COMMUNISME

Dictature du prolétariat pour l'abolition du travail salarié

Organe central en français du Groupe Communiste Internationaliste (GCI)


COMMUNISME No.35 (Janvier 1992):

Révolution et contre-révolution en Russie


Révolution et contre-révolution en Russie

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Un des axes majeurs du travail de réappropriation de la mémoire collective de notre classe est, sans nul doute, de tirer les leçons fondamentales de la formidable vague révolutionnaire internationale qui secoua le monde durant les années 1917 à 1923. Nous poursuivons ce travail depuis la naissance de notre groupe en approfondissant notre recherche sur tous les moments de rupture qui, partout dans le monde, ont marqué cette période. Malgré le fait que la révolution et la contre-révolution s'exprime directement mondialement, le triomphe de cette dernière rend difficile, notamment pour ce qui concerne la disponibilité des matériaux, les recherches et leur présentation aux lecteurs autrement qu'en termes de pays ou de régions.

C'est pour cela qu'après nous être longuement attaché à la révolution et la contre-révolution en Russie, nous avons centré notre travail sur le mouvement révolutionnaire en Allemagne et sa défaite, sans pour autant laisser de côté l'analyse de cette contradiction dans d'autres pays (Hongrie -cf. Communisme No.32-, Italie, Mexique,...). Il faut savoir que la phase de publication de nos travaux comprend toujours un temps de retard par rapport à la polémique interne, l'avancée de nos recherches, positions et ruptures. C'est pourquoi alors que d'autres recherches continuent, nous comptons prochainement entamer la publication de textes concernant la révolution et la contre-révolution en Allemagne.

Nous allons également continuer à publier des textes à propos de la révolution, la contre-révolution et du développement du capitalisme en Russie. Dans le cadre de ce travail -pour lequel nous renvoyons plus particulièrement le lecteur au No.28 de notre revue centrale en français (alors intitulée Le Communiste) pour une présentation large et détaillée des raisons et du cadre de notre analyse-, après avoir mis en évidence que le Capital en Russie tendait à sa réorganisation (avec la cooptation du gouvernement "ouvrier" Bolchevik), nous sommes passés à la publication de textes qui démontrent la résistance prolétarienne à cette politique (comme l'insurrection prolétarienne en Ukraine) et de réactions prolétariennes de groupes révolutionnaires (principalement mais pas uniquement concernant les oppositions à l'intérieur du parti Bolchevik).

Nous avons déjà ainsi publié une somme relativement importante de matériaux concernant la révolution et la contre-révolution en Russie dont voici le sommaire:

Dans le futur, d'autres textes concernant les réactions prolétariennes au développement du capitalisme dans ce pays vont suivre, ainsi que des textes à propos du stalinisme, de l'industrialisation, du mythe de la planification et de la période de déstalinisation.

Ce long travail de réappropriation programmatique fait partie de l'indispensable bilan sur la révolution et la contre-révolution; contre-révolution la plus grande et la plus profonde de l'histoire de notre classe, dont nous subissons les conséquences et contre laquelle, nous nous armons dans la perspective des combats à venir.

Nous appelons, une fois de plus, les lecteurs, sympathisants et camarades, à participer à ce travail collectif, à utiliser et critiquer la revue Communisme, en tant qu'organisateur collectif international et internationaliste de la communauté de lutte en constitution contre la société bourgeoise.



Insurrection prolétarienne en Ukraine

(1918-1921)

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1. Introduction

La Préhistoire humaine se caricaturant plus qu'elle ne se répète, un tas de similitudes se retrouvent dans nos différents textes traitant de cette période. Et pour cause! Loin de considérer les différents foyers révolutionnaires comme autant d'éléments séparés les uns des autres, nous les envisageons au contraire comme autant de moments distincts participant TOUS à la même dynamique, à la même tentative révolutionnaire. Il nous serait méthodologiquement impossible de les séparer pour en dégager des leçons à chaque fois distinctes, en prétextant ici ou là des différences objectives ou subjectives comme le font les diverses écoles du gauchisme (1).

Dès lors, il est normal qu'un ensemble de caractéristiques communes se retrouve dans ce que nous décrivons des forces du mouvement révolutionnaire de cette époque, comme en Russie, en Allemagne, en Hongrie, en Belgique, en Angleterre, en Argentine, en Inde,... et dans tellement d'autres endroits du monde à cette période. Nous avons insisté dans nos textes sur les points de rupture qui existaient à l'encontre du nationalisme, du syndicalisme, du parlementarisme, etc. Nous avons aussi tenté de décrire à chaque fois le processus d'organisation en force des minorités révolutionnaires originaires de différentes "familles" politiques fusionnant au sein d'un même parti communiste, ce processus d'organisation en Parti, culminant dans la tentative d'ériger en une seule force centralisée et internationale, l'ensemble de cette avant-garde.

Mais si les multiples foyers de lutte de ces cruciales années '17-'23 comportent énormément de similitudes quant à leurs forces, il en va de même en ce qui concerne leurs limites: limite de la compréhension de l'internationalisme à l'addition de partis nationaux, limite de la critique de la Démocratie, limite de la compréhension de la dictature du prolétariat, etc... L'ensemble de ces faiblesses se cristallise dans une limite générale de cette période: le manque de rupture avec la Social-Démocratie.

Et nous ne parlons pas ici de la Social-Démocratie "formelle", comme souvent le Capital tente de la limiter à la ribambelle de partis fédérés au sein de la IIème Internationale, mais bien, toutes dénominations confondues et ce sous n'importe quel drapeau, de l'ensemble des forces réformistes qui ont eu pour pratique et comme contenu, l'affirmation de la contre-révolution, sous la forme d'un programme bourgeois à l'intention du prolétariat. En se peignant aux couleurs de la révolution, la Social-Démocratie réussit ainsi à imposer le programme capitaliste aux ouvriers.

La Social-Démocratie regroupe dans les faits et de manière pratique, concrète, les forces les plus aptes à aménager le Capital, à mobiliser le prolétariat pour un projet qui n'est pas le sien, démobilisant du même coup la lutte prolétarienne, la vidant de toute sa substance révolutionnaire. En ce sens la Social-Démocratie est le poison contre lequel s'est toujours battu le prolétariat au sein même de ses organisations, structures, associations, indépendamment des drapeaux. Ce combat acharné s'est reflété au-delà de toute appellation organisationnelle "marxiste", "socialiste", "syndicaliste révolutionnaire", "anarchiste", "bolchevik", "socialiste-révolutionnaire",... par la lutte, souvent armée, qui s'est déroulée aussi à l'intérieur de tous ces groupes, indépendamment du drapeau auquel ils s'attachaient. C'est bien la frontière entre révolution et contre-révolution qui constitue la séparation fondamentale, essentielle entre le monde du Salariat et le Communisme, et non pas un quelconque formalisme d'appellation où le drapeau classerait mécaniquement les uns dans un camp et les autres dans l'autre. Pas plus l'étiquette que le drapeau ne sont les garanties d'une réelle pratique révolutionnaire.

Ainsi, bon nombre de ceux qui invoquèrent la rupture avec la Deuxième Internationale, reproduisirent l'ensemble de son programme, sous d'autres couleurs! Ce fut le cas de Lénine et d'autres militants Bolcheviks en Russie, par exemple, qui après avoir résolument participé au développement de la révolution en Russie, ramenèrent l'ensemble du processus de rupture avec la Social-Démocratie... dans le cadre de la Social-Démocratie, entendue comme programme, allant finalement jusqu'à assumer la reconstruction locale de l'Etat capitaliste.

Ce rappel est fondamental si l'on veut adéquatement aborder la question des leçons du mouvement insurrectionnel en Ukraine. En effet, sur toute cette question, s'est opérée une division entre deux pôles idéologiques: d'un côté, ceux qui, se définissant comme "anarchistes", ont soutenu Makhno, un des principaux dirigeants du mouvement prolétarien en Ukraine, jusque dans ses erreurs, et, de l'autre côté, les militants auto-proclamés "marxistes", qui, lorsqu'ils n'affirmaient pas ouvertement avec Lénine que le capitalisme était mieux, refusaient la plupart du temps d'ouvrir leurs yeux face à la reconstruction du capitalisme en Russie sous la houlette des Bolcheviks. Ils ont ainsi complémentairement refusé de reconnaître, dans le mouvement en Ukraine, un moment de rupture révolutionnaire de notre classe.

La bourgeoisie peut alors s'occuper de l'histoire: encore une fois, elle impose son imbécile méthodologie visant à chercher des "tout bons" et des "tout mauvais", des masses aveugles et des chefs autoritaires,... Elle parvient ainsi à réduire la lutte prolétarienne en Ukraine à une guerre entre Bolcheviks et Makhnovistes, ou pire encore, en une guerre entre "communistes" et "anarchistes", au lieu d'y voir un affrontement entre révolution et contre-révolution. Un affrontement qui s'est effectivement joué entre d'une part, l'Armée Rouge luttant pour la défense de l'Etat capitaliste russe en pleine recomposition et, d'autre part, l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle constituée sur base de la lutte des prolétaires en Ukraine. Mais l'affrontement entre la révolution et la contre-révolution s'est également matérialisé au sein même de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle d'Ukraine entre d'un côté, les forces qui défendaient le front avec telle ou telle armée bourgeoise, et de l'autre, celles qui s'y opposaient, par exemple! Dans le même sens, cette même contradiction révolution et contre-révolution fut tout autant présente au sein des Bolcheviks (cfr. les "gauches communistes" qui s'en sont dégagées) qu'au sein de ceux qui se revendiquaient de l'anarchisme (cfr la lutte entre les Makhnovistes et les individualistes ou autres "intellectuels" social-démocrates du mouvement).

A titre d'exemple, voici le commentaire d'Archinov, participant actif de l'insurrection en Ukraine aux côtés de Makhno, à propos de l'indifférentisme d'une bonne part de ceux qui se réclament du drapeau de l'anarchie en Russie à ce moment:

"La majeure partie des anarchistes russes qui étaient passée par l'école théorique de l'anarchisme, demeurait à l'écart, dans des cercles isolés n'ayant aucune raison d'être à ce moment; ils cherchaient à approfondir la question de savoir ce que c'était que ce mouvement (l'insurrection en Ukraine - NDR) et de quel oeil il fallait le considérer; et ils restaient inactifs, se consolant de leur inertie à l'idée que le mouvement paraissait ne pas être purement anarchiste."
Et plus loin, à propos des individualistes "anarchistes":
"Mais ceux qui n'ont pas la passion de la Révolution, qui réfléchissent en premier lieu aux manifestations de leur propre "moi", comprennent cette idée (la libération de l'individu - NDR) à leur manière. A chaque fois qu'il s'agit d'organisation pratique, de grave responsabilité, ils se réfugient dans l'idée anarchiste de liberté individuelle, et se fondant sur cette dernière, tentent de se soustraire à toute responsabilité et d'empêcher toute organisation."

Archinov in "Histoire du mouvement Makhnoviste" - 1921

Que l'on nous comprenne bien. Lorsque nous abordons cette partie de l'histoire des luttes de notre classe qu'a constitué l'insurrection du prolétariat en Ukraine, le problème n'est pas (uniquement!) de voir quelles sont les avant-gardes qui ont affirmé théoriquement la "dictature du prolétariat", mais bien avant tout les forces réelles qui ont tenté de l'imposer pratiquement. Ainsi, l'invocation permanente au "marxisme" de la part des Bolcheviks ne les rapproche pas plus du programme communiste que certaines fractions "anarchistes" ou "socialistes-révolutionnaires" qui luttaient pratiquement (aux côtés de militants "Bolcheviks" en rupture avec leur propre organisation, d'ailleurs!) pour la généralisation de la guerre révolutionnaire, par exemple. En Ukraine, l'Armée Rouge, sous les ordres de Trotsky, accomplissait les pires forfaitures sous couvert des intérêts supérieurs du prolétariat, alors que dans sa guerre contre l'Etat russe en reconstruction, les prolétaires en lutte contre son Armée Rouge, tentaient eux réellement d'imposer la dictature de leurs besoins, la dictature du prolétariat.

Mais les choses sont encore plus complexes: ceux-là même qui imposaient leurs besoins, ces milliers de prolétaires en armes, insurgés contre toutes les armées capitalistes qui leur faisaient face et tentaient de reprendre leur contrôle, ces prolétaires en guerre contre les Armées Blanches de Dénikine et Wrangel, l'Armée "Rouge" de Trotsky, les armées austro-allemandes, les bandes nationalistes de Grigoriev ou Petlioura, ces ouvriers armés donc, lorsqu'ils s'attaquaient aux bourgeois, pillaient les banques, se réappropriaient violemment les richesses et affirmaient ainsi leur dictature. Bien souvent, ils refusaient de l'appeler telle quelle, "dictature du prolétariat", pour la bonne et simple raison qu'il leur était difficile de donner à leur action révolutionnaire le même nom que celui utilisé par ceux qui étaient occupés à développer le Capital et à trahir le prolétariat, à empêcher sa dictature! Et cette peur d'être terminologiquement assimilé à l'ennemi s'est malheureusement également bien souvent transformée en une autre théorisation idéologisée (sous les couleurs de l'anarchisme, alors!) de la pratique révolutionnaire qu'ils assumaient, limitant dès lors aussi cette pratique.

A ce stade, et avant que nos ennemis ne transforment une fois de plus ce que nous disons, il est évidemment important de mettre l'accent sur l'importance à ce que le drapeau coïncide avec l'action! Un indispensable moment de renforcement du communisme comme mouvement réside dans sa capacité à se reconnaître théoriquement, dans la totalité de son but, et donc dans l'ensemble des formulations historiques par lesquelles il s'est affirmé comme mouvement, tout au long de l'histoire de la lutte des classes. Si nous avons insisté ici (et si nous insistons tellement souvent!) sur l'importance du mouvement communiste réel, que voile bien souvent de multiples drapeaux plus ou moins confus, c'est parce que la logique vulgaire a une indécrottable et lancinante tendance à imposer "ce qui apparaît" comme "ce qui est", à confondre le drapeau avec le mouvement et à nier ainsi des pans entiers des ruptures de notre classe.

Bref, avec ces quelques avertissements méthodologiques agrémentés d'exemples de la véritable contradiction qui met aux prises les forces sociales porteuses du communisme et celles défendant le capitalisme, nous voulons définir le cadre de notre rupture avec la méthodologie mécaniciste bourgeoise qui isole les contradictions autour de l'idéologie, des chefs et des drapeaux:

Avec cette rapide description du point de vue qui nous guide (le prolétariat avant ses "héros", la lutte de classe et non la lutte idéologique,...), nous voulons réaffirmer une fois de plus que ce qui sépare réellement, essentiellement la révolution de la contre-révolution, c'est la pratique, la pratique réelle de centralisation de la lutte autour d'un programme révolutionnaire.

Comme nous l'avons dit plus haut, cette pratique trouva dans ces années de lutte, et indépendamment de ses protagonistes, une limite énorme dans le manque de rupture avec la Social-Démocratie, comprise comme contenu, comme programme, comme pratique: la Social-Démocratie, comprise en tant que Parti historique du Capital pour le prolétariat, c'est cette force qui voit le Capital se défendre, se maintenir et se développer en investissant les atours de ces propres ennemis, en investissant les drapeaux de ses ennemis, en s'incarnant dans la chair même de ses ennemis! Le programme social-démocrate se voit ainsi défendu par des "anarchistes", des "Bolcheviks", des "socialistes révolutionnaires",... des pseudo-communistes. Ce sont les opposants les plus convaincus à la paix contre-révolutionnaire de Brest-Litovsk qui se transforment en ses plus ardents défenseurs! Ce sont les meilleurs chefs de l'armée insurrectionnelle d'Ukraine qui s'associent monstrueusement aux capitalistes guerriers de l'Armée Rouge!

Mais, la fausse polarisation entre "anarchistes" et "communistes", en tant que vision de l'histoire, aujourd'hui encore dominante, c'est le triomphe de la conception social-démocrate. Le type de critique qui confond le mouvement social en Ukraine avec le drapeau et qui se réduit à la critique du drapeau de l'anarchie (critique généralisée à partir de l'existence de certaines idéologies social-démocrates peintes en noir pour mieux tromper), complète parfaitement les imbéciles critiques inverses des "anarchistes" qui critiquent les "marxistes". Ils assimilent tout ce qui ce dit "marxiste", ce qui équivaut à mettre dans le même sac tous les révolutionnaires qui se sont appelés "marxistes", en même temps que le "marxisme" transformé en une branche de l'Economie Politique ou une doctrine d'Etat parfaitement intègre grâce à l'oeuvre des partis social-démocrates (particulièrement allemands ou russes). Face à tout ce merdier de confusions, il est fondamental de réaffirmer clairement que la véritable frontière délimitant le projet communiste du projet capitaliste, ne se situe pas entre "anarchisme" ou "marxisme", mais bien entre lutte prolétarienne et développement du Capital, entre révolution et contre-révolution.

La Social-Démocratie, produit du Capital à destination des ouvriers, se fout bien des étiquettes "anarchistes" et "marxistes", quoiqu'en disent les tenants du formalisme idéologique, et il n'est pas un drapeau derrière lequel elle ne se serait pas réfugiée pour tromper les ouvriers. En ce sens, le mouvement communiste, le mouvement réel et pratique d'abolition de l'ordre établi compte tout aussi bien comme ennemis mortels les va-t-en guerre Kropotkine et Kautsky, que les ministres Bela Kun en Hongrie ou Federica Montseny en Espagne.

2. Guerre et révolution... jusqu'en Ukraine!

Le déclenchement de la boucherie généralisée de 1914 correspond à la nécessité de la bourgeoisie mondiale de résoudre la crise de surproduction à laquelle le Capital est confronté. Pour survivre à ses contradictions, la bourgeoisie se doit d'écraser le prolétariat. Elle se doit de liquider physiquement la partie des prolétaires excédentaires à ses besoins de valorisation, et pour ce faire, étouffer également son projet communiste de destruction de l'argent et de l'échange, seule alternative à la barbarie capitaliste. Le point de passage de cet écrasement du prolétariat par la bourgeoisie va se réaliser d'une part, par l'Union Nationale et Sacrée, cette étreinte odieuse que la Social-Démocratie réussit à imposer entre les prolétaires et chacune des nations où ils sont exploités, et d'autre part, par la liquidation physique de millions de prolétaires amenés ainsi à s'affronter militairement dans des batailles dans lesquelles les différents camps capitalistes ont prolongé la concurrence acharnée qu'ils se livraient pour conquérir telle ou telle part du marché mondial, sous forme de territoires,...

Les contradictions impérialistes furent donc, comme toujours, le point de passage de cette guerre contre le prolétariat que mena la bourgeoisie mondiale, pendant quatre longues années.

Des siècles durant, les Etats français et anglais s'étaient constitués un empire gigantesque duquel ils parvenaient à tirer d'énormes bénéfices, alors que l'Etat allemand, en tant qu'impérialisme en pleine expansion dans la course aux profits, se sentait à l'étroit dans ses frontières nationales. Ne parvenant pas à trouver de nouveaux débouchés dans de lointaines colonies, la bourgeoisie allemande dut se rabattre sur le continent européen pour répondre à ses besoins d'expansion. L'objectif stratégique étant la route qui allait du coeur de l'empire allemand à l'Irak actuelle, symbolisé par la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad et passant par Istanbul et le détroit du Bosphore. L'expansion du capital en Allemagne devait forcément s'opposer aux intérêts mercantiles de l'empire des tsars dans les Balkans, à la recherche d'un débouché vers la Méditerranée. Les blocs politico-militaires étaient constitués par une série d'alliances et de contre-alliances. La déflagration pouvait donc avoir lieu entre d'une part, les Etats anglais et français, épaulés par l'empire des tsars, craignant l'arrivée de l'Etat allemand comme nouveau concurrent sur le marché mondial, et d'autre part, le colosse économique allemand et ses alliés austro-hongrois, à la recherche de profits aux dépens d'autres colosses moins compétitifs.

Les occasions pour rentrer en guerre ne manquent évidemment jamais. Les blocs ainsi constitués se trouvèrent face à face à plusieurs reprises (Tanger 1905, Agadir 1911, les Balkans en 1912), mais le problème central pour la bourgeoisie était de parvenir à imposer la guerre et la mort comme perspective au prolétariat des différentes nations. Ce fut là le rôle central de la Social-Démocratie: toutes familles politiques confondues, des différents partis socialistes nationaux aux anarcho-syndicalistes, de la Deuxième Internationale "socialiste" au Manifeste international "anarchiste" des Seize, des syndicalistes de toute idéologie aux députés "socialistes",... toutes les différentes expressions social-démocrates vont appeler à participer à la guerre. Dans un camp (le bloc autour de l'Allemagne), on parle d'une lutte démocratique contre le Tsarisme réactionnaire et despotique, et dans l'autre (le bloc autour de la France), on invoque l'image du Teuton militariste pour partir défendre la France républicaine et démocratique, la fleur au fusil.

Ce n'est pas le lieu ici pour développer tout le processus par lequel la Social-Démocratie parvint à imposer, à travers son discours démocratique anti-guerre, la nécessité d'aller se faire massacrer sur les champs de bataille. Nous reviendrons sur cette question bientôt, lorsque nous traiterons de la révolution et de la contre-révolution en Allemagne.

Toujours est-il que la mort d'un obscur archiduc d'Autriche-Hongrie par un encore plus obscur nationaliste serbe servit de prétexte pour tout déclencher. Certains de leur victoire rapide, d'autant que les autres bourgeoisies n'étaient pas encore tout à fait prêtes militairement parlant à affronter la guerre généralisée, c'est à l'ouest que les généraux allemands décident de frapper un grand coup. En quelques semaines, le capital en Allemagne espère réaliser le coup de force victorieux de Bismarck qui, en 1870, mit fin à Napoléon III et unifia à Versailles, sous l'autorité du roi de Prusse, tout l'empire allemand. En écrasant la bourgeoisie française, l'Allemagne pourrait alors faire face avec tout son potentiel industriel et militaire à la gigantesque "marée humaine russe" qui se préparait à déferler.

En deux semaines, les comptes devaient être réglés. Mais la bourgeoisie allemande perdit sont pari; son homologue français n'était pas battu et c'est les larmes aux yeux qu'elle vit s'envoler les milliards de marks de bénéfices que devait lui rapporter cette aventure. Une aventure pour la bourgeoisie sans doute, mais certainement pas pour les millions de prolétaires que cette guerre pour les intérêts des bourgeois, devait broyer, déchiqueter, tuer sous des tonnes de ferrailles et d'acier pendant quatre longues et terribles années dans le froid, la pluie, le soleil, la boue, les maladies...

Si les bourgeois du monde entier avaient réussi à faire gober aux prolétaires la nécessité d'aller se faire trouer la peau pour leurs intérêts, c'était tout de même à la condition que le carnage soit joyeux et surtout très court. Ce ne fut pas vraiment le cas! Après deux années de massacres mutuels, les prolétaires militarisés rechignèrent à aller se faire tuer au son de l'hymne national. Grèves à l'arrière, actes de refus d'obéissance allant jusqu'à la fraternisation sur le front de Champagne en 1915, de Verdun 1916, de l'Aisne en 1917,... entre prolétaires allemands et français, mutineries, défaitisme révolutionnaire... provoquèrent l'arrêt même des carnages. D'un accord commun, les deux état-majors devaient remettre de "l'ordre". Ce même ordre bourgeois qui consiste à nous entre-tuer entre frères d'une même classe. Mais après près de deux ans de boucherie, le prolétariat n'était plus prêt à partir en sifflotant sur les champs de bataille.

L'année 1916 marqua ainsi un changement qualitatif. Du charnier allait émerger la plus formidable vague révolutionnaire qu'ait jamais connu cette planète, aboutissant à l'insurrection d'Octobre en Russie, au grand dam des diverses fractions du Capital, obligées d'écourter cette boucherie afin de mâter le prolétariat qui se préparait à remettre en cause des années d'exploitation et de misère.

On n'imagine pas aujourd'hui, le retentissement qu'eut sur les prolétaires de tous les pays, la nouvelle de l'insurrection prolétarienne réussie en Russie. Partout dans le monde, le mouvement communiste trouva un nouvel élan. Cette insurrection réussie survenait en pleine montée révolutionnaire, à un moment où les années accumulées à suer et à saigner pour le travail et la guerre portaient les prolétaires à vouloir tout remettre en question.

Nous ferons abstraction ici de la façon dont se constituèrent et se rassemblèrent un peu partout dans le monde, des minorités de plus en plus décidées (et de plus en plus nombreuses!) à défaire définitivement le vieux monde; nous ne développerons pas les liens que constituèrent ces minorités et les efforts qu'elles entreprirent pour se doter d'une organisation internationale visant à renverser violemment le vieux monde. De même, nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs aux différents textes dont il est fait allusion dans la présentation de cette revue pour approfondir comment, après avoir participé activement à l'organisation et à la direction de l'insurrection, le parti Bolchevik s'épura progressivement de tout ce qu'il contenait comme éléments révolutionnaires pour, sur base des illusions démocratiques de cette vieille organisation social-démocrate, se faire l'agent d'une puissante contre-révolution en Russie.

La transformation du Parti Bolchevik en agent féroce de la reconstruction capitaliste trouve une de ses premières et plus importantes cristallisations dans la victoire que Lénine obtint sur tous ses adversaires en imposant la signature des accords de Brest-Litovsk avec l'Allemagne.

A cette époque -début 1918-, la contradiction entre la révolution et la contre-révolution va se jouer entre les partisans de la paix et les partisans de la guerre révolutionnaire. Lénine, Zinoviev, Kamenev et Staline joueront de tout leur poids pour imposer à la majorité de leur organisation et à l'ensemble du prolétariat qui leur est opposé, l'arrêt du développement de la révolution. Pour les révolutionnaires, il était clair que l'insurrection en Russie n'était que le point de départ de la révolution mondiale, et tout le monde savait que si la révolution ne se développait pas, le Capital imposerait sa dictature. La poursuite de la guerre révolutionnaire concentre donc directement cet enjeu.

Mais la nécessité capitaliste de reconstruction de l'Etat en Russie va trouver ses plus acharnés défenseurs autour de l'idéologie pacifiste de Lénine qui vise à préserver la Russie, comme économie, comme nation, comme gouvernement, "comme bastion", justifie-t-il. Ainsi, sous prétexte de ne plus avoir la combativité nécessaire pour poursuivre une guerre révolutionnaire, Lénine fait signer en mars '18 un traité de paix reconnaissant l'occupation par l'Etat allemand de la Courlande, de la Biélorussie, de la Livonie et de l'Estonie, traité livrant également littéralement l'Ukraine aux bouchers impérialistes. Mais au-delà des territoires donnés, c'est l'ordre bourgeois dans la région qui est ratifié et contresigné par les Bolcheviks, c'est le mouvement prolétarien tout entier qui reçoit une puissante claque: la paix capitaliste, la paix des tombes, la paix sociale vont être les véritables vainqueurs de ces négociations. De plus, le traité va permettre à l'armée allemande de dégager d'immenses troupes de son front de l'est, et d'assumer ainsi une énorme offensive contre la France, offensive qui ne sera stoppée qu'à 60 kms de Paris et dont on peut imaginer combien elle fut sanglante pour les prolétaires dans la région. La bourgeoisie, pas encore tout à fait rassurée, peut respirer: la guerre impérialiste se poursuivra un temps, repoussant ainsi les développements révolutionnaires.

On a tendance généralement à sous-estimer l'opposition qui se manifesta face à ces accords. Elle fut pourtant particulièrement puissante et violente, à l'image de ce qu'elle concentrait comme contradictions. La plupart des organisations prolétariennes était contre les accords. La majorité de l'organisation Bolchevik également. Trotsky, qui jouera un rôle déterminant dans la signature des accords, rapporte:

"Le conseil des commissaires du peuple ayant invité les soviets locaux à faire connaître leur opinion sur la guerre et la paix, plus de 200 soviets répondirent avant le 5 mars. Deux seulement des plus importants soviets, celui de Pétrograd et celui de Sébastopol, se prononcèrent (en faisant des réserves) pour la paix. Par contre, une série de gros centres ouvriers (Moscou, Ekaterinbourg, Karkhov, Ekaterinoslav, Ivanovo-Voznessensk, Cronstadt, etc.) se déclarèrent, à une écrasante majorité des voix, pour la rupture des pourparlers. Le même état d'esprit régnait dans nos organisations du parti. Inutile de parler des socialistes révolutionnaires de gauche."

Trotsky, in "Ma Vie".

Les "socialistes-révolutionnaires de gauche" furent particulièrement virulents et organisèrent, après la signature, un attentat contre l'ambassadeur d'Allemagne en Russie, pour briser pratiquement les conclusions de la sinistre signature. Peu après, ils dirigèrent une émeute contre les accords de paix, à Pétrograd. Des "anarchistes" créèrent une Garde Noire à Moscou pour tenter d'organiser la résistance à ces accords. Et au sein du parti Bolchevik, Radek et Boukharine semblent même avoir envisagé sérieusement d'arrêter Lénine avec l'aide des "socialistes-révolutionnaires de gauche"!

Evidemment, les accords de Brest-Litovsk ne furent pas uniquement le résultat de la volonté subjective des dirigeants Bolcheviks qui réussirent à les imposer. Ils furent bien plus largement le fait d'un rapport de force objectif encore solidement défavorable au prolétariat, rapport de force marqué à ce moment, par exemple, par le retard de l'insurrection allemande (le prolétariat dans ce pays n'étant pas capable d'empêcher la poursuite de la guerre!), et plus globalement, par la limite des ruptures avec les idéologies pacifistes et réformistes que la bourgeoisie déploia pour offrir une alternative aux velléités révolutionnaires du prolétariat. Mais nous ne nous attarderons pas ici sur les longs développements que nous avons donné à cette question dans notre article "La paix, c'est toujours la paix du Capital", à propos des accords de Brest-Litovsk dans les numéros 22 et 23 de nos revues centrales en français.

oOo

Nous terminons cette introduction à propos du développement de la guerre et de son antagonisme révolutionnaire, en donnant quelques éléments sur l'enjeu que représentait l'Ukraine en termes impérialistes pour les différents blocs et nations en présence.

Dans ce gigantesque chaos que représentait l'entre-déchirement général des nations capitalistes en guerre à cette époque, l'Ukraine joua un rôle stratégique fondamental. Grenier à blé de l'Europe, la possession de ces vastes étendues devait permettre à l'Allemagne de faire face au blocus maritime que l'Angleterre lui avait imposé. Sa conquête devint un facteur stratégique primordial dans la nécessité où se trouvait le capital allemand de nourrir "ses" prolétaires aussi bien au front qu'à l'arrière pour maintenir sa paix sociale, si importante à la poursuite de ses objectifs de guerre.

Dans la même lignée, les différentes ressources du sous-sol, comme les importantes mines de charbon et de fer dont regorgeait l'Ukraine, devaient remplacer les importations coloniales confisquées par les marines françaises et anglaises.

Dès les premiers jours de la guerre, l'Ukraine va ainsi constituer un enjeu fondamental que toutes les fractions du Capital convoiteront. C'est ainsi que l'on verra toutes les armées de la région défiler les unes derrière les autres pour piller littéralement cette gigantesque région en se la disputant férocement: russes contre austro-hongrois et allemands, le bloc autour de l'Allemagne contre le gouvernement de Kerensky, et plus tard, ce même bloc avec les nationalistes ukrainiens contre les armées de l'Etat russe peint en rouge, plus tard encore, ces mêmes armées "Rouges" contre les armées Blanches...

C'est dans tout ce contexte contradictoire donc, où le développement de la révolution est encore à l'ordre du jour, avec la lutte du prolétariat contre la guerre bourgeoise et l'affirmation progressive de ses perspectives, mais également au moment où la contre-révolution se développe, trouvant auprès des Bolcheviks des agents utiles à son développement, c'est dans ce contexte donc, qu'après les accords de Brest-Litovsk et l'entrée des armées allemandes en Ukraine, le prolétariat de cette région va se soulever et organiser une insurrection qui se prolongera près de trois ans, contre toutes les armées bourgeoises qui tenteront de reprendre son contrôle.

3. Guerre révolutionnaire en Ukraine, contre Brest-Litovsk (mars 1918 - décembre 1918)

La lutte révolutionnaire en Ukraine ne date évidemment pas des réactions à la guerre. Ces réactions s'inscrivent dans une histoire et un contexte de lutte particulièrement féconds, que nous ne pouvons retracer ici qu'en quelques lignes.

La grande famine de 1891, et l'épidémie de choléra de 1892 qui la suit, ont réveillé les colères du prolétariat agricole contre les exactions de la bourgeoisie. Et c'est sur ce terrain favorable que des minorités révolutionnaires "anarchistes" se sont organisées, agissant et affirmant le communisme comme perspective.

En 1902, se déclenche l'insurrection prolétarienne de Kharkov et Poltava, où les prolétaires des campagnes refusent de payer l'impôt, procèdent à des réappropriations massives, à des expropriations et redistributions de propriétés terriennes.

En 1905, les révoltes prolétariennes dans les campagnes, dans lesquelles les minorités "socialistes-révolutionnaires" ont énormément d'influence (cfr. les groupes se revendiquant des "Zemlia i Volia": Terre et Liberté), ouvrent la phase révolutionnaire. Dans les villes, les émeutes ouvrières se succèdent particulièrement à Ekaterinoslav. Dans les campagnes ont lieu de véritables jacqueries: incendies de domaines, de grandes propriétés seigneuriales, destruction de livres de comptes, expropriation, et redistribution des terres,... le "Partage noir", ou "La terre à ceux qui la travaillent".

Le décret de Stolypine en 1906 tentera, comme le feront plus tard les Bolcheviks, de briser la solidarité des prolétaires agricoles contre les grands propriétaires, en créant des "classes" intermédiaires de paysans (les koulaks), pour tenter de mettre un terme définitif à l'agitation permanente des campagnes.

L'histoire de ces affrontements très violents avec la bourgeoisie et le maintien de conditions de vie extrêmement dures, malgré ces luttes, feront que l'entrée en guerre ne sera pas "joyeuse"! Beaucoup de prolétaires vont rechigner à quitter leur pauvre lopin de terre pour aller se faire tuer à des milliers de kilomètres de là pour une cause qui leur paraît bien obscure. La déclaration de la guerre à l'Allemagne, le 2 août 1914, arrive peu avant la saison de la fauche des blés, et c'est avec les gendarmes au cul que l'on va mobiliser le prolétariat des campagnes.

Comme on l'a vu ci-dessus, deux ans de guerre suffiront à foutre en l'air la cohésion sociale. Fini d'être russe, allemand, austro-hongrois, français... En 1916-1917, tout éclate et en février 1917, des mouvements similaires à ceux de Pétrograd voient le jour contre le gouvernement de Kerensky, et ses matérialisations locales en Ukraine. Des Soviets fleurissent partout ainsi qu'un parlement (la Rada) ukrainien où trouve à s'exprimer les tendances nationalistes de la bourgeoisie locale. C'est au sein de cette Rada que les Petliouristes (2), ces nationalistes ukrainiens, vont être les plus actifs. Toutefois, dans les campagnes, ce sont les "socialistes-révolutionnaires" et les diverses fractions "anarchistes" qui restent prédominantes. Les "anarchistes", sous la direction de Séméniouta notamment, ont jusqu'en 1910 mené un gros travail de propagande, et y ont procédé à diverses manifestations de l'action directe ouvrière: pillages de banques, expropriations de gros propriétaires terriens, vengeance contre les petits chefs (3)...

Avec la confusion qui suit l'insurrection d'Octobre et les bouleversements qu'elle implique, plusieurs bourgeoisies locales tentent de répondre aux mouvements révolutionnaires locaux par la constitution de pays indépendants: Finlande, Pologne, Ukraine, Géorgie... En février 1918, les armées austro-allemandes envahissent l'Ukraine et, en passant par les pays Baltes, arrivent à 150 kms de Pétrograd. Les Bolcheviks signent alors la paix de Brest-Litovsk qui, comme nous l'avons brièvement rappelé plus haut, va donner le signal pour la reconstruction de l'Etat en Russie, et permettre d'écraser progressivement toute velléité révolutionnaire, laissant le soin à d'autres fractions bourgeoises de compléter le travail dans les autres régions. Ainsi, les prolétaires ukrainiens en lutte seront pieds et poings liés, livrés à la bourgeoisie ukrainienne et austro-allemande, momentanément libérée de la pression de la révolution.

Dès lors, le prolétariat ne peut que se soulever et lutter. Et c'est un point fondamental que de rappeler ce fait: le prolétariat, de par ses propres intérêts matériels, ne pouvait que se révolter! A aucun moment, il ne lui fut possible d'accepter le programme Bolchevik dicté par les accords de Brest-Litovsk! Face à toutes les justifications contre-révolutionnaires classiques des organisations gauchistes, des trotskystes aux maoïstes en passant par les gauchistes de "Programme Communiste" ou "Battaglia Communista" et autres, qui argumentent de la nécessité des accords de paix... "parce que les prolétaires devaient bien manger" (!!!), il nous faut rappeler les faits, poser en évidence la matérialité historique et mettre ainsi en avant que la seule chose que procura ces accords aux prolétaires en Ukraine (en faisant abstraction des autres questions ici),... ce fut de la mitraille et du plomb! Les accords de paix, ce fut l'armée allemande qui pilla les champs et greniers que les prolétaires s'étaient réappropriés; ce fut le retour des propriétaires ukrainiens expulsés peu auparavant; ce fut la famine pour les prolétaires et les balles s'ils tentaient de résister.

De par toutes ces conditions concrètes, qui n'ont rien à foutre des considérations pseudo-historiques des gauchistes, le prolétariat ne pouvait matériellement pas accepter un seul instant des "accords de paix" qui les désarmaient et les affamaient! Ce n'était pas une question idéologique, mais pratique!

En effet, dans l'Ukraine, livrée par les Bolcheviks aux armées Blanches, les troupes allemandes mettent l'hetman Skoropadsky, un riche propriétaire, à la tête de l'Etat. Avec l'assentiment de ce nouveau gouvernement, l'armée allemande procède alors au pillage de la région, emportant tout ce dont elle a besoin pour continuer sa campagne guerrière et ramener matières premières, blé, bétail,... à l'arrière et même en Allemagne. Des centaines de milliers de camions ne vont pas suffire pour emporter tout ce dont s'emparent les émissaires armés de la bourgeoisie allemande.

D'un autre côté, comme prix du pillage effectué par leurs homologues austro-allemands, les bourgeois ukrainiens peuvent récupérer les biens dont le mouvement révolutionnaire les avait peu auparavant expropriés. Les propriétaires terriens reprennent les terres, et persécutent tous ceux qui s'y opposent. Quand les prolétaires résistent et tentent de défendre les biens qu'ils ont repris aux bourgeois, ils sont fusillés sans autre forme de procès. Il est important de noter ici encore qu'indépendamment de tout discours sur la libération ou l'indépendance nationale, bourgeois autrichiens, ukrainiens, russes ou allemands, se retrouvent d'accord pour écraser les prolétaires, les remettre au travail, les soumettre à l'exploitation et les fusiller s'ils résistent.

Mais à partir de Juin 1918, la répression sans bornes à laquelle les prolétaires sont soumis, va les déterminer à réagir aux assauts bourgeois. Combinés à l'assaut révolutionnaire généralisé en Russie qui renforce leur propre combativité, de toute part, surgissent des actes insurrectionnels contre les propriétaires terriens ukrainiens et contre les forces armées austro-allemandes. Les prolétaires des villes et des campagnes s'affrontent à eux, expulsent les propriétaires, et s'arment contre l'oeuvre de police de l'armée austro-allemande.

A ces réactions prolétariennes s'oppose l'implacable terreur Blanche. Dans les villages, c'est par centaines que les prolétaires sont massacrés. Les maisons sont brûlées, tout ce qu'ils possèdent est détruit. Mais la détermination des bourgeois oblige alors le prolétariat en Ukraine à réaliser un premier saut de qualité dans sa lutte contre ceux qui les massacrent: ils s'organisent en groupes de francs-tireurs et recourent à la guerre d'embuscade. De partout, et comme animés par un chef d'orchestre invisible -le mouvement communiste!-, des quantités surprenantes de prolétaires s'organisent en groupe pour mener une guerre de partisans contre les propriétaires terriens et les forces militaires austro-allemandes qui les protègent. Sans aucune coordination technique au départ, mais très organiquement, comme surgissant de leurs désirs de ne pas crever sans s'être battus jusqu'au bout, des détachements composés de 20, 50 ou 100 prolétaires bien armés et se déplaçant à cheval, assaillent par surprise les propriétés, attaquent la Garde Nationale (la Varta) et s'affrontent à tous leurs ennemis. Les grands propriétaires qui persécutent ceux qu'ils exploitent sont eux-mêmes dénoncés à ces groupes de partisans et menacés d'être supprimés s'ils persistent dans leurs exactions. Les flics et les officiers allemands sont promis à une mort certaine. L'ensemble de ces actions de contre-terreur Rouge sera quotidiennement réalisée dans l'ensemble de l'Ukraine durant tout l'été 1918, du mois de juin au mois d'août.

La répression sauvage à laquelle recourent les forces conjuguées de l'hetman Skoropadsky et de l'état-major allemand, ne parvient qu'à déterminer les combattants armés du prolétariat à réaliser un second saut de qualité dans leur combat, en se regroupant de plus en plus, en se centralisant progressivement autour de ses fractions les plus combatives. De grandes armées de partisans se constituent alors autour de militants prolétariens tels Korilenko dans la région de Berdiansk, Stchuss et Petrenko-Platonov dans les régions de Dibrivka et de Grichino,...

Dans le sud de l'Ukraine, autour de la région de Gulaï-Polé, l'unification des détachements de partisans ne s'effectue pas uniquement à des fins de défense contre la terreur Blanche. Ici, les prolétaires s'organisent dans le but de défaire définitivement la contre-révolution menée par les grands propriétaires. La centralisation des forces insurrectionnelles affirme pour objectif principal, la constitution des ouvriers révolutionnaires des villes et des campagnes, en une force organisée pour abattre toute la société bourgeoise en place: leur programme est la révolution communiste, leur drapeau -noir-, celui de la société sans classes! Le rôle le plus important dans l'oeuvre d'unification des partisans et l'affirmation d'un programme révolutionnaire revient à un jeune militant communiste de 29 ans, originaire de cette région: Nestor Makhno.

Un peu plus tard, en novembre 1918, lorsque le mouvement révolutionnaire en Allemagne et en Autriche va renforcer le mouvement défaitiste dans les troupes allemandes et autrichiennes en Ukraine, les amenant à se retirer progressivement de la région, de nouveaux ennemis vont apparaître à l'horizon sous la forme des armées nationalistes de Petlioura, puis surtout sous celle des terribles Armées Blanches de Dénikine. A partir de là, c'est tout naturellement, que l'insurrection en Ukraine -et principalement dans sa partie méridionale-, s'organise, se centralise et s'unifie autour du programme révolutionnaire de Makhno, et des autres militants communistes, constituant finalement une seule Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle.

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Le processus par lequel s'est progressivement organisée l'insurrection en Ukraine autour d'un programme révolutionnaire, démontre clairement l'importance dans pareil mouvement de la présence de militants révolutionnaires, d'une avant-garde préalablement constituée, formée et déterminée à révolutionner le monde dans sa totalité. Comme on le voit, ces noyaux communistes cristallisent la lutte de milliers de prolétaires, en clarifiant ses perspectives, en révélant le programme qu'elle contient, en organisant le mouvement social. Ils ne créent pas la lutte, ils la dirigent. Oui, ils dirigent la lutte, ils donnent une direction, ils imposent la dictature des besoins de la classe sociale au sein de laquelle ils se battent, n'en déplaise à tous les réformistes bêlant le "marxisme" ou l'"anarchisme" dans les champs de la démocratie (4).

Contrairement au romantisme idéaliste qui peut en être parfois fait, l'insurrection ukrainienne n'est évidemment pas le fait subjectif d'un seul combattant génial capable de convaincre des gens à lutter: c'est d'abord et avant tout une réaction spontanée de prolétaires en lutte face à la terreur bourgeoise, dont sont souvent à l'initiative des fractions de combattants plus déterminés, plus organisés.

Mais si les révolutionnaires ne créent pas la lutte, ils la cristallisent et permettent la réalisation de différents sauts de qualité:

Nous verrons plus loin les immenses faiblesses et les énormes illusions présentes dans le programme de l'Armée Insurrectionnelle d'Ukraine, dirigée par Makhno, mais dans le cadre de l'unification réalisée autour de la lutte contre les différentes tentatives pour briser le mouvement révolutionnaire en Ukraine, il nous faut d'abord souligner la force de ces militants qui, les armes à la main, parvinrent à formuler la révolution communiste comme la seule perspective, dénonçant et organisant la lutte contre les alternatives bourgeoises nationalistes des Petlioura et autres Grigoriev, prônant le défaitisme révolutionnaire face au sein des armées austro-hongroises, exerçant la terreur Rouge face aux armées Blanches et aux propriétaires terriens, révélant même l'Armée Rouge Bolchevik pour ce qu'elle était: une armée de la reconstruction capitaliste en Russie!

En novembre 1918 donc, les troupes austro-allemandes commencent à se retirer, tout en restant soumis à la pression des combattants de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle. Cette pression consistait à prôner la généralisation du mouvement défaitiste au sein de ces armées, en faisant de la propagande révolutionnaire, tout en menant des attaques répétées contre leurs forces militaires.

Le défaitisme révolutionnaire est une question déterminante dans le cadre de la réponse communiste à la guerre bourgeoise. Pour les communistes, la guerre n'est que le prolongement de la paix capitaliste ou, mieux dit, un autre moment de la guerre permanente à laquelle la bourgeoisie se livre contre le prolétariat. Mais cet "autre moment" de la dictature de la bourgeoisie sur notre classe requiert pour la lutte ouvrière, des consignes précises pour l'action, des perspectives claires. C'est ainsi que Lénine, Liebknecht, et bien d'autres militants révolutionnaires réaffirmèrent dans les années 1914-1915, face au pacifisme mou et sans perspective des social-démocrates, la nécessité de lutter contre "sa propre" bourgeoisie, sous forme de consignes et de mots d'ordre explicites.

Là où les pacifistes en ap-"bêlaient" à arrêter la guerre, sans autre proposition, les communistes opposaient la perspective révolutionnaire en appelant à la fraternisation entre les soldats des différentes armées, en proposant de retourner les fusils contre "ses" officiers, en dénonçant le véritable ennemi du prolétariat dans "sa propre bourgeoisie",... bref en encourageant la défaite de "son" propre pays, de la patrie qui lui mettait les gendarmes dans le dos!

Le défaitisme révolutionnaire est ainsi la concrétisation directe de l'affrontement révolutionnaire face à la guerre par lequel le prolétariat tire contre ceux qui lui tiennent le fusil sous la gorge. Il se prolonge par la guerre révolutionnaire dont il est question ici, et qui vise à mener l'affrontement au sein d'une armée bourgeoise en tendant toujours plus à distinguer ceux qui la commandent de ceux qui en subissent les ordres, de manière à clarifier l'existence permanente de la contradiction de classe au sein même des armées dirigées par la bourgeoisie, et à encourager le développement de celle-ci en une guerre de classe, jusqu'à ce que la contradiction existant au sein de l'institution bourgeoise militaire éclate au grand jour obligeant chacun à choisir son camp, et qu'elle se transforme ensuite en une crise violente marquée par la décomposition de la structure militaire, puis par sa destruction finale.

Pour en revenir à la guerre révolutionnaire en Ukraine, à chaque fois que des détachements de l'armée Makhnoviste vont s'attaquer aux troupes austro-allemandes et gagner (ce qui devint de plus en plus fréquent à ce moment de pleine décomposition des armées de l'impérialisme allemand), ceux-ci procèdent de la même manière et obéissent aux mêmes règles: ils tuent les officiers, en tant que défenseurs acharnés de l'armée bourgeoise, et souvent même bourreaux de leurs propres soldats, et libèrent les simples soldats faits prisonniers, à l'exception de ceux qui se sont rendus coupables d'actes de violence à l'égard de prolétaires. A tous les autres, ils proposent de retourner chez eux et de raconter la révolution sociale qui se déroule en Ukraine. Les révolutionnaires distribuent également des tracts et textes afin d'encourager les soldats à se joindre à l'oeuvre révolutionnaire en cours en Allemagne et en Autriche. Voici le témoignage d'Archinov (5), un militant révolutionnaire "anarchiste-communiste" qui se battit aux côtés de Makhno, à propos des tâches que s'étaient donnés les détachements Makhnovistes dans le cadre des actes de résistance qui se déroulaient dans la région:

"Les tâches de sa compagnie étaient: a) effectuer activement un travail de propagande et d'organisation parmi les paysans; b) mener une lutte implacable contre leurs ennemis. A la base de cette lutte se trouvait le principe: tout propriétaire terrien persécutant les paysans, tout agent de police de l'hetman, tout officier russe et allemand, en tant qu'ennemis mortels et implacables des paysans, ne devaient rencontrer aucune pitié et être supprimés (...) En l'espace de deux ou trois semaines, ce détachement devint déjà la terreur, non seulement de la bourgeoisie locale, mais aussi des autorités austro-allemandes."
Des tracts en allemand et dans différents dialectes sont imprimés par les révolutionnaires pour servir d'outil de propagande défaitiste, et disloquer les troupes austro-allemandes servant de garde-chiourmes à la bourgeoisie locale. Dès cette époque, le côté résolument internationaliste du mouvement montre ses forces.

Bon nombre de détachements de partisans vont être composés de prolétaires d'Ukraine, mais il y a aussi des détachements composés de prolétaires d'origine grecque (il y a d'importantes colonies grecques autour de la mer Noire), d'origine allemande, hongroise, juive ou autrichienne,... On trouve aussi des détachements de la Grande-Russie. En effet, la propagande défaitiste est une propagande qui, parce qu'elle vise à généraliser la révolution, réalise également une importante unification du prolétariat autour de ses véritables tâches. C'est ainsi que plusieurs détachements Bolcheviks, envoyés de Russie où ils sont basés, alors qu'ils sont dépêchés sur place pour lutter également contre l'hetman Skoropadsky, désobéissent aux ordres des Bolcheviks et se soumettent dans la lutte à la discipline des Makhnovistes (6). Plus tard, ce seront des régiments entiers de l'Armée Rouge qui, gagnés à leur cause par la propagande défaitiste, passèrent du côté de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle d'Ukraine.

Cette manière de procéder est la matérialisation claire et concrète de la guerre révolutionnaire, prônée quelques mois plus tôt par l'ensemble des forces révolutionnaires du prolétariat à l'encontre de la minorité Bolchevik regroupée autour de Lénine, lors des négociations de Brest-Litovsk. L'activité des militants prolétariens dans cette région de la Russie est la preuve matérielle des possibilités de mener la guerre révolutionnaire internationale, c'est la négation pratique de tous les arguments avancés par Lénine pour signer cette paix honteuse, démobilisatrice, et contre-révolutionnaire avec les armées de la bourgeoisie!

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Tout ceci se déroule entre novembre et décembre 1918. Dès que les troupes austro-allemandes se sont retirées, le gouvernement de l'hetman Skoropadsky s'enfuit et provoque la chute de son régime.

La Makhnovchtchina (7) se trouve dès lors face à un nouvel ennemi, ayant profité de la vague nationaliste anti austro-allemande pour s'organiser, les nationalistes ukrainiens de Petlioura.

La nature sociale de la "petliourovchtchina" est la bourgeoisie nationaliste ukrainienne, à la recherche d'une indépendance pour l'organisation patriotique ukrainienne du travail et de l'exploitation. Comme toujours, ce type de mouvement autonomiste s'est principalement organisé autour de la bourgeoisie libérale, en sachant concilier les intérêts des bourgeois des campagnes et de l'"intelligentsia" libérale, tout en se servant des révoltes prolétariennes locales pour les détourner à leur profit.

C'est d'ailleurs sur base de l'immense enthousiasme qui succède au départ des armées austro-allemandes et de l'hetman Skoropadsky, que ce mouvement nationaliste prend son essor. Petlioura fait tout pour se mettre au centre des victoires réalisées sur les armées impérialistes austro-allemandes, et rassembler ainsi rapidement des masses énormes à travers toute l'Ukraine autour de sa propre figure de héros national. Les régions du Sud, où les révoltes prolétariennes se sont organisées en force autour de leur propre programme, autour du drapeau de la révolution sociale, sont les seules régions où le mouvement nationaliste n'a que peu de prise et est directement dénoncé pour ce qu'il est: une nouvelle recette pour soumettre le prolétariat au travail.

Mais le Gouvernement de la République Nationale de Petlioura n'aura pas le loisir de profiter longtemps de sa popularité. A peine établi, en décembre 1918, au moment où Skoropadsky s'est retiré, il doit lui-même s'enfuir un mois plus tard, en janvier 1919: la base sociale sur laquelle se fondait son pouvoir s'est évanouie en même temps que les illusions des prolétaires sur sa capacité à changer profondément leur situation. Le petliourisme s'écroulera aussi rapidement qu'il s'était construit. La majorité des prolétaires qui l'avait rejoint un temps se retire maintenant de son armée, hostile au nouveau pouvoir établi, rejoignant souvent les forces de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle d'Ukraine, regroupées autour des "anarchistes-communistes". Le reste de son armée restera néanmoins suffisamment actif que pour s'affronter à l'Armée Rouge, lorsque celle-ci va commencer à se diriger sur l'Ukraine pour asseoir la reconstruction de l'Etat russe.

4. L'anarchisme doctrinaire au service du capitalisme (novembre 1918 - juin 1919)

C'est pendant ce temps incertain, entre novembre '18 et juin '19, que les militants "anarchistes-communistes" (8), regroupés autour de Makhno, vont tenter de gérer la "région libérée" (un rayon de 100 kms autour de Goulaï-Polé, peuplée de plus ou moins deux millions d'habitants). Et c'est ici que le mouvement insurrectionnel montre ses faiblesses et ses contradictions, parce qu'il ne parvint pas à briser le lien qui l'unit au Capital par l'intermédiaire de son manque de rupture programmatique avec la Social-Démocratie.

Ce manque de rupture est à saisir objectivement dans le cadre de l'impossibilité généralisée à cette époque de concevoir la dictature du prolétariat, comme l'effort définitif pour abolir la valeur et l'échange, ce fait étant dû entre autres, au travail d'occultation accompli par la Deuxième Internationale, autour des apports réalisés par Marx sur cette question. Mais il importe également de dénoncer ce manque de rupture avec le réformisme dans son fait subjectif, c'est-à-dire dans les idéologies anarchistes et gestionnistes qui ont servi de justification aux prolétaires, et plus précisément aux militants Makhnovistes, pour véhiculer concrètement la non-destruction de l'Economie, et donc la non-destruction de l'Etat, dans la mesure où celui-ci n'est que l'expression organisée de la Valeur.

Le prolétariat en Ukraine s'empêche donc de tirer bénéfice des victoires obtenues contre la bourgeoisie. En effet, la bourgeoisie ayant été défaite localement, le prolétariat a le pouvoir entre ses mains. Il assume le contrôle despotique des moyens de production (dans les campagnes et les villes, les bourgeois ont été expropriés,...), mais il ne sait pas quoi en faire et reste paralysé. Non seulement il ne tente pas vraiment de généraliser géographiquement la lutte, mais face à l'économie, il reste sans initiative et n'assume pas sa véritable destruction. Dès lors, incapable de sécréter une véritable direction et un programme pour détruire le Capital, l'idéologie anarchiste, sous ses aspects gestionnistes et fédéralistes, va consolider les faiblesses du prolétariat en érigeant ses principes réformistes en tant qu'autorité. L'incapacité du prolétariat à s'unir aux autres forces communistes dans le monde, et le manque de lien avec l'histoire du communisme, comme programme, va permettre à la Social-Démocratie (sous les traits ici de l'idéologie anarchiste) de vider férocement le torrent de la révolution sociale pour l'amener vers les eaux douces et calmes de l'aménagement, de l'amélioration de la survie salariale et NON de sa destruction. Au lieu de détruire le travail salarié, et donc la source même du Capital, les Makhnovistes, en faisant appel à leurs "principes libertaires" vont le gérer par le biais de "communes paysannes", appelées: "Communes de Travail" (sic!), ou "Communes Libres" ou encore "Commune Rosa Luxembourg".

Dans ces territoires d'où l'ordre gouvernemental a disparu, et où la désorganisation du Capital atteint son comble, les Makhnovistes vont cristalliser le coup d'arrêt à la décomposition de l'Economie en prônant sa gestion démocratique. Pire, sous prétexte de ne pas vouloir imposer l'autorité sur cette question, ils vont prôner l'organisation fédérée de Communes agricoles libres et l'autogestion des usines et autres fabriques, en proposant aux prolétaires des villes et des campagnes de baser leurs relations sur le troc, sur l'échange mutuel des produits respectifs du travail. Autant dire que ces "conseils" étaient l'autorité et faisaient bien évidemment force de loi, dans la mesure où l'influence qu'ils avaient, basée sur la juste confiance que leur témoignaient les prolétaires dont ils avaient cristallisé la direction lors de leur victoire sur les armées austro-allemandes, matérialisait directement en force toute proposition faite!

Cette ébauche d'organisation sociale fédérée, ne réalisa évidemment pas la poursuite de la lutte immédiate que les prolétaires menaient pratiquement contre le travail et pour la satisfaction immédiate de leurs besoins humains (lutte contre la valeur, pour l'extension de la révolution mondiale,...), mais constitua bien plutôt la (ré)organisation sociale autogérée du système d'exploitation existant (9).

Les révolutionnaires regroupés autour de Makhno avaient très bien compris l'importance de s'opposer par l'autorité, la force et la terreur face à la bourgeoisie comme force militaire; mais cette compréhension s'arrêtait dès qu'ils se trouvaient face au programme bourgeois sous la forme de l'échange, face à l'organisation de l'Etat sous forme de la dictature de la valeur. Ici, l'Economie reprenait tous ces droits. Les Makhnovistes, dont leur idéologie anarchiste leur restreignait la vision au libéralisme bourgeois, proposaient aux prolétaires de librement prendre en mains leurs destinées en décidant eux-même de la quantité de temps qu'ils voulaient travailler et de la façon dont ils voulaient gérer les résultats de leur travail. Comme si les prolétaires, seuls ou organisés en Commune, avaient le loisir d'être libre face aux lois de l'échange!!! L'Economie, comme organisation abstraite du mouvement de valorisation, était évidemment le grand vainqueur des réformes autogestionnaires réalisées à l'initiative des Makhnovistes.

Face à l'organisation sociale du Travail, les Makhnovistes ne firent qu'imposer (ne fut-ce que par l'influence des simples "bons conseils" qu'ils donnaient, comme on l'a vu!) son autogestion: le Capital continuait à régner, mais maintenant, c'était les ouvriers des villes et des campagnes qui géraient leur exploitation par le Capital. Ils pouvaient ainsi décider eux-même les quantités échangeables entre différents produits, et se bercer de l'illusion que les prix avaient disparu. Alors que ce qui était le fondement -la régulation de l'échange par le biais de la quantité de travail cristallisée dans chaque marchandise- donc la Valeur, les amenait en réalité à déterminer les rapports quantitatifs entre les produits dans l'échange.

La monstruosité à laquelle on aboutit, ce fut finalement de camoufler la réalité du Travail salarié, de l'Exploitation et du Capital, toutes forces qui se perpétuaient, derrière de fumeuses idéologies pseudo-communistes. Les propositions libertaires de Voline rimèrent ici avec les décrets "socialistes" de Lénine. Pendant que le Bolchevik pense supprimer l'argent en décrétant l'abolition du numéraire, le libertaire croit réaliser le communisme en fédérant la valeur et en imposant le troc!

Et si des militants tels Archinov furent bien capables de dévoiler confusément (10) les pièges de l'Economie Bolchevik...

"... nous avons affaire à une simple substitution du capitalisme privé en un capitalisme d'Etat. La nationalisation communiste de l'industrie représente un nouveau type de rapports dans la production, avec lequel l'esclavage, la sujétion économique de la classe ouvrière sont concentrés dans une seule poigne: l'Etat. Au fond cela n'améliore nullement la situation de la classe ouvrière. Le travail obligatoire (pour les ouvriers, bien entendu) et sa militarisation - c'est l'esprit propre de la fabrique nationale." (11)
... ils furent par contre bien incapables de faire plus que l'apologie lamentable des limites Makhnovistes:
"La liberté des paysans et des ouvriers, disaient les Makhnovistes, appartient à eux-mêmes et ne peut souffrir aucune restriction (...) Quand aux Makhnovistes, ils ne peuvent que les aider par l'un ou l'autre conseil ou opinion et mettre à leur disposition les forces intellectuelles ou militaires nécessaires, mais ils ne veulent en aucun cas prescrire quoi que ce soit (...) Voline, admiré par les paysans, traduisait leurs pensées et leurs aspirations: l'idée des Soviets libres, travaillant en accord avec les désirs de la population laborieuse, les rapports entre paysans et ouvriers des villes, basés sur l'échange mutuel des produits respectifs du travail, l'idée d'une organisation égalitaire et libertaire de la vie..." (12)

Archinov in "Histoire du mouvement Makhnoviste" -1921-

Comme on le voit particulièrement bien dans le dernier paragraphe de cette citation, il suffirait de remplacer Voline par Lénine, et "libertaire" par "socialiste", et nous aurions la même apologie démocratique bourgeoise des soviets! Face à toutes ces dérobades sur l'auto-organisation libre et démocratique des soviets, ce dont le prolétariat avait le plus besoin, c'est que son avant-garde montre autant de détermination à imposer la liquidation de la Valeur, de l'Echange, et de la généralisation internationale de la revalorisation, qu'elle en avait eu à diriger l'insurrection armée contre ceux qui la personnifiaient!

La question centrale était l'organisation centralisée de la production en fonction des besoins humains, et donc contre le profit. Celle-ci permet directement une réduction de la quantité de travail (en extension et en intensité), par la liquidation immédiate de tout ce qui ne sert pas l'être humain. A partir de là et de l'application du principe de "qui ne travaille pas ne mange pas", on contraint les fonctionnaires et autres bourgeois à participer de l'effort collectif contre la production marchande généralisée. La suppression de toutes les fonctions inutiles et la liquidation des industries ne produisant rien, en vue d'accroître le bien-être des prolétaires, entraîne l'automation croissante de toutes les tâches de production, toutes ces mesures étant nécessaires et incontournables pour attaquer fondamentalement l'esclavage salarié. En conséquence de ce type de mesures (tout à fait insuffisantes, mais qui tracent la voie!), un nombre croissant de prolétaires est également ainsi délivré des tâches productives et peut se consacrer av plus de force encore à l'extension mondiale de la révolution sociale.

Ce n'est pas ce qui fut fait par les Makhnovistes. Comme on l'a vu, ils se contentèrent de recréer la séparation entre ville et campagne, entre "ouvriers" et "paysans", entre intellectuels et manuels tout en poussant chacune de ces catégories du Capital à s'ignorer, à ne concevoir la révolution sociale que comme la gestion parcellaire et fédérale, de sa petite misère.

L'idéologie fédéraliste de l'anarchisme ne permit qu'une seule chose: l'isolement et la dislocation du mouvement révolutionnaire, sa dispersion dans des mirages gestionnistes localistes. L'idéologie fédéraliste et régionaliste de Makhno lui-même fut un frein à la généralisation de la révolution. Ainsi, quand en 1920, il doit définir les "Aspirations de la Maknovchtchina" (texte issu d'un tract réalisé par Makhno intitulé: "Qu'est-ce que la Makhnovchtchina?"), il dit:

"Le mouvement insurrectionnel Makhnoviste aspire à créer à partir de la paysannerie révolutionnaire, une force réelle et organisée, capable de combattre la contre-révolution et de défendre l'indépendance d'une région libre."
Comme on peut le voir, l'idée social-démocrate du socialisme dans une seule région, qui, plus tard, deviendra avec la théorie de Staline et de Boukharine "Théorie du socialisme dans un seul pays", fut aussi chère à Makhno qu'à la droite gouvernementale Bolchevik.

Le pire, c'est qu'un dirigeant révolutionnaire comme Makhno restait prisonnier de la perspective "staliniste" avant "le stalinisme", et cela, en pleine vague révolutionnaire mondiale, dans un moment où de Berlin à la Patagonie, de Bombay à Mexico, de Budapest à Toronto, le prolétariat luttait pour la révolution unique mondiale!

La limite de l'insurrection en Ukraine trouvera ainsi, au-delà des problèmes objectifs de rapport de force de l'époque, des nouveaux agents dans le manque de généralisation de la guerre révolutionnaire. Les "anarchistes-communistes" en Ukraine avaient perçu et critiqué les armes à la main, le refus de la généralisation de la guerre révolutionnaire à travers les accords de Brest-Litovsk, mais ils ont été incapables de saisir en quoi la généralisation de la révolution passait également par la lutte tout aussi despotique et violente contre l'Economie, contre la Valeur.

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L'emprise que l'idéologie anarchiste eut sur les révolutionnaires en Ukraine, et en Russie plus largement, trouve son origine, comme un peu partout dans le monde à cette époque d'ailleurs, dans la tentative de donner un corps théorique cohérent à la volonté de militants révolutionnaires d'assumer l'action directe, à l'encontre des propositions réformistes prônées par la plupart des organisations social-démocrates, ayant transformé le marxisme en une idéologie. Cette juste volonté de rompre avec le réformisme va mener une bonne partie de ces militants à théoriser leurs actions, sous la forme de programmes plus idéalistes les uns que les autres, allant du proudhonnisme gestionniste et fédéraliste au terrorisme exemplatif comme catéchèse (cfr. Netchaïev) en passant par l'anarcho-syndicalisme.

Sous un même drapeau donc, et comme bien souvent, s'affrontait l'action directe et le réformisme, s'opposait la révolution et la contre-révolution.

L'anarchisme en Ukraine, comme réaction aux buts légalistes des social-démocrates, débute comme dans le reste de la Russie au 19ème siècle, et s'implante surtout à la fin du siècle, lors de la famine de 1891. Le premier groupe date de 1903, Bor'ba (Combat). Le mensuel "Pain et Liberté", des adeptes de l'anarcho-syndicalisme-bourgeois développé par Kropotkine, circule alors clandestinement en Ukraine.

Le mouvement gagne alors Moscou et la capitale Saint-Pétersbourg, avec comme groupes importants les "Tchernoe Znamia" (Drapeau Noir), les "Kleb i Volia" (Pain et Liberté) et les "Beznatchalie" (Sans Autorité). Différents groupes recouvrent des pratiques différentes: "Drapeau Noir" reconnaît comme finalité le Communisme; "Pain et Liberté" par contre, est un groupe réformiste typique envisageant "une société" où le capitalisme serait banni pour laisser place à une gigantesque fédération de producteurs dirigée par des organisations professionnelles ouvrières (les syndicats)! Et comme on le voit ici, les illusions gestionnistes, d'un capitalisme pur débarrassé de ses côtés les plus sombres, gangrène le mouvement révolutionnaire des deux côtés de la fausse polarisation dans laquelle la Social-Démocratie parvient à enfermer alors "marxistes" et "anarchistes". Quant aux militants du troisième groupe, "Sans Autorité", ils pratiquent plus une phraséologie littéraire et romantique sans hésiter à faire le coup de main en lançant quelques bombes sur tout ce qui peut représenter "l'autorité tant honnie".

C'est au sein des groupes qui se définissent comme "anarchistes-communistes" que les ruptures vont être les plus cohérentes. Contre le pacifisme kropotkinien triomphant, on voit ainsi, les militants "anarchistes" de Moscou et Saint-Pétersbourg, regroupés autour de Grossmann-Rochtchin, assumer une rupture puissante avec le syndicalisme, principalement. Ce type de rupture bien décidée, l'organisation de ces militants autour de positions bien démarquées, ainsi que leurs efforts de réelle centralisation de prolétaires en lutte sont d'ailleurs la plupart du temps, en contradiction profonde avec la doctrine de référence -l'anarchisme-, et ses revendications "anti-autoritaire".

Les militants révolutionnaires communistes, organisés sous le drapeau anarchiste, participèrent à l'insurrection d'octobre aux côtés des autres forces prolétariennes d'avant-garde, aux côtés des "socialistes révolutionnaires de gauche", des "Bolcheviks", des "sans-parti", etc. En Ukraine, à Ekatérinoslav par exemple, 80.000 prolétaires descendent dans la rue et défilent derrière les drapeaux noirs pour marquer leur participation à la révolution sociale en cours.

Ecrasés par les Bolcheviks, en même temps que les "socialistes-révolutionnaires" de gauche, après leur lutte armée contre les accords de Brest-Litovsk, en avril 1918, ceux qui ont échappé à la prison ou au peloton d'exécution retournent en Ukraine (berceau historique du mouvement), où ils fondent diverses organisations centralisées au sein du Nabat (le Tocsin), et organisent la 1ère Conférence des Organisations Anarchistes d'Ukraine en novembre 1918.

Malheureusement, cet organe ne jouera en rien un rôle de centralisation dans la lutte qui oppose les prolétaires à toutes les forces de la réaction. Comme le critiqueront plus tard Archinov et Makhno, le Nabat ne sera qu'une organisation de "théoriciens", de "phraseurs", de "beaux-parleurs" se contentant plus de faire de la propagande "d'idées" aux moyens de conférences, de discussions, de cercles littéraires ou de bibliothèques, que de prendre réellement une part active au mouvement révolutionnaire. Seuls quelques-uns, une infime minorité, rejoindront le mouvement insurrectionnel et prendront une part effective à la lutte du prolétariat.

C'est tout ce contexte et cette histoire des luttes, qui constitue le cadre dans lequel le mouvement en Ukraine sera plus centralisé autour de ces militants "anarchistes" que des "Bolcheviks" ou des "socialistes-révolutionnaires", bien que ces derniers jouissaient également d'une large écoute.

L'élément déterminant dans l'organisation de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle autour du drapeau noir, étant évidemment également constitué par le fait que ce furent les militants "anarchistes" -Makhno en tête- qui, dès leur libération des geôles tsaristes, revinrent en Ukraine pour assumer les tâches d'agitation et d'organisation révolutionnaire.

Makhno, est accueilli en héros après son séjour de dix ans dans les prisons russes. Il fonde plus tard le premier Soviet des Paysans et Ouvriers de Gulaï-Polé, qui décrétera dès la fin août 1917, c'est-à-dire 3 mois avant Octobre '17, le désarmement de la bourgeoisie, ainsi que l'"abolition de ses droits sur le peuple".

Makhno retourne ensuite à Moscou (13) pour y retrouver son camarade Archinov, et considérer plus largement les possibilités de participer au mouvement révolutionnaire. Après un court séjour où il assiste à la répression des anarchistes par les Bolcheviks mais aussi à ce qu'il dénonce comme une caricature de révolution (Moscou lui apparaît comme "la capitale d'une révolution de papier, une vaste usine produisant des résolutions et des slogans vides de sens, tandis qu'un seul parti politique s'élève par la force et la fraude dans la position d'une classe dirigeante"), il rentre à Gulaï-Polé pour organiser la résistance sur des bases contradictoires à celles des Bolcheviks.

Les Bolcheviks fonderont quant à eux leur activité sur l'influence plus importante qu'ils auront au sein des grandes villes et seront dès lors presque tout à fait absents dans les campagnes. Cette dichotomie du mouvement prolétarien sera un des gros problèmes auquel les diverses fractions révolutionnaires (aussi bien "Bolcheviks" que "socialistes-révolutionnaires" et "anarchistes") ne pourront résoudre en Russie, renforçant du même coup, les divisions capitalistes entre ville et campagne qu'entretient la bourgeoisie.

5. Contre Dénikine. Première alliance avec les Bolcheviks (mars 1919 - juin 1919)

Comme nous l'avons vu, il n'aura pas fallu longtemps pour que l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle d'Ukraine ne repousse définitivement les troupes austro-allemandes et son allié ukrainien mis en place, Skoropadsky. De même, le nationaliste Petlioura a rapidement vu sa base sociale s'écrouler une fois qu'il s'est mis à gouverner. En janvier 1919 donc, une petite année après le début du soulèvement en Ukraine, les différentes armées de la bourgeoisie ont été repoussées et défaites.

Mais si en Ukraine, Makhno est parvenu à rassembler les bandes isolées pour défaire les restes des troupes austro-allemandes en pleine débâcle, il n'en est pas de même pour le pouvoir Bolchevik qui est menacé de toutes parts. En plus du "cordon sanitaire" imposé par les troupes alliées, les troupes Blanches équipées et organisées par les français, les américains et les anglais, menacent d'envahir par l'est (Sibérie, troupes de Koltchak), par le sud (Mer Noire, Mer d'Azov, Crimée, troupes de Dénikine), et par l'ouest (Pologne, Roumanie et Tchécoslovaquie,...). De plus, dans le nord de l'Ukraine, le reste des troupes de Petlioura continue à se battre et à donner du fil à retordre aux Bolcheviks.

C'est ce moment que choisit Dénikine et son armée Blanche pour entrer en Ukraine, espérant progresser rapidement vers le Nord, grâce au fait que les Bolcheviks étaient aux prises avec les nationalistes de Petlioura. Il fut tout surpris de tomber sur l'armée déterminée et bien organisée des insurgés d'Ukraine. A partir de là, l'Armée Insurrectionnelle d'Ukraine réussit à organiser un front de lutte de plus de 100 kilomètres contre les Blancs de Dénikine, pourtant bien supérieurs en hommes et en matériel.

C'est aussi à ce moment, et alors que la menace, tant des armées Blanches de Dénikine que des petliouristes, commence à se faire pressante, que le Soviet de Gulaï-Polé conclut une première alliance, considérée comme purement militaire, avec les Bolcheviks par l'intermédiaire de Dybenko et d'Antonov-Ovseenko, commandant militaire du front ukrainien pour l'Armée Rouge.

Ce premier compromis est une fois de plus marqué par la difficulté à assumer jusqu'au bout l'importance de ne faire front à aucun prix avec les ennemis de la révolution, en l'occurrence ici, avec une Armée Rouge, qui poursuit l'oeuvre de reconstruction de l'Etat en Russie, du développement du Capital. En faisant primer la défense du territoire ukrainien (justifié idéologiquement par son assimilation à la défense de la révolution), les révolutionnaires de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle vont commettre la même erreur que celle contenue dans les négociations de Brest-Litovsk: l'abandon de la guerre révolutionnaire assumée par le prolétariat en armes par l'assimilation de l'énergie révolutionnaire en une Armée "Rouge", constituée mécaniquement à partir des mêmes principes que toute armée bourgeoise (conscription obligatoire, hiérarchie et discipline militaire, etc).

Cette alliance se concrétise par une sorte de front interclassiste où le mouvement révolutionnaire tend à se diluer dans la défense d'intérêts nationaux. L'Armée Insurrectionnelles est incorporée dans l'Armée Rouge, mais les insurgés gardent néanmoins leur armée ainsi que leur propre discipline, commandement, organisation, etc... Comme on le verra un peu plus loin, ce front n'aboutit pas, et les insurgés Makhnovistes reconquirent plus tard la totalité de leur autonomie.

Il est clair alors que pour Moscou, en cohérence totale avec sa politique, l'alliance avec l'Armée Rouge signifiait l'allégeance de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle au pouvoir Bolchevik et du même coup l'écrasement de tout foyer révolutionnaire qui pouvait prétendre poursuivre la révolution sociale.

Quand les insurgés d'Ukraine restent attachés à cette alliance, en soutenant dans ce front la défense de l'Ukraine, le mouvement révolutionnaire se dilue dans la défense de la politique armée du Capital, et marque ainsi le pas par une non rupture, ou une rupture insuffisamment claire, avec la politique bourgeoise des Bolcheviks, considérés comme des révolutionnaires. Ce n'est que dans les tentatives de ruptures, et de dénonciation du caractère contre-révolutionnaires des Bolcheviks, que le mouvement révolutionnaire retrouvera ses moments les plus forts. A l'inverse, il ne subit que les massacres, l'isolement et la dispersion.

Et effectivement, le "communisme de guerre" que les Bolcheviks entendent imposer ne trouve pas de soutien en Ukraine. Très rapidement, les prolétaires insurgés ne reconnaissent plus l'autorité Bolchevik, nouvellement établie, à partir des accords avec les Makhnovistes. Ils s'opposent aux réquisitions et dispersent les commissions extraordinaires chargées de la "lutte contre le sabotage et la contre-révolution" (Tchékas), en fait dirigées contre eux. A Kaménev, qui lui adjure de prendre position contre Grigoriev (un chef de bande qui se retourne contre l'Armée Rouge -cfr. plus bas- dans la province de Kherson, à l'ouest de l'armée Makhnoviste), Makhno, qui a fort à faire avec l'offensive Dénikine, tient déjà à se démarquer de la politique Bolchevik et répond:

C'est dans l'alliance et le front (cette tactique habituelle de la bourgeoisie, pour dissoudre démocratiquement des intérêts antagoniques), que les Bolcheviks, vont tenter de liquider le mouvement insurrectionnel Makhnoviste, dont ils se méfient et qu'ils veulent détruire, tout autant que l'armée Blanche. Ils envoient des armes au compte-goutte, ils refusent d'envoyer des mitrailleuses et des canons, ils tentent de dissoudre la brigade de Makhno dans l'Armée Rouge, ils mettent hors-la-loi le Soviet Révolutionnaire Militaire qui dirigeait l'activité de l'Armée Makhnoviste, ils tentent d'assassiner Makhno, et parce que ce sabotage est considéré comme insuffisant, en juin, Trotsky écarte Antonov-Ovséenko (14) du commandement local de l'Armée Rouge, parce qu'il était soupçonné de sympathies pour les Makhnovistes depuis qu'il avait dénoncé ces pratiques de sabotage.

Devant toutes ces magouilles et devant le danger toujours plus grand des armées Blanches qui sont occupées à culbuter l'Armée Rouge, le Soviet Militaire Révolutionnaire décide de reformer de façon autonome l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle (tout en communiquant ses déplacements, et en continuant momentanément à se soumettre aux nécessités de stratégie générale de l'état-major de l'Armée Rouge).

Mais la répression Bolchevik s'intensifie avec l'arrivée de Trotsky en Ukraine. Antonov-Ovseenko est destitué, les "anarchistes" accusés de "complot contre l'Etat" sont fusillés, sans compter les campagnes de calomnie dirigées contre eux. Décimés et désorganisés par la répression Bolchevik, sans armes, les Makhnovistes se font déborder par les armées Blanches qui prennent successivement Marioupol et même Gulaï-Polé.

Face à cette terreur qui leur tombe dessus dans le cadre même de l'accord que les Bolcheviks leurs avaient proposé, les Makhnovistes dénoncent les forces de l'Etat Rouge en recomposition, tout en conservant jusqu'au bout certaines illusions, sur l'"honnêteté" des Bolcheviks. C'est ainsi que Makhno, parce qu'il pense naïvement que la haine Bolchevik est dirigée contre lui personnellement, décide de se retirer de son poste de commandement dans l'Armée Rouge, tout en y laissant les combattants ukrainiens "prouver" leur combativité et leur adhésion à la révolution face aux calomnies de Trotsky:

"Dans un article intitulé "La Makhnovchtchina" (dans le journal "En chemin", No.55), Trotsky pose la question: "Contre qui les insurgés Makhnovistes se soulèvent-ils?" Et il s'occupe tout au long de son article de démontrer comme quoi la makhnovchtchina ne serait de fait rien d'autre qu'un front de bataille contre le pouvoir des soviets. Il ne dit mot du front effectif contre les Blancs, d'une étendue de plus de cent kilomètres où les insurgés ont subi depuis six mois et subissent encore des pertes innombrables. L'ordre No.1824 me déclare être un conspirateur et un organisateur de rébellion à la manière de Grigoriev (...) Cette attitude hostile, et qui devient actuellement agressive, des autorités centrales contre le mouvement insurrectionnel mène inéluctablement à la création d'un front intérieur particulier, des deux côtés duquel se trouveront les masses laborieuses qui ont foi en la Révolution (...) Le moyen le plus sûr pour éviter que les autorités ne commettent ce crime consiste, à mon avis, en ce que je quitte le poste que j'occupe."

Lettre de Makhno à Trotsky et à l'Etat Major de la 14ème armée -9 juin 1919-

Malgré la pression des armées Blanches, Trotsky met la tête de Makhno à prix, préférant que l'Ukraine tombe aux mains de Dénikine, plutôt que de voir la Makhnovchtchina acquérir une force qui pourrait se retourner contre les Bolcheviks.

Makhno est alors rappelé par l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle. Echappant de peu à un piège tendu par les Bolcheviks (piège dans lequel plusieurs chefs de l'état-major de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle vont tomber, dont Mikhaïlov-Pavlenko qui est fusillé), Makhno se retire avec un petit groupe de cavaliers dans les environs d'Alexandrovsk.

L'offensive des armées Blanches, et la désorganisation totale des forces révolutionnaires par Trotsky, provoque la débâcle de l'Armée Rouge, au cours de ce mois de juillet 1919. Elle se replie à 300 kms de Moscou, abandonnant complètement les prolétaires d'Ukraine à eux-mêmes.

La situation est complètement chaotique. Les Blancs de Dénikine remportent victoire sur victoire. Les insurgés Makhnovistes reçoivent l'ordre de l'état-major de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle de quitter les troupes de l'Armée Rouge en fuite, et s'éparpillent dans les campagnes. D'un autre côté, Grigoriev, allié des Bolcheviks, décide de se retourner contre l'Armée Rouge au moment où Trotsky propose à ce chef de bande bourgeois... d'aller faire preuve d'internationalisme à l'égard des prolétaires hongrois en allant lutter contre l'Armée Roumaine qui cherchait à les écraser!!!

Ce même Grigoriev va proposer un peu plus tard à Makhno de se joindre à sa guéguerre impérialiste contre les Bolcheviks. Celui-ci, malgré toutes les forfaitures et trahisons que son armée avait subie de la part des Bolcheviks, garde fièrement le drapeau de la Révolution Sociale comme objectif du combat de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle: au pacte que lui propose le bourgeois Grigoriev, le 27 juillet 1919, lors d'un congrès organisé par les Makhnovistes, il répond à coups de revolver en proclamant bien fort que "la lutte contre les Bolcheviks ne sera véritablement révolutionnaire qu'à l'unique condition qu'elle soit menée au nom de la Révolution Sociale"!

Des unités entières désertent l'armée Bolchevik pour rejoindre les Makhnovistes. Jusqu'à 15.000 soldats de l'Armée Rouge, dégoûtés des "tactiques" de leur "Napo" Léon Trotsky (15), rejoignent ainsi les bataillons Makhnovistes! Il en est ainsi par exemple de plusieurs bataillons Bolcheviks de Crimée, entraînés par les chefs Makhnovistes Kalachnikov, Dermendji et Budanov. D'autres détachements importants de l'Armée Rouge en provenance de Novo Bug, démirent leurs chefs et partirent à la recherche de l'armée éparpillée et désorganisée de Makhno. La jonction de ces troupes s'effectua en août 1919, à Dobrovelitchkovka. C'est dans ce district situé près d'Odessa que convergèrent en masse les combattants dispersés de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle. A ce moment seulement put se restructurer l'armée, autour d'à peu près 15.000 combattants, formés en quatre brigades d'infanterie et de cavalerie, une division d'artillerie et un régiment de mitrailleuses.

6. L'Armée Insurrectionnelle victorieuse (septembre 1919). Terreur révolutionnaire et tentatives d'organisation sociale.

Le divorce semblait total et définitif avec les Bolcheviks. A des responsables Bolcheviks qui demandent à nouveau à Makhno de lutter ensemble, sous le commandement des officiers Rouges, ce dernier répond:
"Vous avez trompé l'Ukraine (sic!!) et, plus grave, vous avez fusillé mes camarades à Gulaï-Polé; vos unités passeront de toutes façons de mon côté, puis je procéderai avec vous tous, les responsables, de la même manière que vous avez procédé avec mes camarades."
S'il est clair que le mouvement reste dominé par de grandes faiblesses, -la défense de l'Ukraine à tout prix-, le mouvement révolutionnaire commence à déterminer plus clairement ses ennemis et à les dénoncer pour tels. L'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle tourne dès lors ses armes tant contre les Blancs de Dénikine que contre les Bolcheviks.

Face à la complète débâcle de l'Armée Rouge, et à la désorganisation de l'armée Makhnoviste consécutive au front avec les militaires Bolcheviks, la fraction Blanche de la bourgeoisie s'est réinstallée en Ukraine, avec l'aide de Dénikine. La répression contre le prolétariat, avec son cortège de pillages, massacres, viols, s'intensifie. Hommes, femmes, enfants rejoignent l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle en fuite perpétuelle, poursuivie sans relâche par les armées Blanches. C'est une gigantesque caravane de quelques cent vingt mille personnes qui s'étend sur près de 40 kms de long, et qui résiste vaille que vaille aux attaques des diverses fractions de la bourgeoisie pendant plus de 600 kilomètres.

A partir d'un dernier sursaut victorieux, à Pérégonovka (près d'Ouman) le 25-26 septembre 1919, l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle renverse en dix jours la situation. Défaisant les arrières de Dénikine, elle libère du même coup Moscou de l'emprise grandissante des armées Blanches (16). En effet, Dénikine, mésestimant les Makhnovistes, avait lancé le gros de ces troupes sur Moscou. Coupée de ses bases arrières, de ses moyens de communication, de son approvisionnement, c'est une véritable débâcle que subit l'armée de Dénikine. Il faut voir dans cette débâcle, le véritable point de départ de la défaite que subira l'Armée Blanche en Russie, contrairement à la légende de la victoire de l'Armée Rouge, grâce à la "science militaire" de Trotsky (17).

Balayant l'armée Blanche, qui s'était livrée à une ultime répression, à la suite de la victoire des révolutionnaires à Pérégonovka, libérant les villes de la mainmise bourgeoise, les Makhnovistes anéantissent ainsi à l'automne 1919 la contre-révolution de Dénikine en appliquant une véritable terreur révolutionnaire:

"Les propriétaires fonciers, les gros fermiers, les gendarmes, les curés, les maires, les officiers embusqués,... tout était balayé sur le chemin victorieux de la makhnovchtchina. Les prisons, les postes de police et les commissariats, bref tous les symboles de la servitude populaire étaient détruits. Tous ceux que l'on savait être des ennemis actifs des paysans et des ouvriers étaient voués à la mort. Ce furent surtout les gros propriétaires fonciers et les gros fermiers exploiteurs du peuple, les "koulaks", qui périrent alors en grand nombre."

Archinov in "Histoire du mouvement Makhnoviste" - 1921

Aux Bolcheviks qui reviennent, les Makhnovistes, tirant les leçons, refusent le partage du pouvoir -en fait le désarmement du prolétariat!- qui leur est proposé: l'armée aux bourgeois "Rouges", et aux Makhnovistes, l'administration et la direction des villes.

Ils vont tenter de s'auto-organiser (les banques sont vidées, on organise des "Communes Libres", etc, -cfr. plus haut), mais c'est un échec. Leur non rupture avec la Social-Démocratie "anarchiste", leur gestionnisme et leur fédéralisme, leur refus de se mettre réellement à la tête de la lutte ouverte contre l'Etat repeint en rouge, mais aussi le gigantesque effort de guerre consenti (l'armée est décimée par le typhus), tout cela, assorti du refus de généraliser la lutte au-delà du Sud de l'Ukraine, va conduire tout droit au désastre.

Ainsi, dans les villes, durant cette courte période en octobre et novembre 1919 où l'Armée Insurrectionnelle d'Ukraine était maître d'Alexandrovsk et surtout d'Ekaterinoslav, l'idéologie anti-autoritaire éclatait de toutes ses contradictions. Oubliant les justes méthodes par lesquelles ils avaient, on ne peut plus autoritairement, mené la guerre de classe face aux différentes armées bourgeoises, les Makhnovistes décrétaient maintenant démocratiquement la liberté totale de presse et d'association, et la possibilité de se réorganiser donc, pour tous les pseudo-socialistes qui tentaient d'étrangler la révolution par tous les moyens:

"1. Tous les partis, organisations et courants politiques socialistes ont le droit de propager librement leurs idées, théories, points de vue et opinions, aussi bien oralement que par écrit. Aucune restriction de la liberté des socialistes, de la Presse et de l'expression ne pourra être admise, et ils ne pourront pas être l'objet de poursuites pour cela."

"Conseil Militaire Révolutionnaire des Guérilleros Makhnovistes, Ekaterinoslav, 5 novembre 1919."

Mais d'un autre côté, percevant confusément l'absurdité contenue dans le fait d'exercer la terreur Rouge sur le champ de bataille, et pas sur le terrain économique, idéologique et politique, les mêmes Makhnovistes, "interdisaient à tous les partis l'imposition de toute autorité politique contre les masses travailleuses", allant jusqu'à fusiller ceux qui enfreignaient cette règle (18)!!!

C'est de ce moment de désarroi dans le "comment continuer la lutte", que l'Armée Rouge tira profit pour venir se réinstaller dans la région, apportant avec elle une nouvelle répression Blanche. La contre-révolution triomphe à nouveau: face aux criminelles inconséquences des dirigeants de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle, englués dans l'idéologie anti-autoritaire et anti-substitutionniste imbécile, les redresseurs Bolcheviks de l'Etat ont tout le loisir de reconquérir les régions insurgées d'Ukraine, en imposant leur programme, dès janvier 1920.

7. Neuf mois de nouvelle répression "Rouge".

Affaiblis, à tous points de vue, les Makhnovistes laissent alors l'Armée Rouge occuper le terrain s'illusionnant encore une fois sur celle-ci en la voyant comme l'ultime possibilité de se défaire définitivement de Dénikine, en empêchant son retour.

En fait, les Makhnovistes ne parviennent pas à rompre avec leur tendance à se rapprocher des Bolcheviks. Ils ne voient en eux que de mauvais dirigeants ouvriers et non l'Etat bourgeois reprenant en mains la réorganisation du Capital. De plus, en refusant d'assumer le rôle de direction révolutionnaire, ils organisent les prolétaires... pour se retirer ensuite, en prônant l'auto-organisation!!! Ils les laissent ainsi isolés et vulnérables face à la répression Bolchevik.

De longues discussions avaient amenés les insurgés à ces criminelles conclusions. Révolution et contre-révolution se sont effectivement affrontées au sein même de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle, comme nous le notions au début de ce texte. En effet, une partie des forces considérait nécessaire de poursuivre la guerre révolutionnaire en prônant, dans le cours des luttes menées contre Dénikine, la généralisation du mouvement. Ils argumentaient correctement la situation en décrivant l'état d'esprit révolutionnaire non seulement de la région, mais de l'ensemble du prolétariat en Russie, prêt à accomplir ce qu'ils appelaient la "Troisième Révolution Sociale" (19).

Et en effet, pendant cette guerre contre Dénikine, de nombreux détachement d'insurgés s'étaient rallié aux Makhnovistes, y voyant spontanément la direction d'une force prête à submerger les difficultés, et les coups portés par les différentes forces sociales bourgeoises, à la révolution. Certains détachements de l'Armée Rouge affluaient même de la Russie Centrale pour se joindre au drapeau de la Makhnovchtchina: ce fut le cas des troupes Bolcheviks très nombreuses, commandées par Ogarkov, par exemple, venu du gouvernement d'Orel, pour lutter pour la révolution sociale, aux côtés des prolétaires insurgés d'Ukraine.

Et outre les ralliements en masse des prolétaires de la région, bien d'autres forces organisées de la révolution rejoignirent l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle. Outre des anciens "Bolcheviks", des "socialistes-révolutionnaires de gauche" se joignirent aux "anarchistes-communistes", tels Victor Popov, cet ancien matelot de la Mer Noire qui avait dirigé le soulèvement des "socialistes-révolutionnaires de gauche", contre les Bolcheviks, en juillet 1918.

Mais toutes ces forces favorables à la généralisation de la guerre révolutionnaire furent, comme à Brest-Litovsk, vaincues par une majorité de beaux parleurs à la Voline, qui prônèrent la construction positive de communes fédérées "anarchistes", invitant les révolutionnaires à se retirer dans les régions "libérées" autour de Goulaï-Polé, leur bastion, et lâchant ainsi littéralement toute une partie du prolétariat à la répression et la terreur imposée par les agents Bolcheviks de la reconstruction capitaliste en Russie.

L'idéologie social-démocrate version anarchiste de la non-direction facilitera ainsi la campagne répressive à laquelle se livrent les Bolcheviks durant neuf mois. Partout l'Armée Rouge occupe le terrain déblayé par les Makhnovistes pour y instaurer l'autorité du Capital. Les prisons sont reconstruites et remplies, police et Tchéka arrêtent et fusillent les révolutionnaires, ainsi que tous ceux qui sont susceptibles d'aider les Makhnovistes accusés de "traîtres au peuple ukrainien".

C'est le début de la "guerre civile" entre les Bolcheviks et les Makhnovistes. Pour éviter les fraternisations entre l'Armée Rouge et ceux-ci, ce sont des soldats estoniens, lettons et chinois que les Bolcheviks envoient participer à la répression (ce qui n'empêche pas certaines fraternisations et désertions). C'est à un véritable massacre auquel on assiste, les plus basses estimations parlent de 200.000 tués et d'autant de déportés en Sibérie au cours de la seule année 1920. L'année 1920, marquée par le "communisme de guerre", renforce ainsi la haine contre les Bolcheviks. Ce ne sont que réquisitions de bétail et de récoltes, entraînant la famine, dans ce qu'on appelle pourtant le "grenier à blé de l'Europe". Malgré tout cela, l'Armée Rouge essuie encore des revers face aux prolétaires en armes qui mènent, une fois de plus, une guérilla sans pitié contre ceux qui veulent perpétuer leur état d'être exploités.

Pendant plusieurs mois, la lutte est acharnée entre les Bolcheviks et les Makhnovistes, et sans pitié de part et d'autre. Néanmoins, les méthodes de combat sont fondamentalement différentes. L'Armée Rouge procède comme toute armée bourgeoise dite "d'occupation": elle exécute massivement et indifféremment dans les villages, sachant que c'est là principalement que les Makhnovistes trouvent une base. Et quand des "anarchistes communistes" sont arrêtés, ils sont immédiatement fusillés -indépendamment de leur place dans l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle- ou jetés en prisons, soumis aux tortures et aux chantages, pour les obliger à renier leur adhésion au mouvement Makhnoviste, ou pour les faire donner des renseignements ou servir d'agent double.

Du côté Makhnoviste, la guerre révolutionnaire et prolétarienne reste le moyen de lutte contre les armées ennemies, comme elles le faisaient déjà à l'époque de l'occupation austro-allemande. Les responsables Bolcheviks et autres officiers "Rouges" sont exécutés sans pitié, tandis que les soldats ont le choix entre rejoindre l'armée des insurgés ou rentrer chez eux désarmés. Ils prônent également la défaite de l'armée ennemie au moyen de tracts et autre matériaux de propagande défaitiste:

"Frères soldats Rouges! (...)

Maintenant, on vous envoie de nouveau nous combattre, nous les 'insurgés Makhnovistes', au nom d'un soi-disant pouvoir 'ouvrier-paysan', qui vous apporte de nouveau des chaînes et l'esclavage! Les richesses et les joies vont à cette bande de bureaucrates-parasites qui sucent votre sang (...).

Est-ce que vous allez encore verser votre sang pour la bourgeoisie nouvellement éclose et pour les commissaires créés par elle, et qui vous envoient, comme du bétail, au massacre! Est-ce que vous n'avez pas encore compris que nous, 'insurgés Makhnovistes', nous combattons pour l'émancipation économique et politique complète des travailleurs, pour une vie libre sans ces commissaires et autres agents de la répression? (...)

A chaque rencontre avec nous, afin d'éviter de faire couler le sang fraternel, envoyez-nous des délégués pour parlementer, mais si cela ne vous est pas possible et que les commissaires vous obligent quand même à nous combattre, jetez vos fusils et venez à notre rencontre fraternelle.

A bas la guerre fratricide entre les travailleurs!

Vive la paix et l'union fraternelle des travailleurs de tous pays et des toutes nations!"

"A bas le combat fratricide!", tract des insurgés Makhnovistes - mai 1920.

Les appels des révolutionnaires eurent des résultats parfois spectaculaires sur les soldats de l'Armée Rouge. Voici un extrait de l'Appel lancé par les soldats du 522ème régiment de l'Armée Rouge, quand ils décidèrent de déserter et de rejoindre l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle:
"Nous, soldats Rouges du 522ème régiment, nous sommes passés le 25 juin 1920, sans aucun coup de feu et avec tout notre équipement et nos armes du côté des insurgés Makhnovistes. Les communistes nous ont harcelés et ont attribué notre passage du côté des insurgés Makhnovistes à un emportement et à une tendance au banditisme. Tout cela n'est qu'un mensonge bas et lâche des commissaires qui nous utilisaient jusque là comme chair à canon. Durant notre service de deux ans au sein de l'Armée Rouge, nous sommes arrivés à la conclusion que tout le régime social de nos vies repose seulement sur la domination des commissaires et qu'il nous amènera en fin de compte à un esclavage jamais vu jusqu'ici dans l'histoire (...)."

"Les soldats Rouges du 522ème régiment, maintenant Makhnovistes."

Face au défaitisme grandissant des soldats de l'Armée Rouge, et pour répondre aux méthodes révolutionnaires des Makhnovistes, les généraux "Rouges" mirent en place des commissions spécialement chargées de récupérer les soldats relâchés par l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle, et de les réincorporer dans d'autres unités.

La résistance de l'armée des insurgés rencontre quelques succès face aux Bolcheviks, durant tout le début de cette année 1920, mais une nouvelle menace pointe à l'horizon sous forme des armées Blanches réorganisées sous l'autorité du général Wrangel.

8. La nouvelle offensive Blanche (avril 1920), la défaite (novembre 1920) et l'exil (août 1921).

Wrangel, prend la tête de l'armée Blanche et ses succès, renforcés par l'extrême faiblesse de l'Armée Rouge (défaite par l'armée de Pilsudsky devant Varsovie) pousse cette dernière -l'Armée Rouge- à demander une nouvelle fois l'alliance des Makhnovistes.

Ceux-ci de leur côté, décimés par la répression Bolchevik, épuisés par la guerre qu'ils viennent de leur mener, ainsi que par leur résistance aux successives offensives Blanches, isolés également par les calomnies répandues par les Bolcheviks sur une soi-disant alliance de Makhno avec Wrangel, les Makhnovistes donc, craquent durant l'été 1920 devant la pression de l'offensive de Wrangel, auquel se sont associés dans le nord l'armée polonaise et les nationalistes ukrainiens de Petlioura.

Dès lors, ils signent quelques mois plus tard, en octobre 1920, un nouvel accord politique et militaire avec l'Armée Rouge (20).

L'armée des "anarchistes communistes" cède au nom de la même logique du "moindre mal" qui les avait animés lors de la première alliance: plutôt l'alliance avec l'Etat soviétique que la mort avec les Blancs.

Ainsi les leçons toutes fraîches, l'expérience récente, ne sont pas assumées. La décision de collaborer une nouvelle fois avec ses ennemis correspond à un véritable suicide. Les restes du mouvement révolutionnaire se trouvent ainsi rapidement détruits tant moralement que physiquement. En effet, dans le cadre de cette alliance, refusant tout repos aux insurgés, les Bolcheviks les envoient continuellement en première ligne, d'abord pour les éliminer tout en faisant reculer les Blancs, ensuite pour mieux les contrôler (à l'arrière ils pourraient mener leur propagande subversive au sein de l'Armée Rouge) (21).

Les Makhnovistes se font peu à peu décimer, notamment parce que ses unités composées de révolutionnaires, connus pour leur combativité, ne reculent pas devant les pertes. Et les généraux 4 étoiles des Bolcheviks le savent! C'est ainsi par exemple, qu'ils les envoient dans une charge à découvert de 10 kms dans un Isthme de Crimée, leur donnant une chance sur cent de réussite. Ils y parviennent et obtiennent la victoire, mais au prix d'énormes pertes humaines. Les Blancs sont battus, mais le mouvement Makhnoviste en sort exsangue.

L'Etat russe se retourne alors contre les Makhnovistes, et au milieu du mois de novembre 1920, les Bolcheviks attaquent par surprise l'état-major et les troupes Makhnovistes en Crimée. En même temps, ils s'emparent des représentants Makhnovistes de Karkhov, attaquent les "anarchistes communistes" de Gulaï-Polé, et détruisent leurs organisations partout en Ukraine.

Un peu plus tard, libérée de la pression des armées de Wrangel repoussées hors de Russie, l'Armée Rouge peut se consacrer à défaire définitivement les Makhnovistes. Avec une armée infiniment supérieure en nombre, il leur faudra pourtant plus de six mois pour écraser les Makhnovistes.

La situation fut particulièrement périlleuse pour les Bolcheviks au début de l'année 1921. A Pétrograd, éclataient de grosses grèves et à Cronstadt, le prolétariat se soulevait. Durant cette période, de nombreuses armées de prolétaires organisés tentèrent de lutter à travers toute la Russie contre la reconstruction de l'Etat par les Bolcheviks. A Tambov, le "socialiste-révolutionnaire" Antonov organise une armée de 50.000 hommes. 60.000 prolétaires s'insurgent dans un district de la Sibérie occidentale. En Carélie, en Asie centrale, au Caucase,... on demande des comptes aux nouveaux maîtres du Kremlin. Cette "petite guerre civile" comme la nommèrent les historiens soviétiques, fit près de 200.000 morts.

C'est à ce moment également que la propagande défaitiste révolutionnaire des Makhnovistes trouve encore de nombreux échos. Ainsi le 9 février 1921, la 1ère brigade de la 4ème division de la cavalerie "Rouge" rejoint un détachement Makhnoviste près de Pavlograd. Et c'est de cette même période que datent les véritables tentatives Makhnovistes de généraliser la révolution. Brova et Maslakov s'en vont dans la région du Don et du Kouban; Parkhomenko emmène un détachement dans la région de Voronège, en Russie; un troisième groupe d'un millier d'insurgés se dirige vers Karkhov, avec à sa tête un autre combattant Makhnoviste, Ivaniouk.

Mais il est malheureusement trop tard. Le prolétariat se fait écraser partout où il s'est soulevé et commence alors, comme à chaque fois que la révolution est vaincue, une période de terreur Blanche à travers toute la Russie, mais particulièrement dans cette région insurgée d'Ukraine.

L'Armée Rouge passe systématiquement à travers chacun des villages et des villes de la région, et y extermine tous ceux soupçonnés d'une quelconque sympathie envers le mouvement Makhnoviste.

Séparés de tout mouvement révolutionnaire, à l'été 1921, les derniers noyaux regroupés autour de Makhno, sont acculés et amenés à fuir en Roumanie, où ils s'éparpillent définitivement.

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Dans un article qui a pour but de traduire sous formes de leçons les enseignements généraux de cette tentative prolétarienne pour assumer la révolution, comme alternative à la réorganisation de l'Etat par les Bolcheviks, dans un tel article donc, il est difficile de redonner la combativité qui a animé ces militants de notre classe, ces véritables combattants d'avant-garde en lutte pour imposer le communisme.

Pour en avoir une idée plus complète et précise, nous ne pouvons que renvoyer les camarades aux ouvrages décrivant longuement les moindres détails de cette lutte engagée et acharnée de plus de trois ans contre les armées de Skoropadsky, de Petlioura, de Grigoriev, de Dénikine, de Dybenko, de Trotsky, de Wrangel, etc. Indépendamment des faiblesses et des illusions de leurs auteurs, les récits des combattants révolutionnaires eux-mêmes, -ceux de Makhno et Archinov-, nous ont laissé une somme de matériaux bruts qui restitue le niveau de combativité et d'intensité de cette formidable vague communiste qui a déferlé entre 1917 et 1923 sur le monde.

Comme on le verra en lisant ces documents, le mouvement communiste en Ukraine n'est absolument pas réductible à la personnalité de Makhno. Nous avons resitué dans ce texte, le contexte dans lequel ce militant "anarchiste communiste" réussit à cristalliser la direction révolutionnaire, en même temps qu'il lui transmit ses propres faiblesses programmatiques. Mais il est important de resituer sa propre combativité (22), dans le cadre de la volonté généralisée de milliers de prolétaires inconnus, d'en découdre avec l'Etat.

Citons simplement ici pour terminer, quelques uns des autres dirigeants historiques qui furent à l'avant-garde de l'insurrection en Ukraine: Simon Karetnik, Martchenko, Grégoire Vassilevsky, Vérételnikov, Pierre Gavrilenko, Basile Korilenko, Victor Belach, Vdovitchenko, Zonov, Kalachnikov, Mikhalev Pavlenko, Makecv, Basile Danilov, Tchernoknijny, Stchuss, Isidore Luty, Thomas Kojine, Lépetchenko, Séréguine,... La plupart de ces combattants, répertoriée par Archinov à la fin de son livre sur l'insurrection en Ukraine, étaient des militants "anarchistes communistes", ayant prolongé leurs années de militance par leur présence conséquente aux fonctions dirigeantes de l'insurrection en Ukraine. Seule, l'un ou l'autre survécut aux diverses batailles menées face aux armées bourgeoises.

Ceux des Makhnovistes qui survécurent aux multiples batailles et échappèrent à la terrible répression stalinienne, engagée contre la révolution, partirent en exil.

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Il est à noter qu'Archinov et Makhno tentèrent d'organiser le mouvement révolutionnaire autour d'une "Plate-forme organisationnelle" (23) publiée à Paris, en octobre 1926, dans le journal "Diélo Trouda" (La Cause du Travail), pour le compte du Groupe des Anarchistes Communistes russes à l'Etranger (GARE), dont ils sont les principaux animateurs. Leur volonté est d'assumer une rupture avec l'anti-organisationnalisme ambiant, et de regrouper des militants "anarchistes-communistes" autour de ce projet. La "Plate-forme organisationnelle" est le résultat de discussions et débats menés par ces militants depuis 1925 (date à laquelle ils purent se regrouper à Paris) autour des leçons à tirer et des perspectives à tracer, à partir de l'échec des luttes révolutionnaires auxquelles ils ont participé en Ukraine, en Russie et dans le monde, durant ces années '17-'23. La publication de la "Plate-forme" fut suivie d'une réelle volonté de rompre avec le programme social-démocrate organisé autour du drapeau de l'anarchie et souleva un tollé général de la part de tous les partisans de l'anarchisme idéologique.

C'est ainsi que ces mêmes militants russes se lièrent à d'autres camarades d'exil en France, et tentèrent de monter une opposition internationale pour rompre avec ce "milieu familial anarchiste". Ils organisèrent à cette fin, une réunion internationale en mars 1927, précédée d'une réunion préliminaire un mois plus tôt. Le contenu de rupture et les efforts de clarification programmatique qu'entendaient réaliser ces camarades, -au moment même où le mouvement communiste s'effondrait un peu partout dans le monde-, étaient indéniables. Archinov insista sur la nécessité de "chercher à organiser les forces révolutionnaires qui travaillent dans l'avant-garde ouvrière... en créant un mouvement homogène basé sur le principe de la responsabilité collective et qui agit au sein des organisations nationales et internationales"; il faut, dit-il, "faire une sélection des forces" en ne reconnaissant plus ni l'anarcho-syndicalisme, ni l'individualisme comme des courants liés au mouvement. Des militants français (Odéon, Dauphin-Meunier,...), espagnols (Carbo, Fernandez,...), italiens (Ugo Fedeli, qui présidait la réunion préliminaire), polonais (Ranko), chinois (Cen),..., marquèrent leur accord pour organiser une Union Internationale sur base de la rupture avec le démocratisme "anarchiste". "Notre but est de regrouper tous les militants de notre tendance et de lutter contre l'Union Sacrée Anarchiste" (Ranko).

La réunion internationale fut le lieu de vives discussions entre ses participants, mais une clarification commença à s'effectuer. La réunion fut interrompue par l'arrivée de la police.

La discussion entre "plate-formistes" et "anti-plate-formistes" polarisa pendant tout ce temps toutes sortes d'organisations, provoquant de nombreuses scissions plus ou moins clarificatrices. Sur la lancée, les organisateurs de la réunion assumèrent quelque continuité à leur proposition, puis, complètement épuisés par la répression internationale, par la baisse des luttes prolétariennes, par leurs propres faiblesses et par les injures véhiculées contre eux par les adeptes de l'anarchisme idéologique, l'initiative se perdit dans la longue nuit de la contre révolution.

Bien évidemment, les mêmes beaux parleurs de l'anarchisme de salon et d'idéologie dénoncèrent ce projet dès le départ, allant jusqu'à traiter la "Plate-forme" et son principal auteur, Archinov, de... "Bolchevik", lui qui s'était battu les armes à la main contre l'Armée "Rouge", aux côtés de Makhno, pendant près de 4 ans!!! Les "anarchistes" de littérature à la Voline, Nettlau,... jouèrent le même rôle calomniateur à l'égard des militants révolutionnaires "anarchistes-communistes" que leurs frères ennemis staliniens à l'encontre des "gauches communistes"! Tout cela amena Makhno et Archinov à rompre avec les Voline, les Sébastien Faure et autres démocrates déguisés en révolutionnaires. La contre-révolution aidant, et complètement dégoûté par ses anciens amis anarchistes, Archinov retourna en Russie, reconnaissant pour cela le pouvoir stalinien, ce qui permit à ses anciens amis de confirmer qu'il était bel et bien dans l'erreur avec sa "Plate-forme organisationnelle"!

Makhno quant à lui, retint jusqu'au bout la leçon sur l'organisation qu'il avait tirée dans le feu même de la lutte de classe, et c'est ainsi qu'il déclare à l'occasion d'une rencontre avec les "anarchistes expropriateurs" Ascaso, Durutti et Jover:

"C'est l'organisation qui assure le triomphe en profondeur de toute révolution"!!!
Que tous ceux qui voudraient transformer Makhno en une icône inoffensive, méditent cette phrase... ou cessent de se revendiquer platoniquement de la makhnovchtchina!

9. Forces et faiblesses!

Durant toute cette vague révolutionnaire mondiale, s'étalant plus ou moins de 1916 aux débuts des années vingt, les foyers se sont souvent déplacés, coexistant parfois en des endroits différents. Et alors qu'il est souvent reconnu qu'en 1917, le foyer révolutionnaire principal s'étend à tout l'empire russe et que les braises les plus ardentes consumment Moscou et Saint-Pétersbourg, d'autres centres de la Révolution sont nés, souvent niés, cachés, oubliés, défigurés volontairement par la contre-révolution.

Et même lorsque des mouvements révolutionnaires sont reconnus et glorifiés, ils ne le sont que dans la mesure où leurs aspects subversifs sont tronqués, falsifiés, désamorcés. La bourgeoisie en imposant son idéologie ne reconnaît la révolution prolétarienne en Russie (elle ne pouvait la cacher tant son retentissement fut universel!) qu'en la dénaturant totalement et finir par établir une filiation directe et formelle entre le mouvement communiste et l'Etat capitaliste peint en rouge par les Bolcheviks.

D'un autre côté, les bourgeois dissimuleront jusqu'à la falsification outrancière, les mouvements jugés explosifs pour ramener la lutte de classe à un conflit individuel pour "le pouvoir". Les insurrections prolétariennes et les tentatives de destruction de l'Etat deviennent des "putschs", par la mise en exergue unilatérale d'un faisceau de faits sortis de leur globalité.

Une des méthodes utilisées pour arriver à vider de son contenu un mouvement révolutionnaire est de faire apparaître ces mouvements de classe comme autant d'actes d'individus "géniaux", ou "barbares": l'histoire montre les hommes pour mieux cacher l'antagonisme entre révolution et contre-révolution. L'insurrection en Ukraine n'échappe pas à la règle.

Réduite à la seule personnalité de Makhno, elle est dénaturée, tant par les Bolcheviks qui voient dans les prolétaires en lutte contre leur pouvoir, une bande "d'anarcho-bandits, de contre-révolutionnaires", voire d'"anti-sémites" (24); que par les apologues "anarchistes" de Makhno qui, voient en celui-ci, le "sauveur de la révolution sociale". L'anarchisme idéologique salue d'autant mieux Makhno aujourd'hui qu'il le traitait hier encore dans son exil parisien, "d'anarcho-bolchevik", comme nous l'avons brièvement rappelé ci-dessus.

En effet, quand celui-ci et d'autres "anarchistes-communistes" (russes, italiens, français, espagnols) évoquaient la nécessité de diriger le mouvement, la nécessité de poser la question de "l'organisation anarchiste", non pas en soi mais comme une nécessité résultant des leçons tirées de l'insurrection ukrainienne (cfr. plus haut: La Plate-forme du Groupe des anarchistes-communistes Russes à l'Etranger (GARE) 1926), c'est par un tollé et une mise au ban générale que l'anarchisme idéologique réagit.

Au-delà même donc de la personnalité de Makhno, si génial stratège militaire et clairvoyant qu'il fut, se révèle une situation, comme d'habitude, bien plus complexe, plus contradictoire. Au delà de ceux qui l'ont personnalisé, s'affirme un mouvement, authentiquement prolétarien, avec ses forces et ses faiblesses.

La grande force de la Makhnovchtchina provient de ce qu'elle a été capable de centraliser, d'organiser les prolétaires en lutte, tant contre les armées Blanches, que contre les armées "Rouges". Il faut encore une fois insister ici, au-delà du débat scolastique entre "marxistes" et "anarchistes", que cette centralisation des forces prolétariennes rassembla des forces révolutionnaires aussi diverses que des "Bolcheviks", dont l'un, Novitsky, fut même élu membre du Soviet Révolutionnaire Militaire en octobre 1919, de "socialistes-révolutionnaires de gauche" tels Victor Popov ou Vérételnikov, de révolutionnaires "sans parti" tels Kojine et bien d'autres, d'"anarchiste communistes", et de beaucoup d'autres prolétaires aux origines militantes très diverses, signe s'il en faut que la makhnovchtchina fut l'expression réelle d'une organisation en force, rassemblant des militants déterminés à donner l'assaut final à l'Etat.

Cette organisation, c'est la centralisation de la lutte des prolétaires contre la bourgeoisie. A l'armement, la discipline et la rigueur de l'armée bourgeoise répondront pour les insurgés d'Ukraine, l'enthousiasme et la ferveur révolutionnaire.

Cet enthousiasme sera seul à même de compenser le manque d'armes et de rigueur militaire: sur une armée qui a compté jusqu'à cent mille hommes, seuls trente mille étaient armés, les autres intervenant parfois avec des gourdins et des fourches! Au moment même où étaient dissous les gardes Rouges en Russie en butte à la répression Bolchevik, et où, progressivement désorganisés et désarmés, ils étaient remplacés par l'Armée Rouge, restructurée grâce aux anciens cadres de l'armée tsariste et sous la houlette du "camarade" Trotsky, la composition de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle des prolétaires ukrainiens sonnait comme un cinglant et vivant démenti aux assertions des chefs Bolcheviks, quant à l'impossibilité d'organiser une armée prolétarienne autrement qu'en utilisant les méthodes et officiers bourgeois.

La mobilisation forcée (sous peine de mort) et la réinstauration de la discipline bourgeoise maquillée sous un vocable "révolutionnaire" pour la circonstance, constituaient les bases bourgeoises de la fondation de l'Armée Rouge, au moment même où de jeunes militants révolutionnaires, sans aucune expérience militaire, organisaient une armée de prolétaires des villes et des campagnes qui, sans hiérarchie, sans officiers bourgeois, et avec sa propre discipline de classe, allait foutre la raclée à chacune des innombrables armées "Rouges" ou Blanches qu'elle allait affronter! C'est la plus belle leçon que le prolétariat en arme de cette période nous laisse quand à la nécessité de détruire de fond en comble l'armée bourgeoise, ses règles, ses méthodes, son contenu, sa discipline et ses chefs, dans le cours de la révolution.

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Nous avons également insisté sur les faiblesses du mouvement, tout au long de ce texte. Elles peuvent être brièvement rappelées et résumées ici: manque de direction claire quant à la finalité du mouvement, ce qui mena à la substitution de la dictature du prolétariat sur la valeur à une glorification de la gestion et de l'autogestion de l'exploitation capitaliste; manque de centralisation, même si dans les faits leur pratique contredisait souvent leur idéologie de référence, le fédéralisme; manque de généralisation de la révolution; anti-substitutionnisme menant les Makhnovistes à laisser le soin aux "masses" d'assumer la dictature du prolétariat, véritable démission de la direction du mouvement; frontisme à travers les successives alliances avec l'Etat Bolchevik peint en rouge; anti-autoritarisme et refus du "pouvoir"...

Il n'empêche que l'insurrection d'Ukraine témoigne à maints égards, de l'existence de la lutte de classe contre l'Etat bourgeois, Etat bourgeois qui au travers de la réorganisation du capital par la militarisation de l'économie (ou "communisme de guerre") avait pour fonction de liquider physiquement les révolutionnaires.

L'intérêt et les forces du mouvement organisé autour de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle provient de ce que leur pratique révolutionnaire a souvent dépassé -quand elle n'en était pas la négation pure!-, leur conception théorique:

Mais encore une fois ici, la pratique révolutionnaire reste déterminante tant qu'elle s'affronte de fait et dépasse les contradictions présentes dans ses mots d'ordre et ses drapeaux; par contre, lorsque se joue la nécessité d'aller plus en avant dans l'affirmation du véritable projet communiste, et que les théories qui le confondent avec l'occupation démocratique de l'ordre existant -le gestionnisme et l'anti-autoritarisme ici- ne sont pas dépassées, alors, ces mêmes drapeaux s'affirment violemment comme une barrière pratique qui, s'emparant des masses, se transforme en une force contre-révolutionnaire et freine physiquement le développement de notre mouvement!!!

C'est ce processus que l'on retrouve malheureusement bien des fois tout au long des combats organisés sous le drapeau de l'anarchie, et ce parfois jusqu'à l'absurde. Les "anarchistes" à la Voline en ont plus d'une fois donné une solide caricature.

Ainsi, en octobre 1920, alors que des délégations de plusieurs unités de l'Armée Rouge vinrent à Kharkov où étaient réunis Voline et des militants du Nabat, pour leur proposer de "prendre le pouvoir" et d'arrêter eux-mêmes le comité central du parti Bolchevik local qui venait de fusiller des Makhnovistes, ceux-ci -les "anarchistes" du Nabat- refusèrent d'assumer une quelconque direction en déclarant benoîtement que les masses devaient agir pour leur propre compte et que les "anarchistes" ne voulaient pas du "pouvoir"! Misère de la Démocratie et de l'anti-autoritarisme! Dommage que la violente rupture qu'accomplirent certains Makhnovistes en 1926 avec Voline, ne se formula pas sous formes de balles quelques années plus tôt à l'occasion de cette criminelle et imbécile irresponsabilité.

Une autre grosse limite que le mouvement a connu fut la difficulté à étendre la révolution. La même question qu'à Brest-Litovsk fut posée aux militants de la "Troisième Révolution Sociale". Les Makhnovistes tenteront concrètement d'étendre le mouvement révolutionnaire dont ils étaient un des centres au sein de la vague mondiale qui déferle à l'époque, mais ils ne le firent que beaucoup trop tardivement, à la veille de la défaite de leur mouvement. Ce n'est qu'en 1921 qu'ils entreront en contact avec d'autres fractions du mouvement révolutionnaire, et particulièrement à Cronstadt, à Kiev, à Moscou et de l'autre côté de l'Oural. Ils leurs proposèrent une "collaboration" face à l'Etat Rouge "qui avait trahi les ouvriers et les paysans".

Mais le mythe des Bolcheviks et de leur "Etat révolutionnaire" était à l'époque si puissant que même pour des révolutionnaires aussi conséquents que les insurgés d'Ukraine ou de Cronstadt, la rupture ne pouvait se faire aussi brutalement. L'illusion de pouvoir volontairement retourner la tendance vers la révolution jouait à plein son rôle contre-révolutionnaire. Les Bolcheviks, avec Lénine à leur tête, ne pouvaient en aucun cas symboliser pour eux la complète contre-révolution en marche. Le poids -parce qu'il s'agit bien d'un poids ici!- des souvenirs d'Octobre 1917, et l'image des Bolcheviks qui en avaient composés une partie de l'avant-garde, étaient tels que très peu nombreux furent ceux qui perçurent et luttèrent de façon conséquente et intransigeante, contre les Bolcheviks, en tant qu'agents fraîchement cooptés pour la recomposition de l'Etat bourgeois en Russie (25).

Le repli quasi mystique des Makhnovistes sur l'Ukraine eut pour fonction, non pas de maintenir un "foyer" révolutionnaire face à un Etat symbolisant pratiquement la contre-révolution active, mais tout au contraire de permettre au Capital de les isoler et défaire les "foyers" les uns après les autres, paquet par paquet.

Mais s'il est vrai que la grande faiblesse des insurgés en Ukraine fût leur fédéralisme, leur incapacité objective (mais aussi semble-t-il, leur volonté subjective) à (ne pas) étendre dès le début le mouvement au-delà de l'Ukraine, il n'en demeure pas moins que le défaitisme révolutionnaire sur base duquel ils se battaient, contenait la dimension internationaliste de la lutte contre toutes les patries de tous ceux qui se sont affrontés, à un moment ou l'autre de l'histoire, aux imbéciles persécutions du monde de l'exploitation:

"Les exploités de toutes nationalités, qu'ils soient Russes, Polonais, Lettons, Arméniens, Juifs ou Allemands, doivent s'unir en une grande communauté solidaire d'ouvriers et de paysans, puis par une puissante attaque, porter le dernier coup décisif à la classe des capitalistes, des impérialistes et de leurs serviteurs, afin de se débarrasser définitivement des chaînes de l'esclavage économique et de l'asservissement spirituel.
A bas le Capital et le pouvoir!
A bas les préjugés religieux et la haine nationale!
Vive la Révolution Sociale!"

Compte-rendu du 2è congrès régional des soviets, à Gulaï-Polé -février 1919-.

Notes

1. Nous attirons l'attention du lecteur notamment sur toutes les imbécillités distillées par les diverses écoles de la social-démocratie qui trouvent dans ces événements, la justification de leurs positions contre-révolutionnaires. A titre d'exemple, le traumatisme de certains cafards est resté bloqué au subjectif rôle du parti Bolchevik vu comme l'acteur unique et monolithique de la révolution russe alors qu'il a toujours été traversé de courants en totale opposition (comme le Groupe Ouvrier de Miasnikov) et que souvent, il fut à la remorque du mouvement révolutionnaire réel se matérialisant lui à des niveaux tout-à-fait différents. Il en est de même des pitoyables arguties développées au sujet d'une opposition entre une Russie "paysanne" n'ayant pas dépassée le stade du féodalisme et une Allemagne "industrielle-capitaliste-moderne" voyant un fort prolétariat mais "malheureusement pas un parti du même type que le Parti Social Démocrate Ouvrier Russe", d'où la conclusion encore plus débile qui en est tirée: "des partis bolcheviks partout!". A l'autre bout, la révolution russe ayant vu le parti Bolchevik s'instaurer comme défenseur acharné du capitalisme, la solution prônée par les conseillistes et autres anarchistes se résument à prôner la "liberté d'opinion des prolétaires", le refus de toute organisation et le parlementarisme ouvrier vu comme la panacée universelle à leurs refus pacifiste de la violence révolutionnaire, de la nécessaire organisation de celle-ci pour mettre un terme à l'enfer que nous subissons quotidiennement.
2. Du nom de Petlioura, le chef de ce mouvement.
3. Nous décrivons brièvement plus loin les origines et les raisons pour lesquelles les "anarchistes" eurent tant d'influence en Ukraine.
4. Il serait bon à ce propos que les "anarchistes" d'idéologies, ces libertaires tournés vers leur nombril, ces individualistes libre-exaministes et inconséquents, -dénoncés violemment par Makhno et Archinov, d'ailleurs!-, rompent une fois pour toutes avec leur opportunisme d'après la bataille et soient conséquents avec eux-même en dénonçant le terrible dictateur qu'était Makhno, en révélant la terreur rouge qu'il a conduite, en livrant également le nom terrible du programme qu'il défendait: le communisme! Pour tous ces intellectuels libertaires de bon aloi qui ne vantent Makhno que pour sa lutte contre les Bolcheviks, épingler la photo du vieux Nestor à leurs tristes idéologies réformistes, c'est tenter d'en faire le bras armé de leur projet démocratique! A ce titre, ils font à Makhno, ce que les staliniens ont fait à Marx, en accrochant ce dernier aux murs de leurs idéologies bourgeoises peintes en rouge!
5. Archinov n'est pas n'importe quel compagnon de route de Makhno. C'est lui qui l'a politiquement formé alors qu'il était encore en prison quelques années auparavant. Archinov est un militant communiste (il préférera se dire "anarchiste-communiste") qui continua toute sa vie à lutter pour donner une organisation aux luttes, aux révolutionnaires. Cela lui valut la critique d'"anarcho-bolcheviste" de la part de larges cercles "anarchistes" parisiens, triste équivalent des intellectuels kropotkiniens en Russie, dénoncés par Makhno comme de pédants indifférentistes.
6. Les révolutionnaires, et cela de quelque bord qu'ils soient, s'organisent instinctivement autour de la fraction révolutionnaire la plus forte, celle qui parvient réellement à centraliser l'activité révolutionnaire. Ainsi le détachement de partisans bolcheviks connu sous le nom de "détachement Kolossoff" (du nom de son commandant) agira souvent de concert avec les détachements makhnovistes dans leur lutte contre les troupes austro-allemandes. Il en va exactement de la même pratique révolutionnaire lorsque le détachement de Makhno se rapprocha du petit bourg de Nijné-Dnieprovsk (près d'Ekaterinoslav) où le comité de la ville de tendance bolchevik remet le commandement du détachement ouvrier ainsi que celui du parti entre ses mains!
7. Le suffixe "vchtchina" a une connotation péjorative et fut attribuée par les bourgeois ("rouges" et blancs) à l'Armée Insurrectionnelle d'Ukraine pour la "criminaliser", la réduire à une "association de malfaiteurs", mais les prolétaires se réapproprièrent positivement cette expression et la revendiquèrent. On retrouve cette même tentative de négation du contenu politique de ceux qui s'affrontent à l'Etat, dans l'expression favorite des médias pour qualifier des prolétaires en révolte: la "bande" (cfr. la "Bande à Baader" pour la "Fraction Armée Rouge" allemande, ou encore, la "Bande à Bonnot" pour ces "anarchistes" expropriateurs du début du siècle en France, etc...).
8. Il est important de noter que cette dénomination d'anarchiste-communiste est la propre dénomination des militants makhnovistes. Archinov l'utilise abondamment dans son livre sur l'insurrection en Ukraine, afin de se démarquer des "anarchistes" de salon, ces théoriciens généralement fondamentalement anti-communistes, et dont les errements démocratiques et libre-arbitres n'ont pas plus à voir avec le mouvement communiste que le centralisme démocratique de leur frère ennemi stalinien.
9. Pour une critique approfondie de cette conception, nous renvoyons le lecteur à la critique magistrale du proudhonnisme qu'effectue Marx dans "Misère de la philosophie", ainsi qu'à notre critique du gestionnisme dans le No.28 de Le Communiste: "La conception social-démocrate de transition au socialisme".
10. Nous disons "confusément", car la gestion de l'Etat par les Bolcheviks n'a en rien modifié la profonde nature des rapports de production, comme le présente Archinov; elle n'a fait que perpétuer sous une autre forme l'exploitation du prolétariat par la bourgeoisie. De même, le capitalisme sous la politique bolchevik s'est perpétué sous ses mêmes caractéristiques essentielles; qualifier la gestion stalinienne de "capitaliste d'Etat", c'est, outre le pléonasme confus que contient cette expression, ouvrir la porte à toutes ces séparations gauchistes qui tentent de nous justifier telle ou telle différence de détail, pour nous amener à considérer sur base de nuances pseudo-objectives un soutien différencié selon "les" (??!) capitalismes.
11. Nous laissons ici la suite de la citation, l'exemplification qu'en fait Archinov:
"Citons un exemple. Au mois d'août 1918, les ouvriers de la manufacture ancienne de Prokhoroff, à Moscou, s'agitèrent et menacèrent de se révolter contre l'insuffisance des salaires et le régime policier établi à la fabrique. Ils organisèrent dans les fabriques même plusieurs réunions, chassèrent le comité d'usine (qui n'était qu'une cellule du parti) et prirent pour salaire une partie de ce qu'ils avaient produit. Les membres de l'administration centrale de l'union des ouvriers du textiles (syndicat NDLR), après que la masse des ouvriers eût refusé de traiter avec eux, déclarèrent: 'La conduite des ouvriers de la manufacture de Prokhoroff jette une ombre sur le prestige du pouvoir soviétique; toute action ultérieure de ces ouvriers diffamerait les autorités soviétiques aux yeux des ouvriers d'autres établissements; ceci est inadmissible; par conséquent, la fabrique doit être fermée, les ouvriers renvoyés; une commission doit être créée qui sera capable d'établir à l'usine un régime ferme; près quoi, il faudra recruter de nouveaux cadres ouvriers.'"
12. Plus tard, dans l'exil à Paris, Archinov (et Makhno, et d'autres militants russes en exil) approfondit sa critique et finit par s'opposer violemment à Voline. En 1927, dans une "Réponse aux confusionnistes de l'Anarchisme", elle-même provoquée par une précédente réponse de Voline et d'autres à la "Plate-forme organisationnelle" du GARE auquel appartient Archinov (cfr. plus loin), voici ce que ce groupe écrit:
"Toute une catégorie d'individus se disant anarchistes n'a rien de commun avec les anarchistes. Réunir ces gens (et sur quelles bases?) en "une famille" et dénommer ce rassemblement "organisation anarchiste", serait non seulement insensé, mais absolument nuisible (...) Ce n'est pas le mélange universel, mais bien au contraire une sélection des forces saines anarchistes et leur organisation en un parti anarchiste-communiste qui est indispensable au mouvement (...) Pour assainir le mouvement, il faut se libérer de ces tendances et ces déviations; mais cet assainissement est dans une mesure très importante empêché justement par les individualistes francs ou déguisés qui font partie du mouvement. Les auteurs de la "Réponse à la Plate-forme" appartiennent indubitablement à cette dernière catégorie."
13. Makhno ira trouver Lénine à cette occasion, ébloui sans doute lui aussi (tout comme Szamuelly, par exemple, qui ira en avion de Budapest à Moscou pour demander à Lénine de corriger la politique de Bela Kun en Hongrie!) par l'idée que Lénine ne pouvait être d'accord avec le développement du parti Bolchevik comme force de reconstruction de l'Etat.
14. Antonov-Ovséenko avait dénoncé les mesures punitives envisagées contre Makhno et fut écarté le 15 juin, pour cette raison par Trotsky. Fin avril 1919, Antonov-Ovséenko écrivait à la rédaction des Izvestia de Karkhov: "Dans votre numéro du 5 avril, vous avez publié un article intitulé 'A bas la makhnovchtchina'. Cet article est rempli de faits mensongers et contient un ton ouvertement provocateur. De telles attaques nuisent à notre lutte contre la contre-révolution. Dans cette lutte, Makhno et sa brigade ont démontré et démontrent une vaillance révolutionnaire extraordinaire, ils méritent non les injures de la part d'officiels, mais la reconnaissance fraternelle de tous les révolutionnaires ouvriers et paysans." Antonov-Ovséenko n'aura malheureusement pas toujours la même attitude face aux révolutionnaires: il sera un des principaux responsables de la répression stalinienne en Espagne en 1936.
15. Plus stalinien que Staline alors, c'est d'une poigne de fer que Trotsky entendait "remettre de l'ordre dans le bassin du Donetz" pour le compte de l'Etat soviétique. Dans le cadre de l'interdiction qu'il édicta de tenir un congrès de paysans et ouvriers "makhnovistes", événement qui fut le prétexte choisi pour entamer la répression des partisans de l'Armée Insurrectionnelle, Trotsky concluait: "J'ordonne (...) de se saisir de tous les traîtres qui abandonnent volontairement leurs unités pour rejoindre Makhno et de les déférer au Tribunal révolutionnaire en tant que déserteurs (...). Je proclame que l'ordre sera rétabli d'une main de fer. Ennemis de l'Armée Rouge ouvrière et paysanne, profiteurs, koulaks, émeutiers (il ne manque que "hooligans" - NDR!!!), suppôts de Makhno ou de Grigoriev seront impitoyablement éliminés par les unités régulières sûres et fermes. Vive l'ordre révolutionnaire, la discipline et la lutte contre les ennemis de peuple!"
16. Lénine pensait à ce moment que tout était perdu et avait demandé et obtenu l'asile en Finlande!
17. Si l'Armée Rouge a remporté des victoires grâce à la soi-disant "science militaire" de Trotsky, cette science bourgeoise trouvait ses fondements dans la terreur blanche (peinte en rouge, et largement décrite dans son célèbre livre: "Terrorisme et Communisme"!) qu'il imposait aux troupes et qu'il a semble-t-il bien résumé, en affirmant que si "avancer menait à une mort possible, reculer conduisait à une mort certaine"!
18. C'est ainsi que ce même mois de novembre 1919, le commandant du 3ème régiment insurrectionnel makhnoviste, Crimea Polonsky, était exécuté avec d'autres membres compromis, comme lui, dans une "organisation autoritaire"!
19. Parler de "Troisième Révolution Sociale" est évidemment une absurdité, si l'on considère -et nous le considérons ainsi!- qu'il n'y a qu'une seule révolution sociale communiste, en tant qu'il n'y aura qu'un seul et unique passage de la dictature mondiale de la bourgeoisie à celle tout aussi mondiale du prolétariat. Mais dans le contexte de la reconstruction de l'Etat en Russie autour des mêmes Bolcheviks qui avaient participé à l'insurrection d'Octobre 1917, le fait d'affirmer la nécessité d'une "Troisième Révolution Sociale", concentre la critique prolétarienne des limites de Février et d'Octobre, et dénonce le gouvernement des soviets comme un gouvernement bourgeois!
20. Le point 2 de cet accord stipulait que "l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle (Makhnoviste) d'Ukraine, en passant sur le territoire des Soviets, et rencontrant le front, ou traversant les fronts, n'acceptera pas dans ses rangs de détachements de l'Armée Rouge, ni de déserteurs de cette même armée." Comme on le voit, les Bolcheviks éprouvaient énormément de difficultés à lutter contre les ralliements multiples de leur armée à celle de Makhno!
21. On trouve ici déjà, une préfiguration de ce qui se passera en '36-'37 en Espagne (puis dans le monde), où les républicains réussiront à transformer la guerre civile révolutionnaire en guerre impérialiste. Là aussi, l'armée de la République transformera les prolétaires révolutionnaires en chair à canon, sous prétexte d'alliance contre "l'ennemi principal", les fascistes de Franco dans ce cas.
22. Makhno était considéré comme un véritable trompe-la-mort, ayant mené personnellement et à cheval, en tête de détachements qu'il commandait, plus de deux cents assauts contre des armées ennemies! Il passa la frontière roumaine, les osselets d'un pied complètement éclatés, la cuisse, l'appendice, le menton et la joue traversés par différentes balles reçues au cours des dernières semaines de combat!!!
23. Cette Plate-forme est maintenant plus connue sous le nom de "Plate-forme d'Archinov", tellement le petit-milieu pseudo-anarchiste international mit d'énergie à dénigrer la démarche collective qui en était à l'origine, et la réduire ensuite à l'initiative d'Archinov! On épargnait ainsi la tête de Makhno pour son imagerie "Robin des Bois" sympathique, et on pouvait confirmer le caractère bolchevik de la Plate-forme (et en invalider la discussion), en insistant sur le fait que son auteur avait fini bolchevik! Pour la petite histoire, Archinov retourna en Russie en 1933 et fut fusillé en 1937 "pour avoir voulu restaurer l'anarchisme en Russie"!
24. Nous renvoyons le lecteur à l'excellent ouvrage de l'honorable citoyen de l'Académie française, Monsieur Joseph Kessel qui à l'époque trouva à exprimer son traumatisme dans le léninisme le plus vulgaire en écrivant le fameux "Makhno et sa Juive"!
25. Il existe néanmoins de nombreux témoignages relatant le mécontentement grandissant dans l'Armée Rouge elle-même, et les possibilités de diriger cette situation d'un point de vue révolutionnaire, durant toute cette période. Voici des extraits d'un texte publié en 1928 par un ancien marin de la Mer Noire, dans le journal "Dielo Trouda": "Au moment de la conclusion du traité entre Makhno et le pouvoir bolchevik en octobre 1920, l'état d'esprit des marins était belliqueux et hostile aux commissaires de la Tchéka. Le nom de Makhno était très populaire. S'il y avait eu une liaison organisationnelle avec Cronstadt, les équipages des navires se seraient organisés unanimement. La Tchéka n'avait aucune influence sur nous (...) Nous avions des projets depuis longtemps au sujet de la Tchéka. Nous avions décidé de faire sauter le bâtiment qui l'abritait près d'un parc (à Marioupol, où était basée la flotte de la Mer Noire - NDR). Le succès était possible donc, mais non seulement il n'y avait pas de liaison avec Cronstadt, mais encore on n'entendait pas du tout parler de Makhno et nous sommes restés sur nos velléités d'action. (...) Ainsi, à cause de l'absence d'organisation, les meilleures possibilités révolutionnaires furent négligées."



Mémoire ouvrière

Le Manifeste du Groupe Ouvrier

du Parti Communiste Russe (Bolchevik)

* * *

Introduction

Le Manifeste du Groupe Ouvrier, dont le principal animateur fut Miasnikov, exprime l'ultime grande bataille de l'avant-garde communiste en Russie contre la direction réformiste du Parti Communiste Russe.

Au début de 1918, le prolétariat a énergiquement lutté contre la capitulation face au capitalisme international que constituaient les accords de paix de Brest-Litovsk. Mais, durant toute cette période le menant jusqu'à la publication et la circulation clandestine de ce Manifeste en 1923, le prolétariat international a alors subit cinq terribles années de défaite. Le prolétariat russe, en particulier a perdu bataille après bataille.

Dans l'opposition à la fraction voulant imposer la paix impérialiste, fraction dirigée par Lénine, en 1918 les positions révolutionnaires (défendues par une partie des bolcheviks, des "socialistes révolutionnaires de gauche" et des groupes et militants se revendiquant de "l'anarchisme") étaient majoritaires. Elles mobilisaient l'ensemble du prolétariat et avaient une énorme audience. Mais en 1923, le prolétariat révolutionnaire est décimé par la guerre et la répression contre-révolutionnaire de l'Etat; les positions révolutionnaires ne peuvent circuler qu'au sein d'une minorité de prolétaires conscients, et dans la clandestinité.

Ce Manifeste présente une valeur inappréciable à tout point de vue, ne fut-ce que pour les dénonciations qu'il réalise et pour les informations qu'il fournit. Il nous faut tenir en compte que toutes les polémiques importantes étaient réprimées depuis au moins 1921 et que leur circulation -comme celle de ce Manifeste- s'opérait clandestinement. Au même moment, la bourgeoisie éditait toutes sortes de publications: les quotidiens des Cadets, et en général ceux des russes blancs, réapparaissaient. Ces seuls éléments seraient suffisants pour affirmer que dans la pleine époque de Lénine, ce que l'on nommait terrorisme rouge, était fondamentalement un terrorisme blanc, un terrorisme à l'encontre du prolétariat révolutionnaire, marqué par la liberté de commerce, la liberté d'entreprise et d'expression pour la bourgeoisie (NEP). L'unique vie politique prolétarienne existante en URSS, du moins à partir de cette période (1923), trouvera dorénavant sa place dans les camps de concentration (un modèle qui sera par la suite utilisé par d'autres bourgeoisies, comme la bourgeoisie française, allemande...). C'est là que les révolutionnaires, malgré des conditions de vie incroyablement pénibles, éditeront des périodiques, constitueront des fractions, discuteront et tenteront de faire sortir du matériel, qui circulera en Russie et ailleurs.

Comme on pourra le constater à sa lecture, le Manifeste ne part pas du point de vue de la Russie, comme ce fut le cas pour la création de la NEP, mais tout au contraire, du point de vue de la révolution mondiale. Le prolétariat en Russie est considéré pour ce qu'il est, à savoir, un soldat de l'armée mondiale qui a comme alternative, soit la révolution communiste, soit la destruction de l'humanité (ce qui constitue déjà une prévision de la "seconde guerre", conséquence de la défaite de la révolution). Cette perspective mondiale, la même que celle des "gauches communistes" (1) dans le monde entier, et particulièrement celle du KAPD (qui éditera et diffusera en Allemagne le Manifeste du Groupe Ouvrier bolchevik), ainsi que cette convergence programmatique objective, seront ressenties comme très dangereuses par la direction des bolcheviks, dans la même mesure où, quelques années auparavant, la direction de la Social-Démocratie avait tremblé face à la formation de la gauche Zimmerwaldienne et sa revue "Vorbote".

Comme le dit Camatte: "Les contacts et les convergences entre le KAPD et Groupe Ouvrier nous permettent de comprendre pourquoi les bolcheviks -Lénine en tête- s'acharnèrent avec une hargne particulière contre les Kapedistes, surtout lors du Troisième Congrès de l'IC. Il fallait à tout prix éliminer toute liaison entre l'opposition interne (qui à l'époque n'était pas encore constituée par le "Groupe Ouvrier") et l'opposition au sein de l'Internationale. Tout le poids de l'Etat russe sera mis au service de cette manoeuvre qui réussira parfaitement bien. Mais cela ne conjurera pas complètement le péril; d'où toutes les attaques contre le KAPD bien des années après qu'il eut été expulsé de l'IC." (Invariance série II, No.6).

Les limites du Groupe Ouvrier bolchevik sont, concernant l'ouvriérisme, celles de "l'Opposition Ouvrière". Le lecteur pourra constater lui-même jusqu'à quel point le Groupe Ouvrier a revendiqué la prédominance des ouvriers dans la société capitaliste (ambiguïté totale quant à la NEP), et non la destruction du Capital. On pourra également vérifier comment cet ouvriérisme est indissociablement lié à la revendication de la "démocratie prolétarienne". C'est-à-dire que les carences programmatiques profondes de ces camarades les conduisirent à ne pas entrevoir la lutte sous l'angle de la lutte contre la valeur, contre le salariat et contre le Capital, ce qui les amenèrent à proposer un type de gestion "plus ouvrier" du monde du Capital et à chercher des garanties dans la forme d'organisation de cette gestion: la démocratisation. Il ne fait aucun doute que les autres limites présentes dans le texte dérivent de cette idéalisation des ouvriers décidant démocratiquement.

Parce que l'histoire a tenté d'effacer son nom, il nous a paru intéressant de reproduire ici, pour terminer cette brève introduction, quelques données biographiques extraites de "Miasnikov e la rivoluzione russa" de Roberto Sinigaglia. Cette biographie de Miasnikov rend un peu moins crédible la version de nos ennemis qui accusent tout révolutionnaire d'être un agent de la CIA, un nazi, ou comme à l'époque, un Russe Blanc!

oOo

"Miasnikov naquit à Perm en 1888 et entra au parti Bolchevik vers 1905-1906 où il étudia l'oeuvre de Marx dans la traduction russe et suivit activement la polémique entre Bogdanov et Lénine (1907-1917). Très courageux, il organisa des groupes d'assaut pour les attaques contre la police et contre la propriété.

Arrêté, il passa 7 années en prison où il fut le protagoniste d'une grève qui dura 75 jours. Après la révolution de février, il devint le président du soviet de Perm, devant lequel il s'engagea à assassiner le Grand Duc Michel, sans attendre les ordres du gouvernement central. Ce qu'il fit.

Durant la guerre civile, il commanda des volontaires dans la lutte contre l'armée blanche qui avait occupé la zone centrale de l'Oural. Après la fin de la guerre civile, il fut élu délégué au huitième Congrès pan-russe des soviets en vue de la préparation duquel il publia un article "Les problèmes importants" (19.11.1920), dans lequel il soutenait la nécessité de former des syndicats paysans pour défendre, contre les koulaks, les masses pauvres des campagnes.

Il fut expulsé du parti en 1922 après une violente polémique avec le Comité Central. Il développa alors une activité clandestine et organisa le Groupe Ouvrier. Arrêté en 1923, il fut transporté de prison en prison et subit de terribles tortures. En 1928, lors de son transfert en Arménie, la prison fut transformée en résidence surveillée. Au cours de la même année, il réussit à s'échapper en Perse. Après avoir été à nouveau en prison en Perse puis en Turquie, il réussit, début 1930, à gagner la France, où il demeura jusqu'en 1945.

A la fin de la guerre, il demanda à Staline la permission de retourner en URSS. Staline envoya un avion le chercher. A partir du jour où il retourna dans son pays, on n'a plus eu de nouvelles de Miasnikov!!!".

Note

1. Pour nous, il est clair que l'expression "gauche communiste" n'est pas correcte. En effet, cela induirait qu'il existe des communistes de droite, de gauche ou du centre, ce qui est absurde et ridicule puisqu'en opposition essentielle avec l'unicité historique et programmatique du communisme. De fait, ceux qui sont appelés habituellement "communistes de gauche" sont, pour la plupart, parmi les véritables et les seuls communistes réels de cette époque. Ils n'ont programmatiquement aucun point commun avec ce que l'histoire officielle appelle "communistes".
Ce sont les sept décennies de contre-révolution qui en matérialisant ce phénomène idéologique nous obligent à utiliser parfois des pléonasmes tels que "communistes de gauche", "communistes révolutionnaires", "communistes internationalistes" (comme dans le nom du GCI). C'est également pour maintenir la terminologie utilisée par nos camarades communistes d'alors (coincés par la même nécessité de se démarquer) et pour souligner l'unité programmatique (surtout à l'encontre de l'opportunisme et du centrisme dominant dans l'"IC") des différents militants qui, de par le monde se sont revendiqués des "gauches communistes", que dans certaines de nos publications, nous sommes contraints d'utiliser cette expression.


Le Manifeste du Groupe Ouvrier

du Parti Communiste Russe (Bolchevik)

* * *

En guise de préface

Tout ouvrier conscient, que ne laisse indifférent ni les souffrances et tourments de sa classe ni la lutte titanique qu'elle mène, a certainement réfléchi plus d'une fois au destin de notre révolution à tous les stades de son développement. Chacun comprend que son sort est lié de façon très étroite à celui du mouvement du prolétariat mondial.

On lit encore dans le vieux programme social-démocrate que "le développement du commerce crée une liaison étroite entre les pays du monde civilisé" et que "le mouvement du prolétariat devait devenir international, et qu'il est déjà devenu tel".

Le travailleur russe, lui aussi, a appris à se considérer comme soldat de l'armée mondiale du prolétariat international et à voir dans ses organisations de classe les troupes de cette armée. Chaque fois donc qu'est soulevé la question inquiétante du destin des conquêtes de la Révolution d'Octobre, il tourne son regard là-bas, au delà des frontières où sont réunies les conditions pour une révolution; mais où, néanmoins, la révolution ne vient pas.

Mais le prolétaire ne doit pas se plaindre, ni baisser la tête parce que la révolution ne se présente pas à un moment déterminé. Il doit au contraire se poser la question: que faut-il faire pour que la révolution arrive?

Quand le travailleur russe tourne ses regards vers son propre pays, il voit la classe ouvrière qui a accompli la révolution socialiste, assumé les plus dures épreuves de la N.E.P. (Nouvelle Economie Politique) et, face à elle, les héros de la NEP, toujours plus gras. Comparant leur situation à la sienne, il se demande avec inquiétude: où allons-nous exactement?

Il lui vient alors les pensées les plus amères. Il a supporté, lui, le travailleur, la totalité du poids de la guerre impérialiste et de la guerre civile; il est fêté, dans les journaux russes, comme le héros qui a versé son sang dans cette lutte. Mais il mène une vie misérable, au pain et à l'eau. Au contraire ceux qui se rassasient du tourment et de la misère des autres, de ces travailleurs qui ont déposé leurs armes, ceux-là vivent dans le luxe et la magnificence. Où allons-nous donc. Qu'adviendra-t-il après? Est-il vraiment possible que la N.E.P. de "Nouvelle économie politique" se transforme en Nouvelle Exploitation du Prolétariat? Que faut-il faire pour détourner de nous ce péril?

Quand ces questions se posent à l'improviste au travailleur, il regarde machinalement en arrière afin d'établir un lien entre le présent et le passé, comprendre comment on a pu arriver à une telle situation. Quelque amères et instructives que soient ces expériences, le travailleur ne peut s'y retrouver dans le réseau inextricable des événements historiques qui se sont déroulés sous ses yeux.

Nous voulons l'aider, dans la mesure de nos forces, à comprendre les faits et si possible lui montrer le chemin de la victoire. Nous ne prétendons pas au rôle de magiciens ou de prophètes dont la parole serait sacrée et infaillible; au contraire nous voulons qu'on soumette tout ce que nous avons dit à la critique la plus aiguë et aux corrections nécessaires.

Aux camarades communistes de tous les pays !

L'état actuel des forces productives dans les pays avancés et particulièrement dans ceux où le capitalisme est hautement développé donne au mouvement prolétarien de ces pays le caractère d'une lutte pour la révolution communiste, pour le pouvoir des mains calleuses, pour la dictature du prolétariat. Ou l'humanité, en d'incessantes guerres nationales et bourgeoises sombrera dans la barbarie en se noyant dans son propre sang; ou le prolétariat accomplira sa mission historique: conquérir le pouvoir et mettre fin une fois pour toutes à l'exploitation de l'homme par l'homme, à la guerre entre les classes, les peuples, les nations; planter le drapeau de la paix, du travail et de la fraternité.

La course aux armements, le renforcement précipité des flottes aériennes d'Angleterre, de France, d'Amérique, du Japon, etc... nous menacent d'une guerre inconnue jusqu'ici dans laquelle des millions d'hommes périront et les richesses des villes, des usines, des entreprises, tout ce que les ouvriers et les paysans ont créé par un travail épuisant, sera détruit.

Partout c'est la tâche du prolétariat de renverser sa propre bourgeoisie. Plus vite il le fera dans chaque pays, plus vite le prolétariat mondial réalisera sa mission historique.

Pour en finir avec l'exploitation, l'oppression et les guerres, le prolétariat ne doit pas lutter pour une augmentation de salaire ou une réduction de son temps de travail. Ce fut nécessaire autrefois, mais aujourd'hui il faut lutter pour le pouvoir.

La bourgeoisie et les oppresseurs de toute sorte et de toute nuance sont très satisfaits des socialistes de tous les pays, précisément parce qu'ils détournent le prolétariat de sa tâche essentielle, de la lutte contre la bourgeoisie et contre son régime d'exploitation: ils proposent continuellement de petites revendications mesquines sans manifester la moindre résistance à l'assujettissement et à la violence. De cette façon, ils deviennent, à un certain moment, les seuls sauveteurs de la bourgeoisie en face de la révolution prolétarienne. La grande masse ouvrière accueille en effet avec méfiance ce que ses oppresseurs directement lui proposent; mais si la même chose lui est présentée comme conforme à ses intérêts et enrobée de phrases socialistes, alors la classe ouvrière, troublée par ce discours, fait confiance aux traîtres et gaspille ses forces en un combat inutile. La bourgeoisie n'a donc pas et n'aura jamais, de meilleurs avocats que les socialistes.

L'avant-garde communiste doit avant tout chasser de la tête de ses camarades de classe toute crasse idéologique bourgeoise et conquérir la conscience des prolétaires pour les conduire à la lutte victorieuse.

On doit naturellement chercher de toutes les façons à conquérir la sympathie du prolétariat; mais pas au prix de concessions, d'oublis ou de renoncements aux solutions fondamentales. Celui-là doit être combattu qui, par souci de succès immédiat, abandonne ces solutions, ne guide pas, ne cherche pas à conduire les masses mais les imite, ne les conquiert pas mais se met à leur remorque.

On ne doit jamais attendre l'autre, rester immobile parce que la révolution n'éclate pas simultanément dans tous les pays. On ne doit pas excuser sa propre indécision en invoquant l'immaturité du mouvement prolétarien et encore moins tenir le langage suivant: "Nous sommes prêts pour la révolution et même assez forts; mais les autres ne le sont pas encore; et si nous renversons notre bourgeoisie sans que les autres en fassent autant, qu'arrivera-t-il alors?".

Supposons que le prolétariat allemand chasse la bourgeoisie de son pays et tous ceux qui la servent. Que se produira-t-il? La bourgeoisie et les social-traîtres fuiront loin de la colère prolétarienne, se tourneront vers la France et la Belgique, supplieront Poincaré et Cie de régler son compte au prolétariat allemand. Ils iront jusqu'à promettre aux Français de respecter le traité de Versailles, leur offrant peut-être en sus la Rhénanie et la Ruhr. C'est-à-dire qu'ils agiront comme le firent et le font encore la bourgeoisie russe et ses alliés sociaux-démocrates. Naturellement Poincaré se réjouira d'une si bonne affaire: sauver l'Allemagne de son prolétariat, comme y procédèrent, pour la Russie soviétique, les larrons du monde entier. Malheureusement pour Poincaré et Cie, à peine les ouvriers et paysans qui composent leur armée auront-ils compris qu'il s'agit d'aider la bourgeoisie allemande et ses alliés contre le prolétariat allemand, qu'ils retourneront leurs armes contre leurs propres maîtres, contre Poincaré lui-même. Celui-ci pour sauver sa propre peau et celle des bourgeois français, rappellera ses troupes, abandonnera à son sort la pauvre bourgeoisie allemande avec ses alliés socialistes, et cela même si le prolétariat allemand a déchiré le traité de Versailles. Poincaré chassé du Rhin et de la Ruhr, on proclamera une paix sans annexion ni indemnité sur le principe de l'autodétermination des peuples. Il ne sera pas difficile pour Poincaré de s'entendre avec Cuno et les fascistes; mais l'Allemagne des conseils leur brisera les reins. Quand on dispose de la force, il faut s'en servir et non tourner en rond.

Un autre danger menace la révolution allemande; c'est l'éparpillement de ses forces. Dans l'intérêt de la révolution prolétarienne mondiale, le prolétariat révolutionnaire tout entier doit unir ses efforts. Si la victoire du prolétariat est impensable sans rupture décisive et sans combat sans merci à l'égard des ennemis de la classe ouvrière, des social-traîtres de la Seconde Internationale qui répriment à main armée le mouvement révolutionnaire prolétarien dans leur pays -- soi-disant libre -- de même cette victoire est impensable sans la réunion de toutes les forces qui ont pour but la révolution communiste et la dictature du prolétariat. C'est pourquoi nous, le Groupe ouvrier du parti communiste russe (bolchevik) qui nous comptons, organisationnellement et idéologiquement, parmi les partis adhérant à la IIIème Internationale, nous nous tournons vers tous les prolétaires révolutionnaires communistes honnêtes en les appelant à unir leurs forces pour la dernière et décisive bataille. Nous nous adressons à tous les partis de la IIème Internationale comme à ceux de la IVème Internationale communiste ouvrière, ainsi qu'aux organisations particulières qui n'appartiennent à aucune de ces internationales mais poursuivent notre but commun pour les appeler à constituer un front uni pour le combat et la victoire.

La phase initiale s'est achevée. Le prolétariat russe, en se fondant sur les règles de l'art révolutionnaire prolétarien et communiste, a abattu la bourgeoisie et ses laquais de toute espèce et de toute nuance (socialistes-révolutionnaires, mencheviks, etc...) qui la défendaient avec tant de zèle. Et, bien que beaucoup plus faible que le prolétariat allemand, il a comme vous le voyez repoussé toutes les attaques que la bourgeoisie mondiale dirigeait contre lui à l'incitation des bourgeois, des propriétaires fonciers et des socialistes de Russie.

C'est maintenant au prolétariat occidental qu'il incombe d'agir, de réunir ses propres forces et de commencer la lutte pour le pouvoir. Ce serait évidemment dangereux de fermer les yeux devant les dangers qui menacent au sein même de la Russie soviétique la révolution d'Octobre et la révolution mondiale. L'Union soviétique traverse actuellement ses moments les plus difficiles: elle affronte tant de déficiences, et d'une telle gravité, qu'elles pourraient devenir fatales au prolétariat russe et au prolétariat du monde entier. Ces déficiences dérivent de la faiblesse de la classe ouvrière russe et de celles du mouvement ouvrier mondial. Le prolétariat russe n'est pas encore en mesure de s'opposer aux tendances qui d'un côté conduisent à la dégénérescence bureaucratique de la NEP et d'un autre mettent en grand péril, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, les conquêtes de la révolution prolétarienne russe.

Le prolétariat du monde entier est directement et immédiatement intéressé à ce que les conquêtes de la Révolution d'Octobre soient défendues contre toute menace. L'existence d'un pays comme la Russie en tant que base de la révolution communiste mondiale signifie déjà une garantie de victoire, et en conséquence l'avant-garde de l'armée prolétarienne internationale -les communistes de tous les pays- doit exprimer fermement l'opinion encore muette du prolétariat sur les déficiences et sur les maux dont souffrent la russie soviétique et son armée de prolétaires communistes, le PCR (bolchevik).

Le Groupe ouvrier du PCR (b) qui est le mieux informé sur la situation russe entend commencer l'oeuvre.

Nous ne sommes pas de l'avis que nous prolétaires communistes, ne pourrions pas parler de nos défauts parce qu'il y a au monde des social-traîtres et des gredins qui, comme on le soutient, pourraient utiliser ce que nous disons contre la Russie soviétique et le communisme. Toutes ces craintes sont sans fondement. Que nos ennemis soient ouverts ou cachés est tout à fait indifférent: ils demeurent ces artisans de malheur qui ne peuvent vivre sans nous nuire, nous prolétaires et communistes qui voulons nous libérer du joug capitaliste. Que s'en suit-il? Devons-nous à cause de cela passer sous silence nos maladies et nos défauts, ne pas en discuter ni prendre des mesures pour les extirper? Qu'adviendra-t-il si nous nous laissons terroriser par les social-traîtres et si nous nous taisons? Dans ce cas les choses peuvent aller si loin qu'il ne restera plus, des conquêtes de la Révolution d'Octobre, que le souvenir. Ce serait d'une grande utilité pour les social-traîtres et un coup mortel pour le mouvement communiste prolétarien international. C'est justement dans l'intérêt de la révolution prolétarienne mondiale et de la classe ouvrière que nous, Groupe ouvrier du PCR (bolchevik), nous commençons, sans trembler devant l'opinion des social-traîtres, à poser dans sa totalité la question décisive du mouvement prolétarien international et russe. Nous avons déjà observé que ses défauts peuvent s'expliquer par la faiblesse du mouvement international et russe. La meilleur aide que le prolétariat des autres pays puisse apporter au prolétariat russe c'est une révolution dans son propre pays, ou au moins dans un ou deux pays de capitalisme avancé. Même si à l'heure actuelle les forces n'étaient pas suffisantes pour réaliser un tel but, elles seraient dans tous les cas en mesure d'aider la classe ouvrière russe à conserver les positions conquises lors de la Révolution d'Octobre, jusqu'à ce que les prolétaires des autres pays se soulèvent et vainquent l'ennemi.

La classe ouvrière russe, affaiblie par la guerre mondiale impérialiste, la guerre civile et la famine, n'est pas puissante, mais, devant les périls qui la menacent actuellement, elle peut se préparer à la lutte justement parce qu'elle a déjà connu ces dangers; elle fera tous les efforts possibles pour les surmonter et elle y réussira grâce à l'aide des prolétaires des autres pays.

Le Groupe ouvrier du PCR (bolchevik) a donné l'alarme et son appel trouve un large écho dans toute la grande Russie Soviétique. Tout ce qui, dans le PCR, pense de façon prolétarienne et honnête se réunit et commence la lutte. Nous réussirons certainement à éveiller dans la tête de tous les prolétaires conscients la préoccupation du sort qui guette les conquêtes de la Révolution d'Octobre? La lutte est difficile; on nous a contraint à une activité clandestine: nous opérons dans l'illégalité. Notre Manifeste ne peut être publié en Russie: nous l'avons écrit à la machine et diffusé illégalement. Les camarades qui sont soupçonnés d'adhérer à notre Groupe sont exclus du parti et des syndicats, arrêtés, déportés, liquidés.

A la douzième conférence du PCR (bolchevik), le camarade Zinoviev a annoncé, avec l'approbation du parti et des bureaucrates soviétiques, une nouvelle formule pour opprimer toute critique de la part de la classe ouvrière, en disant: "Toute critique à l'égard de la direction du PCR, qu'elle soit de droite ou de gauche, est du menchevisme" (Cf son discours à la douzième conférence). Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que si les lignes fondamentales de la direction n'apparaissent pas justes à un quelconque ouvrier communiste et que, dans sa simplicité prolétarienne, il commence à les critiquer, on l'exclura du parti et du syndicat; remettra à la GPU (Tchéka). Le centre du PCR ne veut tolérer aucune critique car il se considère aussi infaillible que le pape romain. Nos soucis, les soucis des travailleurs russes au sujet du destin des conquêtes de la Révolution d'Octobre, tout cela est déclaré contre-révolutionnaire. Nous, le Groupe ouvrier du PCR (bolchevik), nous déclarons, devant le prolétariat du monde entier, que l'Union Soviétique est une des plus grandes conquêtes du mouvement prolétarien international. C'est justement à cause de cela que nous lançons le cri d'alarme, parce que le pouvoir des soviets, le pouvoir du prolétariat, la victoire d'Octobre de la classe ouvrière russe, menacent de se transformer en une oligarchie capitaliste. Nous déclarons que nous empêcherons de toutes nos forces la tentative de renverser le pouvoir des soviets. Nous le ferons bien qu'au nom du pouvoir des soviets on nous arrête et on nous envoie en prison. Si le groupe dirigeant du PCR déclare que nos soucis au sujet de la révolution d'Octobre sont illégaux et contre-révolutionnaires, vous pouvez, prolétaires révolutionnaires de tous les pays, et avant tout vous qui adhérez à la IIIème Internationale, exprimer votre opinion décisive sur la base de la connaissance de notre Manifeste. Camarades, les regards de tous les prolétaires de Russie qui sont inquiets à cause des dangers qui menacent le grand Octobre sont dirigés sur vous. Nous voulons qu'à vos réunions vous discutiez de notre Manifeste et que vous insistiez pour que les délégués de vos pays au V Congrès de la IIIème Internationale soulèvent la question des fractions à l'intérieur des partis et de la politique du PCR vis-à-vis des soviets. Camarades, discutez de notre Manifeste et faites des résolutions. Sachez, camarades, que de cette manière vous aiderez la classe ouvrière de Russie, épuisée et martyrisée, à sauver les conquêtes de la Révolution d'Octobre. Notre Révolution d'Octobre est une partie de la Révolution mondiale!

Au travail camarades !

Vivent les conquêtes de la Révolution d'Octobre du prolétariat russe !

Vive la révolution mondiale !

oOo

Dialectique de la lutte de classe

L'histoire de la lutte de classe montre de façon évidente que dans des conditions historiques différentes, une même classe a pu prêcher la paix sociale ou la guerre civile. La propagande pour la paix sociale ou la guerre civiles de la part d'une même classe a été dans certaines périodes révolutionnaires et conforme à un intérêt universel humain, contre-révolutionnaire et étroitement égoïste en d'autres, se préoccupant de défendre des intérêts de classe limités s'opposant à l'intérêt de la société, de la nation, de l'humanité. Seul le prolétariat est toujours révolutionnaire et universellement humain, qu'il prêche la paix sociale ou la guerre civile. La révolution russe offre de bons exemples de la façon dont différentes classes, initialement favorables à la paix sociale, se sont transformées en champions de la guerre civile, et inversement. L'histoire de la lutte des classes en général et en particulier celle des vingt dernières années en Russie nous enseigne que la classe dominante, qui a l'habitude de prêcher la paix sociale, prêchera une sanglante et impitoyable guerre civile après la prise du pouvoir par le prolétariat. Cela vaut aussi pour les "fractions bourgeoises" qui affichent une "phraséologie ambiguë" et pour les partis de la Seconde Internationale et de l'Internationale deux et demi. Le parti du prolétariat doit prêcher avec toute la force et toute l'énergie possible, la guerre civile dans les pays de capitalisme avancé, la guerre contre la bourgeoisie et ses complices; il doit au contraire prêcher la paix sociale dans tous les pays où le prolétariat a vaincu.

Le front unique socialiste

Avant d'examiner le contenu essentiel de cette question, il est nécessaire de nous remettre en mémoire les conditions dans lesquelles les thèses du camarade Zinoviev au sujet du front unique furent, en Russie, débattues et acceptées. Du 19 au 21 décembre 1921 eut lieu la douzième conférence du PCR (bolchevik) au cours de laquelle fut posée la question du front unique. Jusqu'alors rien n'avait été écrit dans la presse ou discuté à ce sujet dans les réunions de parti. Cependant, à la conférence, le camarade Zinoviev se laissa aller à de rudes attaques et la conférence fut si surprise qu'elle céda tout de suite et approuva les thèses à mains levées. Nous rappelons cette circonstance non pour offenser qui que ce soit mais pour attirer avent tout l'attention sur le fait: 1. que la tactique du front unique fut discutée de façon très hâtive, quasi "militairement"; 2. qu'en Russie même elle est réalisée de façon tout à fait particulière.

Le PCR (bolchevik) fut le promoteur de cette tactique au sein du Komintern. Il convainquit les camarades étrangers que nous, révolutionnaires russes, avions vaincu justement grâce à cette tactique du front unique et qu'elle avait été édifiée en Russie sur base de l'expérience de toute l'époque prérévolutionnaire et particulièrement à partir de l'expérience de la lutte des bolcheviks contre les mencheviks.

Les camarades venus de différents pays connaissaient simplement le fait que le prolétariat russe avait vaincu, et ils voulaient de même vaincre leur bourgeoisie. Maintenant on les persuadait que le prolétariat russe avait vaincu grâce à la tactique du front unique. Comment leur aurait-il été possible alors de ne pas approuver cette tactique? Ils croyaient sur parole que la victoire de la classe ouvrière russe était le résultat de la tactique du front unique. Ils ne pouvaient pas faire autrement puisqu'ils ne connaissaient pas l'histoire de la révolution russe. Un jour le camarade Lénine a condamné très durement celui qui se fie aux simples mots, mais il ne voulait vraisemblablement pas dire qu'on ne devait pas le croire lui sur parole.

Quelle leçon pouvons-nous alors tirer de l'expérience de la révolution russe? Quelle fut la tactique des bolcheviks quand se posa la question de savoir si on devait lutter pour la révolution démocratique ou pour la révolution socialiste? La lutte pour le pouvoir des conseils réclame-t-elle peut-être aussi le "front unique socialiste"?

Les révolutionnaires marxistes considèrent toujours le parti des socialistes-révolutionnaires comme une "fraction démocratico-bourgeoise" à la "phraséologie socialiste ambiguë"; ce qui a été confirmé dans une grande mesure par son activité durant toute la révolution, jusqu'à l'heure actuelle. En tant que fraction démocratico-bourgeoise, ce parti ne pouvait pas se proposer la tâche pratique d'une lutte pour la révolution-socialiste, pour le socialisme; mais il chercha, en utilisant une terminologie "socialiste ambiguë", d'empêcher à tout prix cette lutte. S'il en est ainsi (et il en est ainsi) la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front unique socialiste, mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s'alliant aux socialistes-révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux. Il est nécessaire d'abandonner la tactique du "front unique socialiste" et d'avertir le prolétariat que "les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë" -à l'époque actuelle tous les partis de la Seconde Internationale- marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste.

Il est nécessaire, pour l'unification de tous les éléments révolutionnaires qui ont pour but le renversement de l'exploitation capitaliste mondiale, qu'ils s'alignent avec le parti communiste ouvrier allemand (KAPD), le parti communiste ouvrier hollandais et les autres partis qui adhèrent à la IVème Internationale. Il est nécessaire que tous les éléments révolutionnaires prolétariens authentiques se détachent de ce qui les emprisonne: les partis de la Seconde Internationale, de l'Internationale deux et demi et de leur "phraséologie socialiste ambiguë". La victoire de la révolution mondiale est impossible sans une rupture principielle et une lutte sans quartier contre les caricatures bourgeoises du socialisme. Les opportunistes et les social-chauvins, en tant que serviteurs de la bourgeoisie et par là ennemis directs de la classe prolétarienne, deviennent, plus spécialement aujourd'hui, liés comme ils le sont, aux capitalistes, des oppresseurs armés dans leurs propres pays et dans les pays étrangers (cf. programme du PCR bolchevik). Telle est donc la vérité sur la tactique du front unique socialiste qui, comme le soutiennent les thèses de l'Exécutif de l'IC, serait fondée sur l'expérience de la révolution russe, alors qu'elle est en réalité une tactique opportuniste. Une telle tactique de collaboration avec les ennemis déclarés de la classe ouvrière qui oppriment les armes à la main le mouvement révolutionnaire du prolétariat dans leur pays et dans les autres, est en contradiction ouverte avec l'expérience de la révolution russe. Pour rester sous le signe de la révolution sociale, il est nécessaire de réaliser un "front unique" contre la bourgeoisie et ses serviteurs socialistes.

A propos des thèses de l'Exécutif de l'Internationale Communiste

Les thèses qui en leur temps furent dans la "Pravda" montrent clairement de quelle façon les "théoriciens" de l'idée du "front unique socialiste" comprennent cette tactique. Deux mots seulement sur l'expression "front unique". Chacun sait à quel point étaient "populaires" en Russie en 1917 les social-traîtres de tous les pays et en particulier Scheidemann, Noske et Cie. Les bolcheviks, les éléments de base du parti qui avaient peu d'expérience, criaient à chaque coin de rue: "Vous, traîtres perfides de la classe ouvrière, nous vous pendrons à des poteaux télégraphiques! Vous portez la responsabilité du bain de sang international dans lequel vous avez noyé les travailleurs de tous les pays. Vous avez assassiné Rosa Luxembourg et Liebknecht. Les rues de Berlin, grâce à votre action violente, furent rouges du sang des travailleurs qui s'étaient soulevés contre l'exploitation et l'oppression capitalistes. Vous êtes les auteurs de la paix de Versailles; vous avez porté d'innombrables blessures au mouvement prolétarien international, parce que vous le trahissez à chaque instant".

Il faut également ajouter qu'on n'a pas décidé de proposer aux ouvriers communistes le "front unique socialiste", c'est-à-dire un front unique avec Noske, Scheidemann, Vandervelde, Branting et Cie. Un tel front unique doit être d'une façon ou d'une autre masqué et c'est ainsi qu'il fut procédé. Les thèses ne sont pas simplement intitulées "le front unique socialiste", mais "thèses sur le front unique du prolétariat et sur l'attitude vis-à-vis des ouvriers appartenant aux Internationales II et III et demi et celle d'Amsterdam, de même que vis-a-vis des ouvriers adhérent aux organisations anarchistes et syndicalistes". Pourquoi une sauce si longue? Voyez-vous, le camarade Zinoviev lui-même qui, naguère encore invitait à collaborer à l'enterrement de la II Internationale, invite maintenant à des noces avec elle. De là le titre à rallonge. En réalité on a parlé d'accord non avec les ouvriers, mais avec les partis de la II Internationale et de l'Internationale II et demi. Tout ouvrier sait, même s'il n'a jamais vécu dans l'émigration, que les partis sont représentés par leur comité central, là où siègent les Vandervelde, les Branting, les Scheidemann, les Noske et Cie. Ainsi, c'est avec eux également que s'établira l'accord. Qui est allé à Berlin à la conférence des trois Internationales? A qui l'Internationale communiste s'est-elle fiée corps et âme? A Wels, à Vandervelde, etc... Mais a-t-on cherché à obtenir une entente avec le KAPD, étant donné que le camarade Zinoviev soutient que là se trouvent les éléments prolétariens les plus précieux? Non. Et pourtant le KAPD se bat pour organiser la conquête du pouvoir de la part du prolétariat. Il est vrai que le camarade Zinoviev affirma dans les thèses qu'on ne vise pas à une fusion de l'Internationale communiste avec la II Internationale à l'égard de laquelle il rappela la nécessité de l'autonomie organisationnelle. Les communistes s'imposent la discipline dans l'action mais ils doivent conserver le droit et la possibilité -non seulement avant et après mais si c'est nécessaire aussi durant l'action-de se prononcer sur la politique des organisations ouvrières sans exceptions. Discipline dans les pourparlers et autonomie de jugement sont formellement reconnues par le statut du PCR (bolchevik) dans la vie interne du parti.

On doit faire ce que la majorité a décidé et tu peux seulement exercer le droit à la critique. Fais-ce qu'on te commande, mais si tu es vraiment trop scandalisé et convaincu qu'on est en train de nuire à la révolution mondiale, tu peux, avant, durant et après l'action, librement exprimer ta rage. Dans ces mêmes thèses, l'Exécutif proposa le mot d'ordre de gouvernement ouvrier qui doit se substituer à la formule de la dictature du prolétariat. Qu'est-ce exactement qu'un gouvernement ouvrier? C'est un gouvernement constitué par le comité central réduit du parti; la réalisation idéale de ces thèses se rencontre en Allemagne où le président Ebert est socialiste et où se forment des gouvernements qui ont son agrément. Même si cette formule n'est pas acceptée, les communistes devront appuyer par leur vote les premiers ministres et les présidents socialistes comme Branting en Suède et Ebert en Allemagne. Le camarade Zinoviev leur offre le front unique et propose de former un gouvernement ouvrier avec participation communiste. Ainsi il troque le gibet contre le fauteuil ministériel et la colère contre la sympathie. Noske, Ebert Scheidemann et Cie iront dans les assemblées ouvrières et raconteront que l'IC leur a consenti une amnistie et offert des postes ministériels à la place de la potence. Ceci pourtant à une condition, que les communistes reçoivent un ministère. Ils diront à toute la classe ouvrière que les communistes ont reconnu la possibilité de réaliser le socialisme seulement en s'unissant avec eux et non contre eux. Et ils rajouteront: Regardez un peu ces gens! Ils nous pendaient et enterraient d'avance; finalement ils sont venus à nous.

L'Internationale Communiste a donné à la II Internationale une preuve de sa sincérité politique et elle a reçu une preuve de misérabilité politique. Qu'y a-t-il en réalité à l'origine de ce changement? Comment se fait-il que le camarade Zinoviev offre à Ebert, à Scheidemann et à Noske des fauteuils ministériels au lieu du gibet? Il y a peu de temps il chantait l'oraison funèbre de la II Internationale et maintenant il en ressuscite l'esprit. Pourquoi chante-t-il désormais ses louanges? Verrons-nous vraiment sa résurrection et la réclamerons-nous réellement?

A une telle question les thèses du Camarade Zinoviev répondent effectivement: "la crise économique mondiale devient plus aiguë, le chômage s'accroît, le capital passe à l'offensive et manoeuvre avec adresse; le niveau de vie du prolétariat est compromis". Ainsi une guerre est inévitable. Il en découle que la classe ouvrière se dirige plus à gauche. Les illusions réformistes se détruisent. La large base ouvrière commence maintenant à apprécier le courage de l'avant-garde communiste... et de ce fait... on doit constituer le front unique avec Scheidemann. Diable! La conclusion n'est pas cohérente avec la prémisse.

Nous ne serions pas objectifs si nous ne rapportions pas encore quelques considérations fondamentales que le camarade Zinoviev avance pour défendre, dans sa thèse, le front unique. Le camarade Zinoviev fait une merveilleuse découverte: "On sait que la classe ouvrière lutte pour l'unité. Et comment y arriver sinon à travers un front unique avec Scheidemann?". Tout ouvrier conscient qui n'est pas étranger aux intérêts de sa classe et de la révolution mondiale peut se demander: la classe ouvrière a-t-elle commencé à lutter pour l'unité seulement au moment où on affirme la nécessité du "front unique" ? Quiconque a vécu parmi les travailleurs, depuis que la classe ouvrière est entrée dans le champ de la lutte politique, connaît les doutes qui assaillent tout ouvrier: pourquoi les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, les bolcheviks, les troudoviks (populistes) luttent-ils donc entre eux? Tous désirent le bien du peuple. Et alors pour quels motifs se combattent-ils? Tout ouvrier a ces doutes mais alors, quelle conclusion doit-on en tirer? La classe ouvrière doit s'organiser en classe indépendante et s'opposer à toutes les autres. Nos préjugés petits-bourgeois doivent être surmontés! Telle était alors la vérité et telle elle le demeure aujourd'hui.

Dans tous les pays capitalistes où se présente une situation favorable à la révolution socialiste, nous devons préparer la classe ouvrière à la lutte contre le menchevisme internationale et les socialistes-révolutionnaires. Dans ce cas, certainement, on devra prendre en considération les expériences de la révolution russe. La classe ouvrière mondiale doit s'enfoncer cette idée dans la tête que les socialistes de la IIème Internationale et de l'Internationale deux et demi sont et seront à la tête de la contre-révolution. La propagande du front unique avec les social-traîtres de toutes les nuances tend à faire croire qu'eux aussi combattent en définitive la bourgeoisie, pour le socialisme et non le contraire. Mais seule la propagande ouverte, courageuse, en faveur de la guerre civile et de la conquête du pouvoir politique de la part de la classe ouvrière peut intéresser le prolétariat à la révolution.

L'époque où la classe ouvrière pouvait améliorer sa propre condition matérielle et juridique à travers les grèves et l'entrée au parlement est définitivement passée. On doit le dire ouvertement. La lutte pour les objectifs les plus immédiats est une lutte pour le pouvoir. Nous devons démontrer à travers notre propagande que, bien que nous ayons en diverses occasions incité à la grève, nous n'avons pu réellement améliorer notre condition d'ouvriers, mais vous, travailleurs, vous n'avez pas encore dépassé la vieille illusion réformiste et conduisez une lutte qui vous affaiblit vous-mêmes. Nous pourrons bien être solidaires de vous dans les grèves, mais nous reviendrons toujours vous dire que ces mouvements ne vous libéreront pas de l'esclavage, de l'exploitation et de la morsure du besoin inassouvi. L'unique voie qui vous conduise à la victoire est la prise du pouvoir par vos mains calleuses.

La question du front unique dans le pays où le prolétariat est au pouvoir (démocratie ouvrière)

Ni les thèses, ni les discussions advenues dans les congrès de l'Internationale communiste n'abordèrent la question du front unique dans les pays qui ont accompli la révolution socialiste et dans lesquels la classe ouvrière exerce la dictature. Cela est dû au rôle que le parti communiste russe assume dans l'Internationale et dans la politique interne de la Russie.

La particularité de la question du "front unique" dans de tels pays tient au fait qu'elle est résolue de façons diverses au cours des différentes phases du procès révolutionnaire: dans la période de répression de la résistance des exploiteurs et de leurs complices une certaine solution est valable, une autre s'impose au contraire quand les exploiteurs sont déjà battus et le prolétariat a progressé dans la construction de l'ordre socialiste, même avec l'aide de la NEP et les armes à la main.

Le front unique dans la Russie prolétarienne doit être aussi démocratie prolétarienne. Pour nous il n'existe aucune véritable démocratie, aucune liberté absolue en tant que fétiche ou idole, et même aucune véritable démocratie prolétarienne. La réalisation du principe de la démocratie prolétarienne doit correspondre aux tâches fondamentales du moment.

Après la résolution des tâches politico-militaires (prise du pouvoir et répression de la résistance des exploiteurs), le prolétariat a été amené à résoudre la tâche la plus difficile et importante: la question économique de la transformation des vieux rapports capitalistes en nouveaux rapports socialistes. C'est seulement après l'accomplissement d'une telle tâche qu'un prolétariat peut se considérer vainqueur, autrement tout aura été vain encore une fois, et le sang et les morts serviront seulement de fumier à la terre sur laquelle continuera à s'élever l'édifice de l'exploitation et de l'oppression, la domination bourgeoise.

Pour accomplir cette tâche il est absolument nécessaire que le prolétariat participe réellement à la gestion de l'économie. "Qui se trouve au sommet de la production se trouve également au sommet de la 'société' et de 'l'Etat'".

Il est donc nécessaire:
1. que dans toutes les fabriques et les entreprises se constituent les conseils des délégués ouvriers;
2. que les congrès des conseils élisent les dirigeants des trusts, des syndicats et les autorités centrales;
3. que l'Exécutif pan-russe soit transformé en un organe qui gère l'agriculture et l'industrie. Les tâches qui s'imposent au prolétariat doivent être abordées avec en vue l'actualité de la démocratie prolétarienne. Celle-ci doit s'exprimer dans un organe qui travaille de façon assidue et institue en sons sein des sections et des commissions permanentes prêtes à affronter tous les problèmes. Mais le conseil des commissaires du peuple qui copie un quelconque conseil des ministres bourgeois doit être aboli et son travail confié au comité exécutif pan-russe des soviets.

Il est nécessaire en outre que l'influence du prolétariat soit renforcée sur d'autres plans. Les syndicats, qui doivent être une véritable organisation prolétarienne de classe, doivent en tant que tels se constituer en organes de contrôle ayant le droit et les moyens pour l'inspection ouvrière et paysanne. Les comités d'usines et d'entreprises effectuent une fonction de contrôle dans les usines et les entreprises. Les sections dirigeantes des syndicats qui sont unies dans l'Union dirigeante centrale contrôlent les directions tandis que les directions des syndicats réunies dans une Union centrale pan-russe, sont les organes de contrôle au centre.

Mais les syndicats accomplissent aujourd'hui une fonction qui ne leur revient pas dans l'Etat prolétarien, ce qui fait obstacle à leur influence et contraste avec le sens de leurs positions au sein du mouvement international.

Celui qui a peur devant un tel rôle des syndicats témoigne de sa peur devant le prolétariat et perd tout lien avec lui. Il existe simplement une classe ouvrière dans laquelle nous pouvons trouver des bolcheviks, des anarchistes, des social-révolutionnaires et d'autres (qui n'appartiennent pas à ces partis mais tirent d'eux leurs orientations). Comment doit-on entrer en rapport avec elle? Avec les "cadets" démocrates constitutionnels) bourgeois: professeurs, avocats, docteurs, aucune négociation; pour eux, un seul remède: le bâton. Mais avec la classe ouvrière c'est une toute autre chose. Nous ne devons pas l'intimider, mais l'influencer et la guider intellectuellement. Pour cela aucune violence, mais la clarification de notre ligne de conduite, de notre loi.

Oui, la loi est la loi, mais pas pour tous. A la dernière conférence du parti, lors de la discussion sur la lutte contre l'idéologie bourgeoise, il apparut qu'à Moscou et à Pétrograd on compte jusqu'à 180 maisons d'édition bourgeoises contre lesquelles, selon les déclarations de Zinoviev, on entend combattre à 90% non avec des mesures répressives mais à l'aide d'une influence ouvertement idéologique. Mais en ce qui nous concerne comment veut-on nous "influencer"? Zinoviev sait comment on a cherché à influencer certains d'entre nous. Si on nous concédait au moins la dixième partie de la liberté dont jouit la bourgeoisie! Qu'en pensez-vous, camarades ouvriers? Ce ne serait pas mal du tout, n'est ce pas?

Si vous camarades communistes convaincus, voulez combattre à visage ouvert la bourgeoisie, c'est bien; mais notre malheur réside dans le fait que quand nous nous levons d'un coup contre la bourgeoisie on nous rompt les os, à nous prolétaires, et nous vomissons du sang.

Qu'il nous soit permis de poser une question: comment voulez-vous résoudre la grande tâche de organisation de l'économie sociale sans le prolétariat? Ou bien voulez-vous la résoudre avec un prolétariat qui dise oui et amen chaque fois que le veulent ses bons pasteurs? En avez-vous besoin?

"Toi, ouvrier et toi paysan, reste tranquille ne proteste pas, ne raisonne pas parce que nous avons de braves types, qui sont aussi des ouvriers et des paysans à qui nous avons confié le pouvoir et qui l'utilisent d'une façon telle que vous ne vous rendrez même pas compte que vous êtes soudainement arrivés dans le paradis socialiste". Parler ainsi signifie avoir foi dans les individus, dans les héros, non pas dans la classe, parce que cette masse grise aux idéaux médiocres (du moins le pensent les chefs) n'est rien de plus qu'un matériau avec lequel nos héros, les fonctionnaires communistes, construiront le paradis communiste. Nous ne croyons pas aux héros et faisons appel à tous les prolétaires afin qu'ils n'y croient pas. La libération des travailleurs sera seulement l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes.

Oui, nous, prolétaires, nous sommes épuisés, affamés, nous avons froid et nous sommes las. Mais les problèmes que nous avons devant nous, aucune classe, aucun groupe du peuple ne peut les résoudre pour nous. Nous devons le faire nous-mêmes. Si vous pouvez nous démontrer que les tâches qui nous attendent, nous ouvriers, peuvent être accomplies par une Intelligence, même si c'est une intelligence communiste, alors nous serons d'accord pour lui confier notre destin de prolétaires. Mais personne ne peut nous démontrer cela. Pour cette raison il n'est pas du tout juste de soutenir que le prolétariat est fatigué et n'a pas besoin de savoir ni de décider quoi que ce soit.

La NEP (Nouvelle politique économique)

La Nep est le résultat direct de la situation des forces productives dans notre pays. Elle devait être utilisée pour la consolidation des positions que le prolétariat conquit en Octobre. Si la révolution avait éclaté dans un des pays à capitalisme avancé cela aurait eu une influence sur la durée et sur le rapide développement de la NEP. Le triomphe de la NEP en Russie est lié à la rapide mécanisation du pays, à la victoire des tracteurs sur les charrues en bois. Sur ces bases de développement des forces productives s'institue un nouveau rapport réciproque entre les villes et les campagnes. Compter sur l'importation de machines étrangères pour les besoins de l'économie agricole n'est pas juste. Ceci est politiquement et économiquement nocif dans la mesure où cela lie notre économie agricole au capital étranger et affaiblit l'industrie russe. Le 10 novembre 1920, la Pravda, sous le titre "entreprise gigantesque" rapportait la nouvelle de la constitution de la "société internationale de secours pour la renaissance de l'industrie dans l'Oural". De très importants trusts d'Etat et le "Secours ouvrier international" contrôlent cette société qui dispose déjà maintenant d'un capital de deux millions de roubles-or et est entrée en rapport d'affaires avec l'entreprise américaine "Keith" en acquérant une grande quantité de tracteurs, affaire évidemment jugée avantageuse.

La participation du capital étranger est nécessaire, mais dans quel domaine? Nous voulons, ici, soumettre à tous les questions suivantes: si le "Secours ouvrier international" peut nous aider grâce à ses rapports avec l'entreprise "Keith", pourquoi ne peut-il pas, avec une quelconque autre entreprise, organiser chez nous, en Russie la production des machines qui nous sont nécessaires pour l'agriculture? Ne serait-il pas préférable d'employer les deux millions de roubles-or que la société possède dans la production de tracteurs, ici, chez nous? A-t-on justement envisagé toutes les possibilités? est-il réellement nécessaire d'enrichir de notre or l'entreprise "Keith" et de lier à elle le sort de notre économie agricole?

La production des machines est possible en Russie même; elle renforcera l'industrie, fusionnera organiquement la campagne et la ville, effacera les différences matérielles et idéologiques entre l'une et l'autre, accroîtra leurs liens, ce qui rendra possible l'abandon de la NEP.

La nouvelle politique économique cache en elle des dangers pour le prolétariat. Nous ne devons pas seulement montrer que la révolution sait affronter un examen pratique sur le plan de l'économie et que les formes économiques socialistes sont en fait meilleurs que celles capitalistes, mais nous devons aussi affirmer notre position socialiste sans engendrer une caste oligarchique qui détienne le pouvoir économique et politique en craignant par dessus tout la classe ouvrière. Pour prévenir le procès de dégénérescence de la nouvelle politique économique en une nouvelle politique d'exploitation du prolétariat, il est nécessaire de conduire le prolétariat vers l'accomplissement des grandes tâches qui sont devant lui moyennant une cohérence réalisation des principes de la démocratie prolétarienne, ce qui donnera le moyen à la classe ouvrière de défendre les conquêtes de la Révolution d'Octobre contre tous les périls de quelque endroit qu'ils viennent. Le régime interne du parti et les rapports du parti avec le prolétariat doivent être radicalement changés en ce sens.

Contre la politicaillerie de la NEP

Le plus grand péril lié à la nouvelle politique économique réside dans le fait que le niveau de vie d'une très grande partie des cadres dirigeants a commencé à changer rapidement. Quand une telle situation arrive au point où les membres de l'administration de certains trusts, par exemple le trust de sucre, reçoivent un salaire mensuel de 200 roubles-or, jouissent gratuitement ou pour un prix modique d'un bel appartement, possèdent une automobile pour leurs déplacements et ont tant d'autres possibilités pour satisfaire les nécessités de la vie à un prix moindre que celui payé par les ouvriers adonnés à la culture de la betterave à sucre, et alors que ces mêmes ouvriers, bien qu'ils soient communistes, outre les modestes rations alimentaires qui leurs sont accordées par l'Etat, reçoivent seulement 4 ou 5 roubles par mois en moyenne (et avec ce salaire ils doivent également payer le loyer et l'éclairage), il est bien visible qu'on maintient vraiment une différence profonde dans le mode de vie des uns et des autres. Si cet état de chose ne change pas au plus vite mais exerce son influence dix ou vingt ans encore, la condition économique des uns comme des autres déterminera leur conscience et ils se heurteront en deux camps opposés. Nous devons considérer que, si les postes dirigeants, souvent renouvelés, sont occupés par des personnes de très basse extraction sociale, il s'agit dans tous les cas d'éléments nullement prolétariens. Ils forment une très mince couche sociale. Influencés par leur condition ils se considèrent les seuls aptes à certaines tâches réservées, les seuls capables de transformer l'économie du pays, de satisfaire le programme revendicatif de la dictature du prolétariat, des conseils d'usine, des délégués ouvriers, à l'aide du verset: "Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal".

Ils considèrent en réalité ces revendications comme des expressions de l'influence des éléments petits-bourgeois des forces contre-révolutionnaires. Donc, ici, sans aucun doute un danger menace les conquêtes du prolétariat et il vient d'un côté où l'on pouvait s'y attendre le moins. Pour nous le danger est que le pouvoir prolétarien dégénère en hégémonie d'un groupe puissant décidé à tenir dans ses propres mains le pouvoir politique et économique, naturellement sous le voile de très nobles intentions, "dans l'intérêt du prolétariat, de la révolution mondiale et d'autres idéaux très élevés". Oui, il existe vraiment le danger d'une dégénérescence oligarchique. Malheureusement la majorité des chefs du PCR ne pense pas de la même façon. A toutes les questions sur la démocratie ouvrière, Lénine, dans un discours prononcé au IXème congrès pan-russe des soviets, répondit ainsi: "A tout syndicat qui pose, en général, la question de savoir si les syndicats doivent participer à la production je dirai: mais cessez donc de bavarder (applaudissements), répondez-moi plutôt pratiquement et dites-moi (si vous occupez un poste responsable, si vous avez de l'autorité, si vous êtes un militant du parti communiste ou d'un syndicat): où avez-vous bien organisé la production, en combien d'années, combien de personnes vous sont subordonnées, un millier ou une dizaine de milliers? Donnez-moi la liste de ceux à qui vous confiez un travail économique que vous avez mené à bonne fin, au lieu de vous attaquer à vingt affaires à la fois pour ne faire aboutir aucune d'elles, faute de temps. Chez nous, avec nos moeurs soviétiques, ce n'est pas toujours qu'on mène une affaire à bonne fin, qu'on peut parler d'un succès durant quelques années; on craint de s'instruire auprès du marchand qui empoche 100% de bénéfices et plus encore, on préfère écrire une belle résolution sur les matières premières et se targuer du titre de représentants du parti communiste, d'un syndicat, du prolétariat. Je vous demande bien pardon. Qu'est-ce qu'on appelle prolétariat? C'est la classe qui travaille dans la grande industrie. Mais où est-elle, la grande industrie? Quel est donc ce prolétariat? Quelle est votre industrie? Pourquoi est-elle paralysée? Parce qu'il n'y a plus de matières premières? Est-ce que vous avez su vous en procurer? Non. Vous écrirez une résolution ordonnant de les collecter, et vous serez dans le pétrin; et les gens diront que c'est absurde; donc vous ressemblez à ces oies dont les ancêtres ont sauvé Rome", et qui, pour continuer le discours de Lénine (selon la morale de la fable bien connue de Krylov) doivent être guidées avec une longue baguette au marché pour y être vendues.

On ne peut pas parler à la façon de Lénine de la démocratie prolétarienne et de la participation du prolétariat à l'économie populaire! La très grande découverte faite par le camarade Lénine est que nous n'avons plus de prolétariat. Nous nous réjouissons avec toi, camarade Lénine! Tu es donc le chef d'un prolétariat qui n'existe même pas! Tu es le chef du gouvernement d'une dictature prolétarienne sans prolétariat! Tu es le chef du parti communiste mais non du prolétariat!

Au contraire du camarade Lénine, son collègue du comité central et du bureau politique Kamenev a une toute autre opinion. Il voit le prolétariat partout. Il le voit chez tous les fonctionnaires qui depuis Moscou se sont installés par voie bureaucratique et lui-même est, selon sa propre opinion, encore plus prolétaire que n'importe quel ouvrier. Il ne dit pas, en parlant du prolétariat: "LUI, le prolétariat..." mais "NOUS, le prolétariat...". Trop de prolétaires du type de Kamenev participent à la gestion de l'économie populaire; c'est pourquoi il arrive que de semblables prolétaires tiennent d'étranges discours sur la démocratie prolétarienne et sur la participation du prolétariat à la gestion économique! "Permettez s'il vous plaît, dit Kamenev, de quoi parlez-vous? Ne sommes-nous pas le prolétariat, un prolétariat organisé en tant qu'unité compacte, en tant que classe?".

Le camarade Lénine considère tout discours sur la participation du prolétariat à la gestion de l'économie populaire comme un bavardage inutile parce qu'il n'y a pas de prolétariat; Kamenev est du même avis, mais parce que le prolétariat "en tant qu'unité compacte, en tant que classe" gouverne déjà le pays et l'économie, dans la mesure où tous les bureaucrates sont considérés par lui comme prolétaires. Eux, naturellement, se mettent d'accord et, déjà sur quelques points, ils s'entendent particulièrement bien, parce que depuis la révolution d'Octobre Kamenev a pris l'engagement de ne pas prendre position contre le camarade Lénine, de ne pas le contredire. Ils se mettront d'accord sur le fait que le prolétariat existe -naturellement pas seulement celui de Kamenev- mais aussi sur le fait que son bas niveau de préparation, sa condition matérielle, son ignorance politique imposent "que les oies soient tenues loin de l'économie avec une longue baguette". Et en réalité cela se produit ainsi!

Le camarade Lénine a appliqué ici la fable de façon plutôt impropre. Les oies de Krylov crient que leurs ancêtres sauvèrent Rome (leurs ancêtres, camarade Lénine) tandis que la classe ouvrière ne parle pas de ses ancêtres, mais d'elle-même, parce qu'elle (la classe ouvrière, camarade Lénine) a accompli la révolution sociale et de ce fait elle veut diriger elle-même le pays et son économie! Mais le camarade Lénine a pris la classe ouvrière pour les oies de Krylov et, en la poussant avec sa baguette, il lui dit: Laissez vos aïeux en paix! Vous, au contraire, qu'avez-vous fait?". Que peut répondre le prolétariat au camarade Lénine?

On peut tranquillement nous menacer avec une baguette et cependant nous déclarerons à haute voix que la réalisation cohérente et sans hésitation de la démocratie prolétarienne est aujourd'hui une nécessité que la classe prolétarienne russe ressent jusqu'à la moelle. Depuis le IXème congrès du PCR (bolcheviks) l'organisation de la gestion de l'économie est réalisée sans participation directe de la classe ouvrière, à l'aide de nominations purement bureaucratiques. Les trusts sont constitués suivant le même système adopté pour la gestion de l'économie et la fusion des entreprises. La classe ouvrière ne sait pas pourquoi tel ou tel directeur a été nommé, ni pour quel motif une usine appartient à ce trust plutôt qu'à un autre. Grâce à la politique du groupe dirigeant du PCR, elle n'a aucune part à ces décisions. L'ouvrier se pose la question: comment a-t-il pu se faire que son soviet, le soviet qu'il avait lui-même institué et auquel ni Marx, ni Engels, ni Lénine ni aucun autre n'avaient pensé, comment se fait-il que ce soviet soit mort? Et d'inquiètes pensées le poursuivent...

En 1905, quand personne encore dans le pays ne parlait de conseils ouvriers et que, dans les livres, il était question seulement de partis, d'associations, de ligues, la classe ouvrière russe réalisa les soviets dans les usines. Les conseils ouvriers se présentent en 1917 comme guides de la révolution, non seulement dans la substance mais aussi formellement: soldats, paysans, cosaques se subordonnent à la forme organisationnelle du prolétariat.

La guerre civile que les exploiteurs entreprirent, avec les social-révolutionnaires et les mencheviks, contre le prolétariat au pouvoir, prit un caractère si intense et si âpre qu'elle engagea à fond la classe ouvrière entière; c'est pourquoi les ouvriers furent distraits soit des problèmes du pouvoir des soviets, soit des problèmes de la production pour lesquels ils s'étaient battus. Ils pensaient: nous gérerons plus tard la production. Pour reconquérir la production il faut tout d'abord l'arracher aux exploiteurs rebelles. Et ils avaient raison. Le sort de toutes les conquêtes du prolétariat est étroitement lié au fait de réussir à s'emparer de la production et de l'organiser. Si le prolétariat ne réussit pas à se mettre à la tête de la production et à mettre sous son influence toute la masse petite-bourgeoise des paysans, des artisans et des intellectuels corporatistes, tout sera à nouveau perdu. On ne doit pas parler d'une amélioration des Soviets, mais de leur réorganisation. Ces nouveaux Soviets s'ils se portent au sommet dirigeant de la production, de la gestion des usines, seront non seulement capables d'appeler les masses les plus vastes de prolétaires ou semi-prolétaires à la solution des problèmes qui se posent à eux, mais ils emploieront aussi directement dans la production tout l'appareil étatique, non en paroles mais en fait. Quand, ensuite, le prolétariat aura organisé pour la gestion des entreprises et des industries les Soviets comme cellules fondamentales du pouvoir étatique il ne pourra y rester inactif: il passera à l'organisation des trusts, des syndicats et des organes directeurs centraux, y compris les fameux soviets suprêmes pour l'économie populaire, et donnera un nouveau contenu au travail du comité exécutif central panrusse. Les Soviets destineront tous les membres du comité central panrusse des soviets qui combattirent sur les fronts de la guerre civile au travail sur le front de l'économie. Naturellement tous les bureaucrates, tous les économistes qui se considèrent les sauveurs du prolétariat (dont ils craignent par dessus tout la parole et le jugement) de même que tous les gens qui occupent des postes douillets dans les divers organismes, lanceront de hauts cris. Ils soutiendront que ce qui précède signifie l'écroulement de la production, la banqueroute de la révolution sociale, parce que beaucoup savent qu'ils doivent leur poste non à leurs capacités, mais à la protection, aux connaissances, aux "bonnes relations", en aucun cas à la confiance du prolétariat, au nom duquel ils administrent. Du reste, ils ont plus peur du prolétariat que des spécialistes, des nouveaux dirigeants d'entreprise et des Slastschows.

La comédie pan-russe avec ses directeurs rouges est orchestrée de façon à pousser le prolétariat à sanctionner la gestion bureaucratique de l'économie et à bénir la bureaucratie; c'est une comédie également parce que les noms des directeurs de trusts, fortement protégés, n'apparaissent jamais dans la presse en dépit de leur ardent désir de réclame. Toutes nos tentatives pour démasquer un provocateur qui, il n'y a pas si longtemps, recevait de la police tsariste 80 roubles -le salaire le plus élevé pour ce genre d'activité- et qui se trouve maintenant à la tête du trust du caoutchouc, ont rencontré une résistance insurmontable. Nous voulons parler du provocateur tsariste Leschawa-Murat (le frère du Commissaire du peuple pour le commerce intérieur, NDR). Ceci éclaire à suffisance le caractère du groupe qui avait imaginé la campagne pour les directeurs rouges.

Le Comité exécutif central pan-russe des soviets qui est élu pour un an et se réunit pour des conférences périodiques constitue le germe de la pourriture parlementaire. Et on dit: camarades si on vient, par exemple, à une réunion où les camarades Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Boukharine parlent une paire d'heures sur la situation économique, que peut-on faire d'autre, sinon s'abstenir ou approuver rapidement la résolution proposée par le rapporteur? Etant donné que le Comité central panrusse ne s'occupe pas d'économie, il écoute de temps en temps quelques leçons sur ce sujet pour se dissoudre ensuite et chacun s'en va de son côté. Il est même arrivé le fait curieux qu'un projet présenté par les commissaires du peuple fût approuvé sans qu'il n'en ait été fait au préalable une lecture. Dans quel but le lire auparavant? On ne peut pas être, certes, plus instruit que le camarade Kurski (commissaire à la justice). On a transformé le Comité exécutif panrusse en un instrument pour la ratification des actes. Et son président? Il est, avec votre permission, l'organe suprême; mais au égard aux tâches qui s'imposent au prolétariat, il est occupé à des broutilles. Il nous semble au contraire que le comité exécutif central pan-russe des soviets devrait plus que tout autre être lié aux masses, et ce suprême organe législatif devrait décider sur les questions les plus importantes de notre économie.

Notre conseil des commissaires du peuple est, selon l'avis même de son chef, le camarade Lénine, un véritable appareil bureaucratique. Mais il voit les racines du mal dans le fait que les gens qui participent à l'inspection ouvrière et paysanne sont corrompus et il propose simplement de changer les hommes occupent les postes dirigeants; après quoi tout ira mieux. Nous avons ici sous les yeux l'article du camarade Lénine paru dans La Pravda du 15 janvier 1923: c'est un bel exemple de "politicaillerie". Les meilleurs parmi les camarades dirigeants affrontent en réalité cette question en tant que bureaucrates puisqu'ils voient le mal dans le fait que ce soit Tsiouroupa (Rinz) et non Soltz (Kunz) qui préside l'inspection ouvrière et paysanne. Il nous vient à l'esprit le dit d'une fable: "Bien que vous vous y forciez, vous ne pouvez pas devenir musiciens". Ils se sont corrompus sous l'influence du milieu; le milieu les a rendus bureaucrates. Que l'on change le milieu et ces gens travailleront bien.

La question nationale

L'influence pernicieuse de la politique du groupe dirigeant du PCR (b) se révéla particulièrement sur le plan de la question nationale. A toute critique et à toute protestation: des proscriptions sans fin ("division méthodique du parti ouvrier"); nominations qui parfois ont un caractère autocratique (personnes impopulaires qui n'ont pas la confiance des camarades locaux du parti); ordres donnés aux républiques (aux populations demeurées pour des décennies et des siècles sous le joug ininterrompu des Romanov personnifiant la domination de la nation grand'russe) tels qu'ils sont aptes à donner une nouvelle vigueur aux tendances chauvinistes dans les larges masses travailleuses, pénétrant même dans les organisations nationales du parti communiste.

La révolution russe, dans ces républiques soviétiques, fut indubitablement accomplie par les forces locales, par le prolétariat local avec l'appui actif des paysans. Et si tel ou tel parti communiste national développa un travail nécessaire et important, celui-ci consista seulement dans un appui aux organisations locales du prolétariat contre la bourgeoisie locale et ses soutiens. Mais une fois accomplie la révolution, la praxis du parti, du groupe dirigeant du PCR(b), inspirée par la défiance vis-à-vis des revendications locales, ignore les expériences locales et impose aux partis communistes nationaux divers contrôleurs, souvent de nationalité différente, ce qui exaspère les tendances chauvinistes et donne aux masses ouvrières l'impression que ces territoires sont soumis à un régime d'occupation. La réalisation des principes de la démocratie prolétarienne, avec l'institution des organisations locales étatiques et de parti, éliminera dans toute nationalité les racines de la différence entre ouvriers et paysans. Réaliser ce "front unique" dans les républiques qui ont accompli la révolution socialiste, réaliser la démocratie prolétarienne, signifie instituer l'organisation nationale avec des partis communistes ayant dans l'Internationale les mêmes droits que le PCR(b) et constituant une section particulière de l'Internationale. Mais puisque toutes les républiques socialistes ont certaines tâches communes et que le parti communiste développe dans toutes un rôle dirigeant, on doit convoquer -pour les discussions et les décisions sur les problèmes communs à toutes les nationalités de l'Union des républiques socialistes soviétiques- de périodiques congrès généraux de parti qui élisent, en vue d'une activité stable, un exécutif des partis communistes de l'URSS. Une telle structure organisationnelle des partis communistes de l'URSS peut déraciner et déracinera indubitablement la méfiance au sein du prolétariat et elle présentera en outre une énorme importance pour l'agitation du mouvement communiste dans tous les pays.

A propos du parti communiste russe

A partir du moment où le PCR organisa le prolétariat en vue de l'insurrection et la prise du pouvoir à partir de ce moment là il devint un parti de gouvernement et fut, durant la rude guerre civile, la seule force capable d'affronter les restes du régime absolutiste et agraire, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. Durant ces trois années de lutte, les organes dirigeants du parti ont assimilé des méthodes de travail adaptées à une guerre civile terrible qu'ils étendent maintenant à une phase toute nouvelle de la révolution sociale et dans laquelle le prolétariat pose des revendications tout à fait différentes.

De cette contradiction fondamentale découlent toutes les déficiences du parti et du mécanisme des soviets. Ces déficiences sont si graves qu'elles menacent d'annuler tout ce que le travail du PCR a produit de bon et d'utile. Mais plus encore elles risquent d'anéantir ce parti en tant que parti d'avant-garde de l'armée prolétarienne internationale; elles menacent -à cause des rapports actuels avec la NEP- de transformer le parti en une minorité de détenteurs du pouvoir et des ressources économiques du pays, qui s'entendront pour s'ériger en une castre bureaucratique.

On ne peut plus soutenir aujourd'hui qu'il soit vraiment nécessaire que le régime interne du parti continue à appliquer la méthode valable au temps de la guerre civile. C'est pourquoi, pour défendre les buts du parti, il faut s'efforcer -même si c'est à contre coeur- d'utiliser des méthodes qui ne sont pas celle du parti.

Dans la situation actuelle, il est objectivement indispensable de constituer un Groupe Ouvrier Communiste, qui ne soit pas lié organisationnellement au PCR; mais qui en reconnaisse pleinement le programme et les statuts.

Un tel groupe est en train de se développer nonobstant l'opposition obstinée du parti dominant, de la bureaucratie des soviets et des syndicats. La tâche de ce groupe consistera à exercer une influence décisive sur la tactique du PCR, en conquérant la sympathie de larges masses prolétariennes, de façon telle qu'elle contraigne le parti à abandonner sa ligne directrice.

Conclusion

Sur le terrain de l'insatisfaction profonde de la classe ouvrière, divers groupes se forment qui se proposent d'organiser le prolétariat. Deux courants: la plate-forme des libéraux du Centralisme démocratique et celle de "Vérité ouvrière" témoignent, d'un côté, d'un manque de clarté politique, de l'autre, de l'effort de recherche de la classe ouvrière. La classe ouvrière cherche une forme d'expression à son insatisfaction. L'un et l'autre groupe, auxquels appartiennent très probablement des éléments prolétariens honnêtes, jugeant insatisfaisante la situation actuelle, vont vers des conclusions erronées (de type menchevik).

Il persiste dans le parti un régime qui est nocif aux rapports du parti avec, la classe prolétarienne et qui, pour le moment ne permet pas de soulever des questions qui soient, d'une quelconque façon, gênantes pour le groupe dirigeant les PCR(b). De là est venue la nécessité de constituer le Groupe Ouvrier du PCR(b) sur base du programme et des statuts du PCR, afin d'exercer une pression décisive sur le groupe dirigeant du parti lui-même.

Nous faisons appel à tous les éléments prolétariens authentiques (également à ceux du "Centralisme démocratique); et de "Vérité Ouvrière", d'"Opposition Ouvrière" et à ceux qui se trouvent à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur du parti) afin qu'ils s'unissent sur base du Manifeste du Groupe Ouvrier du PCR(b).

Plus vite ils reconnaîtront la nécessité de s'organiser, moindres seront les difficultés que tous nous devrons surmonter.

Moscou, février 1923.

Le bureau organisatif central provisoiredu Groupe Ouvrier du PCR(b).