès ouvriers de 1887 et 1892 et aux affirmations explicites contre les principaux militants clairement révolutionnaires.
"El Productor" y est ainsi présenté:
"Durant ces années naquirent aussi différents journaux ouvriers, mais El Productor représentait le prototype de la presse ouvrière révolutionnaire, insoumise, rebelle, contestataire et incorruptible".
Et après une courte référence aux militants du journal "El Productor", Telleria continue:
"Si on tient compte des circonstances de temps et de lieu,... on comprendra mieux les idées et les actes posés à cette époque, et l'on ne pourra méconnaître que les idées (sic) fondamentales qui s'affrontaient alors étaient politiques (sic): l'intégrisme (sic), ou l'autonomisme (sic) et le séparatisme (sic)".
C'est une grossière, immense et gigantesque falsification. Le mouvement ouvrier s'était unifié sur base des intérêts de classe de ces militants, quelles que soient leurs origines, qui étaient ouvertement contre les diverses fractions du Capital, ne faisant entre elles aucune distinction et appelant à les affronter toutes. Dans le livre de Telleria, le mouvement ouvrier y est présenté comme étant en parfait accord avec les alternatives politiques des fractions soit pro-indépendantistes, soit pro-espagnoles du Capital!! Il en va de même lorsque l'on couvre Marx de louanges, lorsque l'on fait l'éloge de sa soi-disant découverte de la théorie du prolétariat, et qu'ensuite, on nous exhorte à aller travailler, bosser, trimer, intensément et avec ferveur, pour être de bons prolétaires. L'éloge adressé aux camarades de "El Productor", au début de l'extrait, équivaut à la caresse flatteuse que l'on fait à un animal pour qu'il se détende, se relâche, pendant qu'on cherche le meilleur endroit pour lui enfoncer la lame du couteau. Le sens de ce passage veut dire: "vive nos très chers et courageux camarades ouvriers, insoumis et incorruptibles,... qui centraient toutes leurs préoccupations sur la politique d'autonomie de la patrie".
La description des Congrès de 1887 et de 1892, donnée par ce livre, réside en un obscur exposé de faits où les préoccupations prolétariennes de lutte contre le Capital, d'associations, d'union internationale, ne sont que très vaguement mentionnées et uniquement dans la mesure où elles ne peuvent être occultées (puisque jusque dans leurs titres et leurs appels, chaque congrès fait explicitement et exclusivement référence à l'associationnisme internationaliste de la classe). L'objectif central consiste à démontrer que les prolétaires les plus avancés étaient patriotes et que l'intérêt des ouvriers était cubain!
"C'étaient des thèmes très radicaux pour cette époque (sic) et pour un lieu aussi arriéré (sic) que le Cuba d'alors: la journée de 8 heures, le droit à la grève, la nécessité de créer une organisation prolétarienne centralisée et unitaire, l'égalité raciale ou l'abandon de la discrimination ethnique et rien de moins (sic) que la reconnaissance du droit (sic) qu'avait notre île colonisée de lutter pour son émancipation" (sic).
L'affrontement entre le prolétariat révolutionnaire et le capitalisme est travesti en une lutte entre nationalistes et colonialistes et entre congressistes nationalistes et autorités coloniales:
"En 1892 eut lieu le Congrès Régional Ouvrier de l'Ile de Cuba,... qui réunit plus de mille délégués de différents secteurs d'activité et de diverses populations (sic) cubaines: ce fut en vérité ce que nous appelons aujourd'hui (sic) un congrès national" (sic) (3) (...) "Le fait que les autorités coloniales Espagnoles (sic) (4) ordonnèrent la suspension de cette réunion, emprisonnant les plus éminents participants, et instruisirent un procès judiciaire, est une éloquente démonstration de l'importance politique et idéologique de cet événement" (5).
L'auteur réussit ainsi la pirouette intellectuelle qui consiste à parler de congrès ouvriers, sans pour autant parler des intérêts prolétariens (c'est-à-dire travailler moins et s'approprier la plus grande quantité possible du produit social dans la lutte pour la révolution prolétarienne). En fait, il ne pouvait le faire qu'au risque de mettre alors en évidence que les intérêts prolétariens sont toujours opposés aux mêmes ennemis et rendre aussi explicite l'identité de tous les gouvernements qui ont défilé à Cuba (ou ailleurs!), avant ou après l'indépendance, sans ou avec Fidel Castro (qui n'a cessé de prôner l'augmentation de la journée de travail). C'est pour cela qu'il nous fait une lecture "cubaniste" des congrès ouvriers:
"Le journal, 'La Discussion', qui fait preuve d'un appréciable cubanisme (nationalisme cubain -NDR) (sic), donne un large compte-rendu du congrès susmentionné."
Et si, parmi les participants, l'auteur découvre un ouvrier nationaliste, il le porte aux nues et le traite en héros:
"Ils signèrent la proposition qu'approuva Maximo Fernandez, Enrique Creci (patriote) (Sic) qui tomba des années plus tard, comme glorieux mambi (6) (Sic), Anselmo Alvarez, Sandalio Romaella, Gerardo Quintana,...".
Vient ensuite une longue liste de noms de patriotes, où ne figurent que ceux qui se sont rendus dignes de cette reconnaissance et de cette décoration post-mortem, octroyée par l'actuel gouvernement patriote!!!.
Les positions prolétariennes du mouvement sont, quant à elles, comme d'habitude et suivant la méthode connue de falsifications, définies, à l'encontre même de ce qu'en disaient les protagonistes, comme appartenant à l'"anarchisme", que l'on amalgame délibérément à des positions totalement différentes.
"(...) Lors de ce Congrès, on posa l'exaltation du socialisme révolutionnaire comme idéologie (sic) du mouvement ouvrier (et voici le coup de poignard... -NDR) (Nous devons clarifier qu'à cette époque, comme le signale "El militante" de mars 1972, page 61, on parlait du "socialisme révolutionnaire" pour parler de l'anarchisme) (sic)".
Sans vergogne, on invoque ici, comme autorité morale pour réinterpréter l'"idéologie" (7) révolutionnaire du prolétariat, un organe de l'actuel Etat capitaliste cubain. Voici donc prouvé, de source sûre, que toutes les "déviations" étaient imputables à "l'anarchisme", particulièrement les luttes dirigées indistinctement contre la bourgeoisie, qu'elle soit indépendantiste ou pro-espagnole.
Avec une telle construction, il est logique qu'absolument tout soit réinterprété, même ce que disent les militants révolutionnaires. Un seul exemple suffira tant il est révélateur. Pour que le lecteur distingue bien la différence entre les paroles de monsieur Telleria et les citations du militant révolutionnaire de l'époque qu'il reproduit, nous avons souligné les mots de ce dernier:
"Eduardito (Eduardo Gonzalez -NDR) profita de son éblouissante
et impressionnante éloquence pour défendre:
-'une organisation qui réponde au mouvement progressif
des principes émancipateurs du socialisme moderne... Cette organisation
doit être représentée par le drapeau rouge, symbole
du socialisme révolutionnaire'.
Il ajoutait:
-'même si beaucoup de travailleurs divergent sur les principes,
il ne doit pas en être de même dans le domaine économique'.
Et dans son ultra-radicalisme (sic), il se passionna tant (sic) qu'il
mit sur le même plan, l'espagnol (sic) réactionnaire (sic)
et le cubain (sic) indépendantiste (sic), lorsqu'ils ne partageaient
pas son idéologie acrate (sic). C'est pour cela qu'il affirmait:
-'je suis l'ennemi de l'intégriste et du séparatiste,
mais je leur serre la main quand il faut faire face au bourgeois'.
Evidemment, la confusion idéologique (sic) régnante
suscitait des nuances entre les acrates (sic)".
ET VOILA COMMENT ON ECRIT L'HISTOIRE!!!
En réalité (et en ne prenant que les passages cités par ses ennemis), la clarté et la fermeté des positions de classe d'Eduardito contrastent avec la "confusion idéologique" impressionnante de l'agent de l'ordre, Monsieur Telleria.
Pour nous, comme pour n'importe quel prolétaire révolutionnaire dans le monde, le message de ce militant du siècle passé ne contient aucune ambiguïté:
"Et dans son ultra-radicalisme (sic), il se passionna tant (sic) qu'il mit sur le même plan l'espagnol (sic) réactionnaire (sic) et le cubain (sic) indépendantiste (sic), lorsqu'ils ne partageaient pas son idéologie acrate (sic).
Il est tout à fait clair que si nous n'avions pas une solide conception internationaliste basée sur le marxisme révolutionnaire et si nous ne connaissions rien à la trajectoire du prolétariat à Cuba, il serait facile de nous faire croire cet énorme mensonge: hormis l'infantilisme anarchiste, les congrès ouvriers et la presse ouvrière dans cette île furent de bons patriotes cubains et de vrais partisans de José Marti.
C'est exactement ce qui arriva dans les années '20 à la Troisième Internationale (11). Dans cette organisation, on trouve une conception nationale et démocratique de la révolution (reflet de la rupture totalement insuffisante avec la Deuxième Internationale contre-révolutionnaire) combinée à une impressionnante ignorance de l'histoire du prolétariat et du communisme en dehors de l'Europe. Résultat, cette organisation commença par faire le jeu de la bourgeoisie dans le recrutement du prolétariat pour la lutte démocratique soit-disant anti-impérialiste, pour finir par se placer directement dans le camp de la lutte inter-impérialiste.
C'est ici qu'apparaît toute l'importance de reconstituer, contre toutes les falsifications, la véritable histoire du prolétariat international et du mouvement communiste. Cela n'est possible qu'en s'appropriant le matérialisme dialectique et le programme théorique du communisme, qui permettent d'établir catégoriquement que la révolution prolétarienne n'est pas l'héritière de la révolution capitaliste, nationaliste, démocratique (comme le défendirent la Seconde et la Troisième Internationale), mais qu'elle constitue, au contraire, de son origine (lutte contre l'exploitation et l'Etat), à son aboutissement (communauté humaine mondiale), sa violente et brutale négation.